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Full text of "L'Ouvrier : journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, 1896-1897"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/louvrierjournali36pari 


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0     année  courante. 


/i  r\    centimes  le  N"' 
\  i  U    années  échues. 


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TRENTE-SIXICIK    ANKÉB.    —   9    Idal  1S96. 


L'OUVRIER 

Journal  illustré  paraissant  le  ^lercredî  et  le  iSannedi 


ABONNEMENT  D'UN  AN  ■ 

(104  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique  : 

6  francs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTR.A.TION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAUTIER,  scccessecr. 

55,  quai  des  Grands-Angustins,  Paris. 


ABONNEMENT  D'UN  AN 

(10*  numéros) 

Colonies  et  Étranger  (sauf  la 

Belgique)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'ORj  par  georges  le  fauï^e 


—  Laissez  voire  carabine,  oaui  PriJtorius.  C'est  moi.  (Voir  page  19.) 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE  !  Les  Voleurs  dOr.  p»r  Georges  le  F«ure.  —  Un  AIpuI  de  Cha- 

Suzot.  pir  Jwm  Drauit.  —  Recettes  de  la  Semaine.  —  Chronique  hob-    | 
omadaire,  par  Oscar  Ilnvard. 


LES  VOLEURS  DOR' 

PAR 

GEORGES  LE  FAURE 


III 


LA  FERME  ELISABETH 


C'était  un  caraclçre  résolu  que  Gnillniime  Brey,  tenant  de  sa  j 
race  une  qualilé  précieuse,  surlouL  dans  une  cireonsinnoe  aussi  cri- 
ti(IMe  que  celle  en  laquelle  il  se  Irouvail  :  celle  qualilé  clait  le  i 
flegme  liollaiiduis  dans  loulosa  |)urclé,  flegme  qui  lui  l;iissail  loule  j 
sa  lucidité  d'esprit  el  le  mollail  it  môme  de  pi-ufiler  d'une  chance  j 
si  pelite  fùl-elle,  el  susceptible  de  le  sauver,  là  où  tout  autre  à  sa  j 
place  aurait  inraillililcincnl  péri. 

A  cinquante  mètres  de  la  rivière,  le  chemin  suivi  par  l'attelage 
birurquaii  soudain,  c'est-h-dii'e  que  le  mur  ffrnnilique  qui  le  bor- 
dait s'ouvrait  comme,  fendu  par  un  coup  do  hache  de  géant,  et 
formait  une  tranchée  ctroilc,  mais  ccpcmlant  assez  large  pour  livrer 
passage  à  la  voilure  ;  ce  fut  dans  celte  ti'aiichoc  que  Guillaume 
s'engagea,  avec  une  hardiesse  qui  tenait  de  la  folie,  car  c'est  à  peine 
si  les  moyeux  des  roues  ne  frôlaient  pas  les  parois  de  ce  corridor 
rocheux;  une  déviation  des  mules  et  le  coach  se  brisait... 

Ce  chemin  nouveau  aboutissait  à  la  rivière,  mais  suivait  une 
penle  moins  raide  que  l'autre  et  conduisait  au  gué  qu'il  connaissait. 

Soudain,  il  saisit  d'une  seule  main,  de  la  droite,  toutes  les 
rênes,  et  de  son  poing  gauche  fermé  heurta  derrière  lui  au  pan- 
neau de  bois  qui  fermait  le  devant  de  la  voilure  ;  ce  panneau  étail 
mobile,  à  la  façon  d'un  carreau,  de  façon  à  pouvoir  s'abaisser  el 
établir,  au  moment  des  fortes  chaleurs,  un  courant  d'air  dans  l'in- 
térieur du  coach. 

Le  panneau  s'ouvrit  et  la  tête  de  lord  Cornallett  émerges. 

—  \}u'y  a-l-il?  dit-elle  d'une  voix  angoissée... 

—  "Vite!  cria  Guillaume,  passez-moi  la  jeune  miss...  vite... 

Et  de  sa  seule  main  que  le  cuir  brut  des  guides  ensanglantait, 
il  retenait  1  allelage,  le  soulenail,  résistant  par  la  seule  force' de 
son  poigncl  d'Hercule  à  la  tension  formidable  exercée  par  ces 
cinq  paires, de  mules,  épuisées  et  cependant  emportées  dans  une 
descenie  verligineusc,  avec  une  rapidité  que  l'épuiseincnl  de  leurs 
jarrets  leur  eiit  interdite... 

—  Une  foriunei...  clama  lord  Cornallett  en  aidant  sa  fille  a 
passer  par  l'étroit  encadrement  du  panneau... 

Sans  répondre  aulremcnt  r\ne  par  un  grognement  furieux,  le 
jeune  homme,  retourné  it  demi,  empoigna  Edwidge  par  la  taille, 
l'attira  à  lui.  puis,  la  soulevant,  l'assit  sur  la  toilure'du  concA,  tandis 
que  lui  n-ëme.  tout  debout,  pour  mieux  soutenir  et  dominer  l'alle- 
lage,  avait  repris  les  guides  !\  deux  mains. 

—  Saisissez  le  col  de  ma  veste,  dil-il.  ot  ne  lâchez  pas...  sinon 
TOUS  êtes  perdue...  voyez... 

Dans  l'ombre,  s'apercevaient  les  eaux  blanchissantes  de  la 
rivière  Vnal,  qui,  grossies  par  les  (duies,  coulaient  avec  un  bruit 
sourd,  élevées  d'environ  deux  mètres  au-dessus  de  leur  niveau 
h.Tbituel  el  cependant  encore  en  contre-bas  du  talus  qui  formait 
une  pente  assez  raide. 

—  Riglill...  riglill  hurla  Guillaume  Brey  en  rendant  les  guides, 
[.es  mules  de  volée  ilesccndirenl  comme  une  flèche  le  tuliis  et. 

emportées  par  leur  clan,  entrèrent  dans  l'eau  qui  rejaillit  autour 
d'elles,  les  recouvrant  presque  en  entier... 

—  Elles  ont  pied,  grommela  le  jeune  homme  qui,  penchf'  en 
avant,  les  avail  suivies  cl'un  regord  anxieux...  cela  ira... 

Et  il  o„  remit  à  hurlera  pleins  poumons  : 

—  liif/lit!  riglitl... 

Successivement,  les  troisième  el  quatrième  eouple-s  de  mules 
avaient  suivi  le  premier  et  les  mules  tlmonières,  traînées  sur  leurs 
iarrels.  glissaient  le  long  du  talus,  rclonant  de  toutes  leurs  forces 
le  coach  qui  avail  plongé  en  avant,  tel  un  bateau  qui  langue,  el 
dont  toiil,  le  poids  leur  chargeait  les  reins... 

—  Foi/t  sack!...  Fout  sack!...  gronda  le  Burgher,  insultant 
les  pauvres  bêles  qui,  effarées,  sans  forces,  renâclaient  devant  ce 
torrent  qui  nicnaçait  rie  les  engloutir... 

_  Dans  l'iniérieur  du  conch.  des  jurons  se  faisaient  entendre  : 
c'était  lord  Cornallell  qui,  seulement  maintenant,  se  reudail 
compte  de  la  situation,  engagé  jusqu'A  mi-corpsdnns  l'encndrcmenl 
d'une  des  vitres  qu'il  avait  enfoncée  d[un  coup  de  coude,  il  terrifie 
:i  la  vue  des  eaux  dans  lesquelles  le  conc/»  allait  faire  le  plongeon... 
M:iis,  drjft,  les  mules  de  volée  avaient  atteint  la  berge  opposée 
i-l.  excitées  par  les  cris,  les  clnquomcnts  de  langue  de  Guillaimio 
1.  '\roir  l'Ouvrier  fb-puis  le  2  mai  dS!)6. 


Brey,  tiraient  de  toutes  leurs  forces,  contraignant  le  reste  de 
l'attelage  à  les  suivre. 

Le  coach  entra  dans  la  rivière,  piquant  une  tête  en  avant,  ce 
qin,  durant  quelques  secondes,  le  submergea  presque  entièrement  : 
le  jeune  homme,  Edwidge  elle  même  furent  trempés,  plus  par  l'eau 
qui  rejaillit  sur  eux,  que  par  la  rivière  elle-même  :  car.  dressés 
ainsi  qu'ils  l'étaient,  ils  ne  pouvaient  pai-t,ager  le  sort  des  deux 
autres  voyageurs  qui  se  trouvaient  jouer,  dans  l'intérieur  de  la 
voiture,  le  rôle  de  poissons  dans  un  bocal. 

Heureusement  encore  que  John  Stuck  avait  suivi  l'exemple  de 
lord  Cornallell,  et,  se  soulevant  sur  les  poignets,  engagé  jusqu'aux 
hanches  dans  l'encadrement  de  la  portière,  avait  trouvé  le  moyen 
de  Icnir  sa  lêle  au-dessus  du  niveau  de  la  rivière;  autrement,  l'un 
el  raulre,si  courte  cependant  qu'eût  clé  la  traversée,  eussent  couru 
grand  risque  de  périr  asphyxiés... 

Enfin,  le  coach  atteignit  la  rive  opposée  et.  hissé  à  grand'peine 
par  les  mules  exténuées,  s'arréla  sur  la  crête  de  la  berge... 

D'un  bond.  John  Stuck  saula  à  terre,  suivi  de  lord  Cornallett, 
trempés,  transis,  grelollanls. 

—  Ma  fille I...  Edwidge!...  appela  le  lord  en  se  précipitant  vers 
le  siège. 

Guillaume  Brey  descendait,  tenant  la  jeune  fille  dans  ses 
bras;  l'eau  qui  avait  rejailli  sur  elle,  l'inondant  presque  entiè- 
rement, avait  transpercé  son  mince  costume  de  voyage,  et  celte 
circonslance  ficheuse,  jointe  à  l'épouvante  bien  naturelle  qu'elle 
avait  ressentie,  avail  déterminé  une  commotion  telle  que.  les 
membres  brisés,  greloltant  de  froid,  quoiqu'elle  eùl  le  front  brûlant 
de  fièvre,  elle  eût  été  incapable  de  fuira  un  mouvement  ou  de 
prononcer  une  parole. 

—  Edwidi'ei  Edwidge I...  clama  sir  Cornallett  en  arrachant 
presque  sa  fille  à  celui  qui  la  portait... 

Joiin  Sluek  avait  escaladé  le  siège, -décroché  la  lanterne  et. 
redescendant,  éclairait  d'une  lueur  rougeâtre  le  visage  d'Edwidge. 

—  Ijasl!  munuura-t-il,  c'est  l'eau  qui  l'a  glacée,  cette  pauvre 
miss...  Un  peu  de  chaleur  el  il  n'y  paraîtrait  plus... 

—  Jamais  on  ne  pourra  atteindre  lerelai  avec  ces  bêtes,  ajouta 
le  jeune  liurgher  en  lançant  un  regard  de  mépris  vers  les  mules 
arrêtées  i\  quelques  pas  et  dont  on  entendait  la  respiration 
oppressée  siffler  comme  des  soufflets  de  forge... 

Lord  Cornallell  considérait  sa  fille  d'un  air  désespéré,  lorsque 
John  Stuck  s'écria  soudain,  en  frappant  ses  mains  l'une  contre 
l'autre: 

—  Mais...  si  l'attelage  est  incapable  de  vous  mener  au  relais, 
il  peut  tout  au  moins  nous  conduire  jusqu'à  la  ferme  Elisabeth... 
Prétorius  Brey  ne  refusera  certainement  pas  de  nous  accorder 
l'hospitalité  en  attendant  le  jour... 

En  parlant  ainsi,  John  Stock  examinait  Guillaume  à  la  dérobée 
et  crut  saisir  sur  son  visage  l'expression  d'un  conlenlement  inté- 
rieur qu'il  s'efforçait  de  contenir  et  de  dissimuler;  mais,  certaine 
contraction  des  lèvres,  certaine  fiamuie  dont  s'étaient  illuminées  les 
prunelles,  l'avaient  Irahi. 

Cependant,  ce  fut  le  sourcil  froncé  et  le  regard  un  peu  inquiet 
qu'il  répondit,  au  bout  de  <|uelqnes  secondes  : 

—  Certainement,  oom  l'rétoriiis  vous  secourra  comme  il  le  doit... 
Dans  le  patois  hollandais  panaché  de  mots  anglais,  allemands 

'■I  français  que  parlent  les  Bocrs,  le  mot  «  oom  •  signifie  oncle  et 
est  l'appellation  que  les  jeunes  gens  donnent  aux  vieillai'ds.  indis- 
linelemenl,  quel  que  soit  le  degré  de  parenté,  el  alors  même  que 
celle  parenlé  n'exisle  pas  du  ioul;  les  femmes,  on  les  nomme 
ic  tanla  »,  tante,  et  entre  eux,  ils  se  Irailenl  de  «  cousin  »,  de  sorte 
qu'à  les  entendre  parler  on  peut  les  croire  tous  de  la  même 
famille... 

Comme  s'il  eût  eu  besoin  dn  s'affirmer  la  chose  à  nouveau,  pour 
dissiper  les  doutes  qu'il  pouvait  concevoirà  ce  sujet,  Guillaume  Brey 
n'péta  : 

—  Oom  Prélorius  fera  ce  qu'il  doit... 

—  Soyez  certain,  dit  alors  lord  tlornalleit,  que,  moi  aussi,  je 
ferai  ce  que  je  dois  el  que  je  saurai  reconnaiirc... 

Mais,  John  Sliick,  lui  posaul  la  niuiu  sia-  le  bras,  l'interrompit, 
disant  : 

—  Milord  ne  sait  pas  que  ce  serait  offenser  gravement  un  fermier 
boer  que  lui  proposer  une  rémunération,  île queblue  genre  soit-elle, 
(lour  son  hospitalité;  Dieu  commande  aux  hommes  de  se  traiter  en 
frères  el  le  foyer  de  chacun  est  accessible  à  tous... 

Ces  mois  avaient  été  prononcés  sur  un  ton  grave,  pénétré,  qui 
valut  à  John  Sluck  un  reganl  i-eeotinaissanl  de  Guillaume  Brey. 

—  Le  comp.ignon  a  raison,  dil-il.  et  parler  argent  devant  oom 
l'rétorius  serait  s'exposer  à  se  faire  fermer  la  porte... 

Puis,  brièvement  : 

—  Montez  dans  le  coach...  Je  m'en  vais  tenter  de  gagner  la  ferme 
i;iisnl,clh... 

Il  ajouta,  comme  si  le  père  eût  eu  besoin  de  son  ronseil  pour 
savoir  de  quelle  précaution  il  devait  entourer  sa  fille  : 

—  Tenez  la  jeune  miss  sur  vos  genoux...,  elle  aura  plus  chaud 
que  dans  les  peaux  de  moulons  mouillées...,  el  puis  les  chocs  seront 
iTUiins  rudes... 

(Juaiid  il  cul  refermé  la  portière  lui-même,  peut-être  pour  jeter 
encorcua  regard  sur  Edwidge,  il  grimpade  nouveau  sur  lesiôge,  saisit 


L'OUVRIER 


lesi;ui(les  et.tnnl  bien  qne  mal.milcn  roii le rnftelnge épuise,  fourbu, 
ainfnel  il  pai'vinl  cepernhmt  à  faire  pi'ciiiire  une  aiiui'e  un  peu  plus 
rapide  que  le  pas.  niais  ipii  u'clail  p;is  (oui  il  Tnil  le  Irol. 

Ainsi  qu'il  eu  avait  prcveiiu  lord  ConialluH,  les  Toya;:;eurs  cinicnt 
honihlemeul  secoués  dans  le  ru'le  véhicule,  qui  roulail  il  travers 
une  plaiLie  iiicullc  que  des  foudiières  coupaieiit  en  tous  sens,  dans 
lusijielles  les  roues  s'aufouvaieul  parfois  jusqii'aus  moyeux,  s'en 
arr.icliaul  brusiiurincnl  sous  la  tracUon  nerveuse  des  nudcs  pour 
allci'  heuilcr.  qiieli|ucs  pas  plus  loin,  des  souclies  d  arbres  biillés, 
qu'elles  IrMiu-hi^saieiil  |iéinlilciuenl,  en  iui|U'inKint  au  véhicule 
un  uiouverni'iil  de  lang'ige  et  de  roulis  horriblcinent  douloureux, 
à  eu  croire  les  Jurons  qui  pailaienl  de  l'inlcricur. 

Au  buul  de  trois  quarts  d'heure  de  route  ainsi  faite,  les  nfiules 
s'arrèièreul  devant  un  asseuiblajîe  de  maisons  en  terre,  recouvertes 
de  paille  qui,  dans  l'ombre,  semblaient  de  grosses  taupinières. 

Le  jeune  13oer  saula  à  lerre,  disant  laconiquement: 

^—  je  m'en  vais  prévenir... 

Mais,  comme  il  niellait  les  pieds  dans  une  sorte  de  cour,  clôturée 
de  haies  vives  et  dont  le  sol  était  devenu  fnnpcux  par  les  inliltra- 
tions  de  purin  que  produisaient  des  amoncellements  de  fumier, 
au  sommet  desquels  des  co(is  se  mirent  subitement  à  chanter, 
trompés  par  la  lueur  de  la  lanterne,  ime  porle  s'ouvrit  et  dans 
l'encadremenl,  sur  le  fond  subitement  éclairé  de  la  pièce,  apparut 
la  silhouelte  d'un  homme  de  haute  stature,  aux  épaules  de  colosse, 
auï'membrcs  athlétiques. 

Sans  coiffure,  sa  léle  apparaissait  auréolée  de  cheveux  blancs, 
assez  lonj,'s  et  broussailleux  qui  lui  descendaient  jusqu'au  cou,  se 
mêlant  à  la  barbe  larae  qui  s'évantaillait  sur  sa  poilrine, encadrant 
un  visage  coloré,  d'aspect  rude,  énergique  et  guère  accueillant. 

Sous  les  sourcils  qui  formaient  une  touffe  hérissée,  les  yeux 
s'ouvraient  à  fleur  de  tête,  bleus  comme  ceux  de  Guillaume  liL'ey, 
mais  avec  une  expression  d'autorilé  froide  que  n'avaient  pas  ceux 
du  jeune  homme... 

—  Laissez  votre  carabine,  com  Prétorius,  fit  celui-ci  en  s'avan- 
çant  chapeau  bas  vers  le  vieillard,  c'est  moi... 

Nous  avons,  en  effet,  oublié  de  dire  que  le  fermier  était  armé 
et  que,  le  doigt  sur  la  gâchette,  il  était  prêt  au  coup  de  feu;  en 
reconnaissant  son  petit-iiis,  il  laissa  retomber  à  terre  la  crosse  de 
l'arme  qui  rendit  un  son  sec;  puis,  tendant  la  main  au  jeune 
boni  me  : 

—  Wilhcmine...,  commanda-t-il,  la  soupe  de  Guillaifcne... 
Une  jeune  fille,  qui  se  tenait  derrière  lui.  élevant,  au-dessus  de  sa 

tête,  une  grosse  laïupe  dont  la  lumière  se  projetait  dans  la  cour, 
objecta  : 

—  Tu  as  des  étrangers  avec  toi,  Guillaume...? 

Elle  venait  de  voir  ap[uirailrc,  marchant  avec  précaution, 
cherchant  à  ne  point  trop  patauger  dans  le  purin.  John  Stucl;,qui 
s'avançait  le  premier,  pour  montrer  le  chemin  à  lord  Cornallelt, 
venant  ensuite  avec  sa  tille  dans  les  bras... 

—  Quels  sont  ces  gens?  interrogea  le  vieux  fermier  d'une  vois 
rude  en  lançant  un  l'Cgard  soupçonneux  à  sou  pelit-fils. 

Le  visage  de  celui-ci  exprimait  un  grand  embarras,  en  même 
temps  qu'une  vive  contrariété... 

—  Des  étrangers,  oom  Prétnrius,  rcpondil-il,  des  compagnons  de 
voyage  que  j'ai,  par  griice  du  ciel,  sauves  d'une  mort  certaine,  el 
auxquels  j'ai  pensé  que  vous  ne  refuseriez  pas  l'abri  de  votre  toit, 
jusqu'au  jour... 

Une  flamme  courte  brilla  dans  la  prunelle  bleue  du  vieillard 
qui,  d'une  voix  rude,  prononça  ces  mots  : 

—  Vous  savez,  (iuillaume,  que  les  circonstances  nous  imposent 
à  l'égard  des  uitlandcrs  une  prudence  extrême;  aussi  que  le  diable 
m'emporte  si,  en  toute  autre  circonstance,  je  n'aimerais  pas 
mieux  voir  ces  gens-là  au  fond  de  la  rivière  Vaal. 

11  se  repi-it.  et  d'un  ton  sentencieusement  compatissant  : 

—  Mais  l'hospitalilé  est  le  plus  saint  des  devoirs...  Wilhcmine, 
avancez-vous  pour  éclairer  ces  étrangers... 

Et  il  entra  dans  l'intérieur  de  la  maison  pour  déposer  sa  carabine 
dans  un  coin,  tandis  que  la  jeune  Hlle  ii  laquelle  il  s'était  adressé 
sortait  au  contraire,  pour  se  diriger  vers  lord  CornaJlett  et  son  com- 
pagnon. 

—  Oh  !  la  pauvre  l  s'exclama-t-elle  en  apercevant  Edwidge  dans 
les  bras  de  son  père. 

De  la  lampe  qu'elle  tenait  à  la  main,  elle  éclairait  le  sol,  diri- 
geant les  pas  des  voyageurs  à  travers  les  méandres  compliques  que 
formaient  les  amoncellements  de  fumier,  les  chariots,  les  parcs 
à  bélail,  les  inslmuients  de  culture... 

Guillaume  IJrey,  lui,  sans  prendre  la  peine  de  se  débarrasser  de 
ses  vêlements  ruisselant  d'eau,  avait  empilé  du  bois  dans  la 
cheminée,  une  cheminéeéuorme,  comme  on  en  consiruisait  aiilre- 
foisdans  les  liabilations,  etpermellanl  de  faire  des feuxsiisceplibles 
de  lotir  un  mouton,  el  en  un  clin  d'œil  des  flammes  avaient  lui, 
animant  un  peu   celte  grande   pièce  sombie,  aux   murs  nus,  au 

fdancher  fait  de  terre  baltue  et  qu'obscurcissait  davaninge  encore 
e  plafond  fait  de  poulres  énormes,  à  peine  équarries,  toutes  noir- 
cies par  la  fumée  de  l'àlre... 

—  Du  Godl  grommela  John  Stuck  en  s'adossnnt  d  un  coin  de  la 
cheminée,  je  ne  donnerais  pas  quinze  livres  de  ma  place. 

Il  avait  dit  cela  sur  un  ton  de  bonne  humeur,  en  regardant 


Prélorius  Brcy,  pour  engager  conversa tion  au  moyen  de  celle  plai- 
santerie, mais  le  grand  vieillard  ripondit  avec  froideur  : 

—  On  voilquc  iaCharlreil  paie  bien  ceux  qui  travaillent  pourell;. 
L'.\ngtai$  tressaillit  et  ses  suurcils  eurent  uu  involontaire  plisse- 
ment. 

—  Pourquoi  me  parlez-vous  de  la  Gharlred,  oom  Prétorius? 
dcnianda-l-il. 

—  Parce  que,  à  moins  que  mes  yeux  .'le  me  trompent,  c'est  bieu 
John  Stuck  qu'ils  voient  en  ce  moment  devant  moi... 

I..'autre  domina  sa  surprise  et,  cherchant  il  (jissimuler  sou 
mécouieulemcnt,  riposta  en  se  frottant  les  mains  avec  un  faux  air 
d'indifférence  : 

—  Je  n'ai  aucune  raison  de  nier  être  ce  que  je  suis!...  Mais 
comment  se  fait-il  que  vous  me  connaissiez?... 

Silencieusement,  le  vieillard  étendit  la  main  vers  la  cloison  où 
se  trouvaient  lixées,  il  l'aide  de  clous,  des  gravures  découpées  dans 
des  journaux  ilhisirés,  formant  deux  panneaux  bien  distincts  :  dans 
l'un  de  ces  panneaux  se  voyaient  le  portrait  du  vieux  Kruger,  prési- 
dent de  la  République  transvaalienne;  celui  de  Joubert, général  des 
forces  lie  la  llépublique,  celui-là  même  qui, en  1881,  avait  inlligéaux 
Anglais  de  si  sanglantes  .défaites  ;  et  d'autres  gravures  encore  repré- 
sentant les  membres  les  plus  populaires  du  Wulksraad,  ou  parle- 
ment transvalien;  dans  l'autre  panneau,  il  y  avait  le  portrait  de 
Cécil  Rhodes,  le  fameux  fondateur  de  la  colonie  du  Cap,  premier 
minisire  de  la  colonie.directeur  de  la  puissante  compagnie  (i  charte, 
celui  que  l'enthousiasme  anglais  a  surnommé  le  t  Napoléon  du 
(Jap  »  ;  il  côté  de  son  portrait,  s'étalait  celui  du  Df  Jamcson,  son  bras 
droit,  et  gouverneur,  pour  son  comple,  du  proicctoral  de  Uechua- 
naland  :  d'autres  encore  appartenant  h  l'étal-m.ijor  de  ces  person- 
nages puissants,  et,  parmi  ceux-là,  John  Stuck  constata  que  le  sien 
figurait. 

Dire  que  cette  constatation  lui  causa  un  plaisir  énorme  serait  con- 
traire à  la  vérité;  à  moins  que  le  froncement  des  sourcils,  le  pince- 
ment des  lèvres,  la  pâleur  soudaine  du  visage  puissent  passer  pour 
la  manifestation  du  contentement;  mais,  comme  c'était  un  homme 
doué  d'une  force  de  volonté  peu  commune,  il  sut  dissimuler  et, 
plaisantant,  s'exclama: 

—  Du  diable  si  je  me  serais  attendu  à  trouver  ma  tête  dans  un 
coin  perdu  comme  celui-ci  1... 

Mais  il  se  mordillait  les  lèvres,  d'un  air  visiblement  dépité  et 
s'en  vint  reprendre  devant  la  cheminée  la  place  qu'il  avait  momen- 
tanément abandonnée  pour  s'approcher  de  la  cloison... 

.Maintenant,  il  clait  seul  avec  le  vieux  Lîoer;  la  jeune  Wilhcmine 
avait  passé  dans  une  autre  pièce  avec  lord  Cornallelt  el  sa  fille, 
tandis  que  Guillaume  Brey  était  allé  dans  la  cour  éveiller  les  servi- 
teurs caffres  pour  qu'ils  prissent  soin  de  l'allclngc  des  mules. 

—  Cécil  Rhodes  médite  doncquelque  mauvais  coup?  interrogea 
Prétorius  Rrey  d'une  voix  calme,  en  bourrant  de  tabac  une  énorme 
pipe  de  porcelaine,  dont  le  long  tuyau  recourbé,  enjolivé  de  soie 
verte,  fi  pompon  multicolore,  faisait  descendre  le  fourneau  jusqu'au 
creux  de  l'eslomac... 

John  Stuck  haussa  les  sourcils,  attachant  son  regard  noir  sur  le 
vieillard,  avec  une  expression  sm-prise  et  ennuyée  tout  à  la  fois. 

—  El  pourquoi...  celle  queslion?...  interrngca-t-il  en  ricanant. 

—  Parce  qu'on  dit  que  vous  êtes  l'homme  de  confiance  du 
Colosse.  , 

—  C'est  trop  d'honneur  qu'on  me  fait,  en  vérité... 

—  Ilonneuri...  cela  dépend  du  sens  que  vous  donnez,  dans 
votre  pays,  à  ce  mol-lii!... 

L'Anglais  fut  bien  sur  le  point  de  se  fiicheret  ses  lèvres  s'entrou- 
vraient déjii  fiour  lancer  au  vieux  Docr  quelque  verte  réplique; 
mais  il  lui  sufTit  de  se  souvenir  qu'il  se  trouvaitchez  le  propriétaire 
de  la  ferme  Elisabeth  pour  se  calmer  aussitôt  et,  prenant  un  ton  de 
plaisanterie  : 

—  Ehl  eh  I  mon  cher  oom  Brey,  on  m'avait  bien  dit  que  vous 
apparteniez  au  clan  des  vieux  Burghers  ;  mais  je  ne  me  doutais  pas 
que  vous  en  fussiez  encore  à  croire  toutes  les  fables  qui  se  débitent 
sur  le  premier  minisire... 

La  tête  blanche  du  vieux  Prétorius  se  hocha  sentencieusement. 

—  Ce  ne  sont  malheureusement  pas  des  fables,  répondit-il  ;  et 
force  nous  est  bien  de  croire  à  l'envahissement  de  notre  pays  par 
tous  ces  étrangers  que  l'Homme  du  Cap  a  lancés  sur  nous... 

—  Par  Dieul  ils  n'ont  point  eu  besoin  d'être  lancés  par  lui;  ils 
sont  bien  venus  tout  seuls...  Et  ce  n'est  pas  fini,  oom  Prétorius; 
il  en  viendra  bien  davantage  encore,  et  je  gage  qu'avant  peu  les 
solitudes  où  paissent  vos  moutons  et  vos  bœufs  seront  couvertes 
lie  maisons  en  pierre  et  éclairées  &  la  lumière  électrique,  comme 
Johannesburg... 

Le  vieillard  avait  levé  les  bras  au  plafond,  et  s'écria  d'une  >ûii 
douloureuse  : 

—  Puissé-je  ne  pas  vivre  assez  longtemps  pour  voir  ces  choses... 
Puis,  brandissant  sa  pipe,  comme  si  elle  ei^t  été  une  arme,  il 

ajouta  rudement,  avec  un  éclair  menaçant  dans  le  regard  : 

—  En  tout  cas,  moi  vivant,  ces  choses  ne  se  feront  pas...  ;  ainsi 
donc  vous  êtes  prévenu,  John  Sluck,  el  si  le  but  qui  vous  amène 
dans  ces  parages  concernait  par  hasard  Ferme-lCIisabcth... 

L'Anglais  protesta  avec  un  accent  de  sincérité  qui  conîainquit  le 
vieillard  : 


20 


L'OUVRIER 


—  Moi!...  je  veux  que  le  lonnerre  m'écrase,  si  je  pensais  seu- 
lement à  vous  rendre  visite,  ocra  Prétorius....  et  si  le  diable  n'avait 
pas  voulu  que  le  cocher  du  relai  de  PetGrsdorf  fOt  };ris  comme 
une  bourrique,  je  n'aurais  pas  eu  le  plaisir  de  faire  votre  connais- 
sance... Je  vais  à  Mafeking,  avec  le  voyageur  dont  la  fille  s'est 
trouvée  indisposée  du  passage  de  la  rivière... 

Cette  explication  fournie,  comme  nous  avons  dit,  sur  un  ton 
fort  naturel,  avait  apaisé  le  ressentiment  du  vieux,  en  même 
temps  que  fait  s'évanouir  ses  soupçons;  il  enfonça  avec  son  doigt 
le  brasier  que  formait  au-dessus  du  fourneau  de  sa  pipe  le  mon- 
ceau de  tabac  embrasé  et,  d'un  ton  moins  bourru,  murnmra  : 

—  I5oiriez-vous  bien  quelque  chose?... 

—  Tout  de  mOme  ;  quoique  ce  feu  m'ait  séché  mes  vêtements, 
j'ai  un  froid  dans  l'intérieur  et  un  verre  d'eau-de-vie  ou  une  tasse 
de  café... 

En  ce  moment.  lordCornallett  sortait  delà  chambre  où  la  petite 
fille  du  Boer  venait  d'installer  Edwidge  dans  son  propre  lit,  et  il 
accepta,  tout  comme  l'avait  fait  John  Stuck,  l'olTre  d'une  boisson 
réconfortante  que  Wilhemine  servit  dans  de  grands  gobelets  de 
cristal  taillé,  portant  gravées  en  traits  d'or,  effacés  et  rongés  à 
demi  par  le  temps,  des  armoiries  à  peu  près  indéchiffrables  main- 
tenant, que  surmontaient  les  vestiges  d'une  couronne  comtale. 

—  En  vérité  !  s'exclama  lord  Cornallett,  en  exposant  le  cristal 
à  la  clarté  de  la  lampe,  voilà  qui  est  curieux...  C'est  dans  quelque 
foire  de  Johannesburg  que  vous  avez  acheté  ces  gobelets...  mon 
brave  homme? 

Prétorius  Brey ,  auquel  ces  mots  s'adressaient,  tressaillit,  et  comme 
s'il  eût  été  offensé  par  cette  question,  il  répondit  d'un  ton  sec  : 

—  Ce  sont  des  objets  de  famille... 

Le  regard  du  lord  anglais  se  promena  autour  de  lui,  examinant 
d'un  air  curieux  et  quelque  peu  méprisant  le  mobilier  sommaire 
de  la  pièce,  cherchant  à  comprendre  comment  il  se  pouvait  faire 
que  les  gens  qui  habitaient  cette  misérable  demeure,  au  sol  fait 
de  terre  battue,  aux  cloisons  de  torchis,  au  plafond  enfumé, 
possédassent  de  semblables  souvenirs  de  famille;  aussi  Guillaume 
Brey,  qui  —  après  avoir  veillé  à  ce  que  les  mules  de  l'attelage  ne 
manquassent  de  rien  —  était  venu  rejoindre  tout  le  monde  dans 
la  grande  salle,  prit-il  la  parole  : 

—  Nos  ancêtres  sont  originaires  de  France  qu'ils  ont  quittée 
lorsque  le  roi  Louis  XIV  chassa  les  protestants,  pour  passer  en 
Hollande;  puis  le  père  de  mon  père  est  venu  à  la  fin  du  siècle  der- 
nier s'installer  dans  le  sud  de  l'Afrique..,  et  voilà... 

1  Lord  Cornallett  examinait  curieusement  ces  descendants  d'une 
famille  qui,  peut-être,  avait  autrefois  tenu  un  rang  élevé  à  la  cour 
de  France,  et  devant  ses  regards  passaient  des  silhouettes  de 
grands  seigneurs,  vêtus  de  satin  et  de  velours,  escortant  des  dames 
à  robes  constellées  de  pierreries,  superbes  de  beauté  et  d'attraits. 
Combien  loin  de  ces  silhouettes  ces  hommes  rudes,  non  sans 
fierté  sans  doute,  mais  d'allure  grossière  et  'fruste  ! 

—  Une  jolie  enfant  que  vous  avez  là,  monsieur  Brey^  dit  le  lord 
en  souriant  d'un  air  aimable  à  la  fille  du  Boer... 

—  Travailleuse  surtout,  répondit  laconiquement  le  vieillard 
sans  paraître  en  aucune  manière  sensible  au  compliment  de  l'Anglais. 

Il  ajouta  d'un  ton  sentencieux  : 

—  Les  qualités  que  nous  apprécions  sont  loin  d'être  du  même 
genre  que  celles  que  vous  prisez  dans  vos  villes  :  une  conscience 
droite  vaut  mieux  qu'un  physique  agréable. 

Cette  réplique  jeta  une  sorte  de  froid  et  chacun  parut  s'absorber 
dans  la  contemplation  de  son  gobelet,  que  Wilhemine  avait  rempli 
à  nouveau,  debout  derrière  son  grand-père,  dans  l'attitude  respec- 
tueuse d'une  servante. 

Certes,  le  compliment  de  lord  Cornallett  était  mérité  :  grande 
de  taille  et  les  épaules  larges,  la  jeune  fille  avait  cependant  les 
attaches  fines  et  les  mains  délicates,  bien  que  la  peau,  comme 
celle  du  visage,  fut  hâlée  par  le  grand  air;  les  traits  avaient  une 
régularité  aristocratique,  et  l'œil  noir,  entre  deux  rangées  de  cils 
longs,  sous  les  sourcils  bruns  qui  contrastaient  avec  la  chevelure 
blonde,  n'était  pas  sans  quelque  noblesse  d'expression  mitigée  par 
un  air  de  grande  timidité;  certainement  que  vêtue  à  la  mode  des 
villes,  au  lieu  du  grossier  costume  de  cotonnade  qui  la  couvrait,  la 
petite  fille  du  Boer  n'eût  point  fait  mauvaise  figure  dans  un  salon. 

—  Mes  hôtes,  dit  Prétorius  Brey  en  se  levant,  après  avoir  vidé 
d'un  trait  le  contenu  de  son  gobelet,  le  soleil  se  lève  de  bon  matin 
et  les  fermiers  font  comme  lui. 

Non  sans  une  certaine  solennité,  tenant  en  main  la  lampe  de 
cuivre,  il  conduisit  lord  Cornallett  jusqu'à  une  chambre,  la  sienne 
propre  qu'il  lui  abandonnait,  se  conformant  aux  lois  de  l'antique 
hospitalité,  et  lui  souhaita  le  bonsoir  par  ces  mots  : 

—  Vous  voici  chez  vous. 

La  porte  fermée,  il  dit  à  John  Stuck  en  le  ramenant  dans  lu 
salle  commune  : 

—  Vous  m'excuserez  de  ne  pouvoir  vous  offrir  autre  chose  que 
ce  lauteuil  pour  passer  la  nuit,  à  moins  que  vous  ne  préfériez  par- 
tager avec  mon  petit-fils  et  moi  la  botte  de  paille  sur  laquelle  nous 
allons  nous  étendre  dans  l'écurie. 

Mais  la  vue  des  flammes  qui  dansaient  gaiement  dans  l'âtre 
séduisirent  l'agent  de  la  Compagnie  à  charte  plus  que  la  perspec- 
iive  offerte  par  le  vieillard,  et  il  répondit  : 


—  Je  serai  à  iiiervi  ille  ici  et  j'achèverai  de  faire  sécher  mes 
vêtements. 

Wilhemine  gagna  la  chambre  où  avait  été  transportée  la  jeune 
Anglaise,  les  deux  hommes  sortirent  dans  la  cour,  se  dirigeant  vers 
lesécm-ics.et  John  Stuck  demeura  seul  entre  le  flacon  d'alcool  laissé 
à  sa  disposition  et  une  bible  poudreuse  que  oom  Petrus  avait  cru 
devoir  poser  sur  la  table,  avant  de  se  retirer,  pour  le  cas  où  son 
hôte  voudrait,  avant  de  s'endormir,  lire  quelques  versets. 

Parbleu!  John  Stuck  avait,  pour  l'instant,  la  tète  à  bien  autre 
chose  et  si  le  vieillard  avait  pu  voir  le  singulier  regard  que,  aussitôt 
la  porte  fermée,  l'Anglais  avait  promené  autour  de  lui,  peut-être 
bien  qu'en  dépit  des  lois  d'hospitalité  que  les  Bocrs  se  piquent 
d'exercer  mieux  que  quoique  peuple  du  monde,  il  eiit  pris  l'homme 
par  les  épaules  et  lui  eût  fait  franchir  le  seuil  de  sa  demeure. 

Dans  ce  regard,  eu  effet,  il  y  avait  de  tout  ;  de  la  joie,  de  la 
haine  et  de  la  convoitise  I 


(La  suite  au  prochain  numéro. 


Georges  le  Faire. 


NOTRE  CONCOURS 


Plusieurs  personnes  prenant  part  à  notre  concours  de  coloriage 
—  le  numéro  d'aujourd'hui  est  le  second  à  colorier  —  nous  disent 
qu'elles  ne  sont  pas  satisfaites  de  leur  premier  travail  et  nous 
demandent  si  elles  ont  le  droit  de  recommencer. 

Cela  va  sans  dire  puisque  les  envois  peuvent  nous  être  faits 
jusqu'au  28  mai  et  que  jusque-là  nous  devons  ignorer  leurs  essais. 

Il  leur  sera  facile  de  se  procurer  de  nouveaux  numéros  soit  chez 
leurlibraire  soit  dans  nos  bureaux. 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOr 


Par  JEAN  DRAULT 


lu 


UN   CONSCRIT  DE   LAN    II 


Du  Camp  de  Grenelle,  3  frimaire,  an  II  ^  de   la 
liépublique  une  et  indivisible. 

Au  citoyen  Chapitzot,  mon   père,  cultivateur  ù  Santeuil 
(Eure-et-Loir),  et  à  ma  mère,  la  citoyenne  Chapuzot. 

Mes  chers  parents. 

Il  y  a  tantôt  trois  mois  que  je  vous  ai  quittés,  pour  obéir  à  la 
loi  et  à  la  Patrie  menacée  par  l'étranger. 

Si  je  ne  vous  ai  pas  fait  plus  tôt  connaître  de  mes  nouvelles, 
ce  n'est  pas  par  indifférence.  C'est  que  je  n'ai 
pu  avoir  qu'hier  seulement  les  cinq  sols  que 
le  citoyen  Cunctator  Baridoine,  écrivain  pu- 
blic, rue  de  la  Chaise,  près  le  carrefour  de 
la  Croix-Rouge,  demande  pour  écrire  une  lettre 
ordinaire  à  tous  les  citoyens  sans  instruction 
du  militaire  et  du  civil. 

La  République  une  et  indivisible  est  en 
retard  avec  ses  créanciers,  surtout  les  mili- 
taires, vu  qu'ils  ne  peuvent  pas  réclamer. 
Mais  pour  avoir  attendu  plus  longtemps,  chers 
parents,  vous  en  aurez  plus  long,  voilà  tout, 
car  le  citoyen  Cunctator  est  un  patriote,  et  pour 
mes  cinq  sols,  il  m'en  mettra  autant  que  je 
voudrai  et  tournera  la  lettre  aussi  soigneuse- 
ment qu'une  pétition  à  un  citoyen  ministre. 

Sachez  donc,  chers  parents,  que  vous 
ririez  bien  si  vous  me  voyiez  dans  mon  habit 
de  conscrit  de  la  République  (une  et  indivisi- 
ble), avec  mon  bonnet  de  police  sur  l'oreille, 
mon  habit  bleu,  mes  grandes  guêtres  et  mon 
briquet  bien  reluisant  comme  un  écu  de  six 
livres  qui  me  bat  dans  les  jambes. 

Quand  je  dis  que  vous  ririez,  non,  vous 
seriez  dans  l'admiration,  vu  mon  habitude 
de  la  chose,  qu'il  me  semble  qu'il  y  a  quinze 
ans  que  je  suis  dans  le  militaire,  tout  comme 
notre  sergent  Bras-d'acicr  qui  a  présenté  les  armes  au  ci-devant 
roi,  quand  il  était  dans  les  gardes-françaises. 

Mais  reprenons  par  le  commencement. 

Vous  vous  rappelez  comme  j'étais  gai  de  partir  pour  être  soldat 

1.  Voir  VOurrier  depuis  le  2  mai  1896. 

2.  i'i  novembre  1783. 


L'OUVRIER 


f^ 


avec  mes  camarades  d'enfance,  les  gas 
Grani  hamp  et  Lelong.  Nous  chantions 
tous  les  trois  le  rel'rain  des  Marseillais  et 
tout  Santeuil  disait  comme  ça  :  Voilà  des 
gas  qui  reviendront  capitaines  ou  généraux, 
pour  le  moins. 

Sitôt  que  nous  avons  eu  tourné  la 
rotite,  au  moulin  du  père  Maillard,  notre 
voisin,  nous  n'avons  plus  chanté,  et  nous 
avons  marché  sans  rien  dire. 

Sur  la  route,  nous  avons  rencontré 
d'aulres  conscrits  qui  arrivaient  de  Saint- 
Léger,  de  Boinville  et  de  Sainville,  si  bien 
qu'en  arrivant  à  Auncau,  nous  étions  une 
quarantaine,  pour  le  moins. 

Siu- la  place  d'.^imeau.ilyavaitdumonde 
comme  le  jour  delà  foire.  Des  conscrits, 
toujours  des  conscrits,  et  puis  des  sergents 
à  moustaches  qui  les  bousculaient,  les  se- 
couaient et  leur  criaient  des  gros  mots  dans 
la  figure,  à  seule  fin  de  les  grouper  et  de 
les  aligner. 

Bien  poliment,  j'ai  retiré  mon  chapeau 
et  j'ai  montré  à  un  vieux  sergent  qui 
fumait  sa  pipe  contre  un  arbre  ma  feuille 
de  route. 

J'ai  cru  qu'il  allait  me  dévorer  quand  je  l'ai  appelé  citoyen;  ses 
yeux  ont  brillé  comme  ceux  d'un  loup,  et  il  a  crié  à  tue-tête 
qu'il  ne  voulait  pas  que  je  l'appelle  citoyen  tout  court,  que  je  l'em- 
bêtais avec  ma  feuille  de  route  (il  a  même  dit  un  autre  mot  plus 
fort),  et  qu'il  ne  savait  pas  lire,  que  s'il  savait  lire,  il  serait  passé 
officier  depuis  le  décret  de  l'Assemblée,...  et  patati  et  patata. 

.l'ptais  tout  tremblant  et  je  suis  allé  trouver  un  officier,  à 
l'autre  bout  de  la  place,  puis  je  lui  ai  montré 
ma  feuille  de  route. 

Ça  a  été  pire  encore  !...  11  a  envoyé  une 
lape  dans  ma  feuille  de  route  et  m'a  dit  de 
m'adresser  aux  sergents.  Mais  il  n'y  avait  pas 
de  danger,  j'avais  été  tropbien  reçu '.Fin  finale, 
c'est  un  caporal  qui  m'a  tiré  d'affaire  en  me 
poussant  dans  un  détachement  où  il  manquait 
un  homme,  à  ce  qu'il  paraît.  Mais  lui  non 
plus  n'a  pas  voidu  lire  ma  feuille  de  route: 
seulement,  il  m'a  dit  des  injures  parce  que  je 
lui  demandais  poliment  s'il  n'yavaitpasmoyen 
dèlre  avec  Granchamp  et  Lelong. 

On  nous  a  distribué  à  cliacun  un  pain  dur 
comme  de  la  pierre,  et  puis  on  nous  a  mis  en 
route  après  nous  avoir  demandé  notre  nom 
à  tous. 

C'était  le  vieux  sergent  qui  avait  été  si  peu 
aimable  avec  moi  qui  nous  commandait.  Mais 
nous  n'avionspas  fait  une  lieue,  et  je  commen- 
çais seulement  à  faire  la  connaissance  de  mes 
compagnons  de  l'oute  qui  étaient  tous  des  en- 
virons de  Santeuil,  quand  un  brigadier  de  hou- 
zards  arriva  derrière  nous  au  grand  galop  en 
criant  au  sergent  : 

—  Vous  avez-t-y  un  dénommé    Chapuzot, 
dans  vos  conscrits? 
Alors,  j'ai  répondu  : 
—  Mais  oui,  c'est  moi!  Chapuzot  de  Santeuil,  pour  vous  servir, 
citoyen  houzard. 

Alors,  voilà  le  houzard  qui  me  querelle  à  son  tour  en  m'appe- 
lant  bandit  et  conspirateur,  je  me  demandais  pourquoi. 

Et  il  parait  qu'on  m'avait  dirigé  sur  un  corps  qui  n'était  pas  le 
bon.  J'ai  essayé  d'expliquer  qu'on  m'avait  poussé  dans  ce  détache- 
ment-là, qu'il  n'y  avait  pas  de  ma  faute,  et  que  ça  m'était  bit  n 
égal  de  servir  la  République  une  et  indi- 
visible là  ou  autre  part  mais  le  sergent 
m'apostropha  à  son  tour  et  il  me  dit  que  je 
mentais,  et  que,  pour  être  venu  dans  une 
troupe  où  je  n'avais  que  faire,  il  fallait  que 
j'aie  des  idées  de  désobéissance.  Il  meme- 
naça  même  de  me  faire  mettre  en  pri- 
son I 

Alors,  le  brigadier  de  houzards  m'ordonna 
de  suite  de  rebrousser  chemin  vers  Anneau, 
pour  partir  avec  mon  vrai  détachement. 
La  pluie,  qui  menaçait,  se  mit  à  tombera 
seaux;  tousles  malheurs  fondaient  sur  moi, 
et,  pour  comble  de  mauvaise  chance,  le 
houzard,  qui  était  ivre  comme  une  bourrique, 
sauf  le  respect  que  je  vous  dois,  m'ordonna  V 
d'aller  plus  vite,  sous  peine  de  me  passer 
son  sabre  au  travers  du  corps. 

Tout  lelong  de  la  route,  il  pestait  contre 
la  pluie,  sacrait,  vociférait  et  me  traitait  de 


traître  à  la  République,  Je  n'ai  jamais  su 
à  cause  de  quoi. 

Ah  !,..  j'en  ai  eu  des  misères,  chers  pa- 
rents!... Je  suis  arrivé  à  Âuneau  trempé 
et  fatigué.  J'avais  fait  deux  lieues  pour 
rien.  Ou  me  délivra  de  mon  houzard 
qui  descendit  de  cheval  et  alla  recom- 
mencer à  boire  avec  d'autres  cavaliers, 
à    l'auberge  du  Soleil-d'Or. 

Puis  on  m'a  mis  dans  un  autre  déta- 
chement, et  en  roule!...  J'étais  à  c6té  du 
gas  Radois,  le  fils  du  savetier  d'Auneau. 
Il  est  un  peu  innocent  et  mordait  à  même 
son  pain  comme  un  affamé. 

On  pataugeait  dans  la  boue  et  l'eau 
nous  dégoulinait  dans  le  cou.  Mon  pain 
devenait  mou.  Alors  j'ai  eu  peur  qu'il  ne 
moisisse  et  j'ai  mordu  dedans  comme  Ra- 
dois, 

Notre  servent  était  mieux  luné  que 
l'autre.  Il  était  plus  vieux  aussi,  avec  une 
grosse  moustache  grise,  une  perruque  à 
l'ancienne  mode,  un  chapeau  à  pompon  et 
des  brisques  en  or  tout  le  long  de  la  man- 
che de  son  habit, 
f  .     ..  ,  .      .        Tout  le  temps,  il  riait   et  disait   qu'il 

laisait  teau,  que  c  était  un  bon  temps  pour  marcher,  puis  il  s'est 
approche  du  fils  Radois,  et  lui  a  dit  : 

—  Tu  as  fini  le  pain  que  t'a  donné  la  République? 

—  Oui,  citoyen  sergent,  a  répondu  Radois  tout  bête. 

--  Alors,  conscrit,  il  faudra  te  serrer  le  ventre  pendant  deux 
ou  trois,  jours,  on  ne  t'en  donnera  un  autre  qu'au  camp  de 
Grenelle.  ^  ^ 

Ça  m'a  donné  à  réfléchir,  et  j'ai  fait  des  économies  de  pain. 
Comme  ça,  je  ne  suis  pas  arrivé  à  moitié  mort  à  Paris 

Nous  avons  marché  deux  jours:  il  a  plu  presque  tout  le  temps 
et  sans  la  chanté   des   bonnes 
gens   chez  qui    nous   couchions 
et  qui  nous  ont  fait  de  la  soupe, 
nous  aurions  péri  de  froid. 

Notre  vieux  sergent  nous  a 
dit  qu'on  nous  gâtait,  et  que 
lorsqu'il  était  conscrit  on  ne 
soignait  pas  le  soldat  comme  à 
présent.  Je  me  demande,  alors, 
chers  parents,  comment  on 
faisait!  Il  en  a  profité  pour  nous 
raconter  ses  campagnes,  et  ça 
nous  a  distraits,  if  a  été  en 
Amérique  et  il  a  manqué  d'être 
tué  cinquante  fois  par  jour.  On 
l'a  appelé  Bras-d'acier,  à  ce  qu'il 
nous  a  raconté,  parce  qu'il  ti- 
rait avec  son  fusil  d'un  seul  bras, 
comme  avec  un  pistolet.  Puis 
il  nous  a  dit  encore  : 

—  Vous  avez  de  la  chance, 
une  vraie  chance  d'être  tombés 
avec  moi!...  Vous  serez  devrais 
soldats,  et  pas  des  canards 
comme  ces  volontaires  de 
malheur  qui  ne  f...  rien  de  bon,  et  qui  élisent  leurs 
officiers  comme  les  électeurs  d'une  section. 

En  attendant,  il  nous  a  fait  trimer,  le  sergent  Bras-d'acier,  et 
nous  ne  sentions  plus  nos  jambes  quand  de  loin  nous  avons  vu 
Paris.  Ah!  dame,  ça  nous  a  redonné  du  courage.  Notre  dernière 
étape  a  été  Vaugirard,  un  petit  pays  très  révolutionnaire.  Les 
patriotes  nous  ont  fait  escorte  et  nous  ont  fait  arrêter  devant  l'église 
qui  est  à  présent  un  club  et  qui  est  entou- 
rée d'uu  cimetière.  On  nous  a  apporté  des 
seaux  de  vin,  du  pain  et  du  lard,  et  les 
femmes  nous  ont  embrassés  et  nous  ont 
mis  des  cocardes  à  nos  habits.  Radois  s'est 
fait  mal  voir  par  son  manque  de  civisme.  Il 
a  dit  qu'il  aimeraitmieuxun  bout  de  lard  de 
plus  qu'une  cocarde. 

Quand  ous  avons  repris  notre  route, 
nous  allions  un  peu  de  travers;  notre  vieux 
sergent  aussi,  il  chantonnait  labriguedon- 
daine. 

Bientôt,  il  leva  son  chapeau  en  l'air  en 
criant:  Vive  la  nation!  Nousétionsdans  une 
grande  plaine  avec  des  tentes  et  desbaraques 
au  milieu;  c'était  le  camp  de  Grenelle. 

On  voyait  des  conscrits,  pas  tous  habillés 
encore,  qui  faisaient  l'exercice,  et  le  tambour 
résonnait  tout  le  temps. 

La  Seine  coule  au  bout  de  .cette    vaste 


L'OUVRIER 


pininc  qui  m'a  rappel'  lu  Ueaiice  sans  sog  moulins  à  vent,  et,  «le 
i'aiili'e  côté  de  ri'aii.  il  y  a  des  jolies  maisons  do  campagne  avec 
des  arbres.  C'esl  uue  pelite  ville  quiiinitsoii  nom  coiiiiiieSauteuil, 
c'est  Autciiil. 

Mais,  à  parlç.i,  tout  eslbicn  difTérentdnns  la  vie  queje  menais 
près  de  vous,  cliers  parents,  cl  que  Je  mène  .'i  pr(''»ciit. 

Quand  nous  soiniiies  entrés  an  camp,  le  grenadier  qui  montail 
Ja  garde  a  ri,  cl  un  adjiidnnl  a  dil  à  liias-d"acier  : 

—  Où  donc  que  Les  canards  oui  barbollé  pour  être  sales  comme 
ça?... 

Itras-d'acicr  nons  a  conduits  sous  une  grande  baraque  en  planche 
où  il  y  a  des  iils  de  camp  avec  des  paillasses  dessus.  Une  paillasse 
sert  à  deux  hommes  el  j'ai  eu  le  gas  Radois  comme  camarade  de 
lit. 

Les  soldais  sont  venus  Causer  avec  nous,  cl  j'ai  essayé  un  bonnet 
à  poil  pour  me  rendre  compte  de  l'cITet  ipie  ça  f.iisail.  C'est  lourd 
et  il  me  semblait  que  j'avais  une  calbCiU-ale  sur  la  Icle.  l'iiis,  je 
l'ai  mis  sur  la  tète  de  liadois.  Mais  lladois  n'a  pas  eu  l'air  de  s'en 
apercevoir  cl  il  a  cnnlinué  à  grignoter  un  bout  de  pain.  Depuis 
qu'il  est  soldat,  liadois  est  toujours  triste  et  mange  toujours.  Aussi 
est  il  toujours  puni  pour  se  présenter  îi  l'appel  avec  nu  bonnet  de 
police  plein  do  paille;  il  ne  sera  jamais  grenadier,  ce  garçon-là  ! 

Le  capitaine  est  arrivé  une  bei'irc  après  notre  cnlrt-e  au  camp. 
C'esl  un  vieux  bourru  à  moustaches,  rouge  de  (igure.  H  dil  lu  A 
Bras-d'acier  avec  lequel  il  a  été  caporal  aux  gardes-françaises.  11 
s'appelle  ISoiifignac  el  nous  a  regardés  avec  des  yeux  teriibles. 

—  C'esl  ces  iml)éciies-là  que  lu  m'amènes,  a-l-il  dit  à  Uras- 
d'acier.  (Ju'csl-ce  que  tu  veux  que  je  fasse  de  ça. 

—  Fais-en  des  choux  el  des  raves!  a  répondu  Rras-d'acier.  Moi, 
ça  m'est  égal.  Manquerait  plus  que  tu  aies  l'honneur  d'être  capi- 
taine et  que  ça  soit  moi  qui  fasse  encore  la  besogne. 

Uras-d'acier  esl  jaloux  un  peu  de  son  ancien  camarade  qui  sait 
lire  el  qui  lui  a  passé  sur  le  dos,  ça  se  conçoit. 

Leca[iilaine  nous  a  donc  reluqués,  puis  il  a  dil  commeça  qu'il  nous 
ferait  fusiller  tous  jnsipi'au  dernier,  si  nous  ne  marchions  pas  4  sa 
guise,  et,  avec  d'affreux  jurons,  il  a  ordonné  qu'on  nous  habille 
tout  de  suiie  el  que  nous  allions  à  l'exercice  pour  voir  ce  que  nous 
pouvions  faire. 

11  allail  partir,  il  est  revenu  en  se  secouant  comme  un  chat  en 
colère  : 

—  Mille  milliasses  de  houlcls  de  3fi,  qu'il  a  crie.  Au  2rae  batail- 
lon du  3~'"",  il  n'y  a  que  des  républicains  capables  de  se  faire 
tuer  sur  l'ordre  de  la  Convention.  ICst-ce  que  par  basant  vous  ne 
seriez  pas  des  rdfiublicainsf  Esl-re  que  vous  seriez  de  ces  brigands 
qui  veulent  le  i-elourdo  la  royaulé  pour  qu'on  m'enlève  mes  épau- 
lettcs  de  capitaine!  Ahl  mille...  Vous  serez  patriotes,  ou  sinon  I... 

Tons,  nous  répondions  au  gré  de  ses  désirs,  car  il  nous  faisait 
une  peur  é()ouvauLable;  liadois,  surtout,  qui  se  voyait  déjà  fusillé, 
claquait  des  dénis  de  fi'ayeur. 

Knfin,  il  parlil,  et  liras-d'acier  et  les  grenadiers  riaient  à  se 
tordre  de  noire  épouvante. 

—  11  a  bu  au  moins  un  muid,  ce  malin  !...  cria  l'un  d'eux. 
Mais  lîras-d'aricr  cessa  de  rire,  et  il  punit  le  grenadier  pour 

avoir  été  injurieux  pour  son  chef. 

Ce  qui  nous  a  consolés  un  peu  de  celle  scène,  c'a  été  de  nous 
voir,  une  heure  après,  habillés  de  neuf  avec  des  liarnachemenis 
en  cuir  blanc  cl  un  sabre.  Cela  nous  gonflait  tous  d'orgueil  ;  tous, 
sauf  liadois  qui  rcgrclle  sa  blouse  cl  son  billon  et  qui  se  plaint 
que  son  collel  lui  ri\pc  les  oreilles. 

Ça,  voyez-vous,  chers  parents,  l'uniforme  m'a  fait  passer  sur 
bien  des  injuslifcs;  pourlanl  il  était  gênant,  au  commencement: 
la  culotte  me  bridait  Irop  le  venire,  l'habit  bleu  me  serrait  le 
dessous  des  bras,  el  le  briquet  s'est  embarrassé  plus  d'une  fois 
dans  mes  jambes  cl  m'a  fait  tomber. 

A  peine  babilles,  nous  avons  été  à,  l'exercice.  On  nous  a  fait 
décomposer  le  pas  et  melire  l'arme  sur  l'épaule  et  j'ai  reçu  des 
félicitations  de  Uras-d'acier.  .l'allongeais  la  jambe  en  avant  laat 
que  je  pouvais,  ça  me  faisait  nilmircr  mes  belles  guêtres  blanches. 
Mais  liadoisétail  de  plus  en  plus  maussade.  Kl  comme  on  a  passé 
après  à  la  charge  en  douze  temps,  jamais  il  n'a  pu  y  arriver.  Le 
capitaine  qui  écuninil  l'a  menacé  encore  une  fois  de  le  faire  fusil- 
ler: fin  finale,  il  lui  a  dil  d'aller  après  la  soupe  à  la  garde  do  police 
du  camp  pour  manque  de  palriotisme  A  l'exercice. 

Après  l'cjercice,  le  tambour  a  roulé.  C'était  la  soupe.  Deux 
fusiliers  de  corvée  ont  apporté  dans  noire  baraquement  une  grosse 
pamelle  fumante.  Chacun  est  accouru  autour  avec  sa  cuiller.  Un 
des  couscrils  qui  étaient  arrivés  avec  mol  (il  s'appelle  licrsouillon) 
s'est  préci|)ité  comme  un  loup  affamé  et  a  plongé  sa  cuiller  dans 
la  gamelle.  JJIais  le  grenadier  Klambocbe,  le  plus  ancien  de  la 
chambrée,  lui  a  aussiiôl  appliqué  un  coup  de  cuiller  si  formidable 
sur  les  doigts,  que  la  cuiller  du  licrsouillon  esl  tombée  dans  le 
bouillon. 

El  nous  de  rire  I 

Alors  riarnhocheadit  que  le  soldat  ne  dcvaitjamais  partir  qu'au 
commandement. 

—  El  le  commandement,  qu'il  a  ajouté,  c'est  moi  qui  le  donne, 
pour  la  soupe.  ICtilendez-vnus,  conscrils  !... 

11  a  plongé  alors  sa  cuiller  'n  disant  :  en  avant,  marche  !... 


Chacun  son  tour!...  Le  deuxième  grenadier  a  plongé  à  son  tour, 
puis  le  troisième,  le  qualrièuie  el  le  cinquième.  .Mors  c'a  été  mon 
tour.  C'élail  lellempnl  chaud  queje  me  suis  brûlé,  l'endant  que  je 
soufllaissur  ma  cuillerée,  les  grenadiers  ont  replojigéel  ça  m'a  fait 
perdre  un  tour,  .le  ne  voulais  pas  faire  comme  liadois  qui,  pour 
avoir  essaye  de  plonger  avant  son  tour,  a  été  privé  de  trois  tours 
par  Flamboche.  .Même  on  lui  a  ordonné  d'employer  ce  Icmps-là  à 
aller  chcri  lier  du  vin  de  grenouilles  II  a  demandé  nù  Ol'iii  la  cave, 
alors  l'iamborbc  lui  a  montré  le  puits  d  un  air  mcnaçanlct  Radois 
a  filé  avec  la  cruche,  je  ne  vous  dis  que  ça. 

Pendant  ce  lem|)s-là,  Bersouillon  se  lamenlait  sur  la  perle  de 
sa  cuiller  qui  était  lombée  au  fond  de  la  gamelle.  tUil  nenuangeait 
pas.  Moi,  je  perdais  tiuijours  un  tour  sur  deux,  rapport  a  la 
cbaleur  de  la  soupe:  enfin,  pour  tout  dire,  les  grenadiers  qui  ont 
des  estomacs  rétamés  avalèrent  presque  tout  à  eux  tout  seuls. 

Puis  Flamboche  a  disiribué  la  viande  (|ui  était  nu  fond  du 
bouillon  avec  la  cuiller  de  licrsouillon.  Il  a  pris  lu  viande  avec  ses 
doigiset  a  renilu  sacuiller  àliei'souillonquin'cn  avait  plusbcsoin.  Il 
a  donné  les  meilleurs  morceaux  aux  grenadiers;  à  moi  il  a  donné 
un  os  à  moelle  sans  moelle  et  à  Bersouillon  qui  comptait  se 
rattraper  sur  la  viande,  il  a  donné  un  gros  morceau  rougeâtre. 
licrsouillon  a  mordu,  a  sucé,  mais  il  n'est  arrivé  à  rien  :  c'élail  un 
dos  de  vieille  épaulelle  tombée  dans  le  bouillon  on  ne  sait  pas 
comment. 

Pour  ce  qui  esl  de  Radois,  il  a  eu  un  morceau  où  il  n'y  avait  que 
du  gras  cl  qui  avait  l'air  d'être  avancé,  mais  c'était  de  la  viande 
tout  de  même,  el  Radois  s'est  régalé. 

Heureusement  ipi'on  n'a  pas  toujours  mangé  aussi  mal;  nous 
serions  morts  de  fain,  surloul  licrsouillon.  Une  fois  que  nous  avons 
connu  la  manœuvre  de  la  gamelle,  nous  n'avons  pus  fait  cadeau 
d'une  seule  cuillerée  de  soupe  aux  grenadiers. 

"Mais  il  faut  queje  fasse  mention  d'une  histoire  qui  nous  arriva 
après  la  soupe  :  voici  qu'un  grand  citoyen  enrubanné,  dorésur  toutes 
les  coulures,  avec  un  bonnet  à  poil  qui  portait  un  pompon  d'une 
demi-toise,  entre  lonl  ù  coup  dans  noli-e  chambrée.  Tous  les  grena- 
diers se  lèvent  et  saluent.  Mous  les  imitons  el  voilà  que  Flamboche 
nous  dil  : 

—  C'est  le  général  ! 

Le  général  demande  nù  sont  les  conscrits.  On  nous  montre  à  lui. 

—  Très  bien,  qu'il  dil.  Ont-ils  payé  du  vin  à  leurs  anciens?... 
Et  comme  on  lui  dit  que  non,  il  entre  dans  une  rage  de  forcené 

et  s'écrie  : 

—  Alors,  c'est  des  mauvais  patriotes,  des  ennemis  de  la  Répu- 
bliq\ie.  Qu'on  les  envoie  à  la  guillotine  1 

Ma  foi,  chers  parents,  j'ai  eu  un  frisson,  et  nons  sommes  deve- 
nus blancs  de  peur,  surtout  que  les  grenadiers  avaient  tiré  leurs 
sabres  et  faisaient  mine  de  voidoir  nous  emmener.  Nous  avons 
versé  entre  les  mains  du  général  les  pauvres  écus  que  nous  avions 
apportés  el  le  général  a  été  acheter  aux  vivandières  du  camp  une 
cruche  de  vin.  Nous  avons  bu  tous  avec  lui. 

C'était  un  faux  général,  un  grenadier  qui  s'était  déguisé  pour 
nous  duper.  Cliaqne  fois  qu'il  arrive  des  couscrils,  on  fait  la  même 
chose,  el  il  n'y  a  pas  huit  jours,  ça  été  à  mon  lourde  faire  le 
général  pour  effrayer  de  nouveaux  conscrits.  Car  nous  sommes  à 
la  veille  de  partir  à  l'armée  du  Rhin,  les  recrues  arrivent  en  masse 
pour  nous  remplacer  au  camp,  il  faut  bien  s'amuser  un  peu. 

Pour  en  revenir  à  l'histoire  du  faux  géuéi'al,  voili  que  le  len- 
demain il  en  arrive  un  vrai  au  camp  qui  vient  voir  nos  baraque- 
ments. 

Cet  imbécile  de  Bersouillon  a  cru  encore  que  c'était  une  farce 
des  grenadiers.  Il  a  [daisaulé  le  général  et  il  est  allé  à  la  prison 
quinze  jours,  s'il  vous  plait.  Il  a  été  question  de  le  fusiller  el  il  n'a 
élé  sauvé  que  par  Flamboche  qui  a  expliqué  aux  sons-ofliciers  qui 
l'ont  redil  aux  officiers  la  cause  de  l'embrouille  de  ce  pauvre  Ber- 
souillon. 

Maintenant,  chers  parents,  nous  sommes  quasiment  des  anciens, 
et  encore  trois  mois,  je  serai  grena<lier;  on  m'allnchera 
les  grenades  sur  le  champ  de  bataille,  comme  à  Flamboche  qui 
sera  mon  égal.  El  j'apprendrai  à  lire  pour  monter  plus  haut  encore. 

Nous  défilons  déjà  la  parade  el  nous  manions  notre  fusil 
comme  des  vieux  soldats.  Ahl  les  belles  revues,  si  vous  voyiez 
ça  I... 

Flamboche  est  mon  ami.  Tous  les  décadis  ',  je  vais  me  pro- 
mener avec  lui  ;  il  me  monire  Paris. 

Quelquefois,  il  me  mène  voir  guillotiner,  mais  je  n'aime  pas 
beaucoup  ça;  quelquefois  nous  allons  voir  des  coml)als  de  chiens 
à  un  petit  village  qui  s'ap|ielle  Monlmartrc  cl  où  les  Parisiens  vont 
passer  le  décadi.  Les  combals  de  chiens,  çani'amuse,  cl  Flamboche 
dil  que  c'esl  toujours  utile  à  im  conscrit  de  voir  l'image  de  la 
guerre.  Nous  allons  cncoi'c  regarder  les  boutiques  du  jardin  de 
riCgalité,  toutes  les  belles  loilclles  y  vont,  .le  me  rcganle  dans  les 
glaces,  je  suis  superbe  avec  mon  uniforme  cl  mon  beau  brirpiet. 

L'autre  jour,  avec  liadois  qui  se  plaint  que  son  collet  lui  râpe 
toujours  les  oreilles,  Flamboche  nous  a  montré  sur  la  place  de  la 
Révolulion  l'endroit  où  le  ci-devant  roi  a  été  guiUoliné.  11  était  de 
service  ce  jour-là. 

1.  Dimanches  du  calendrier  révolutionnaire  qui  revenaient  tous  les 
dix  Jours. 


L'OUVRIER 


23 


Et  il  nnns  a  expliqué  la  vérilé  Traie  rnëcnlion. 

—  Vovez-vous,  qu'il  nous  a  dit,  Louisfccl  t-Uil  un  bon  homme, 
au  fornl  ;  ceux  (|iii  ont  servi  so\is  lui  copc  lîras-dacicr  le  disent 
bien.  11  aiinail  le  solda  qui  était  mal  ijri  ol  mal  coiiclié  cl  il  a 
flércii'lu  qu'on  mille  l'Ins  de  deux  liornp  |iar  lit  et  (|u'on  le  vole 
sur  su  raiion,  conime  ça  se  fuisuit  liJlJunc  rarniée  lui  élail 
reroiinaissautc  ilc  ça  lI  tout  aurait  ('ïiour  le  mieux  s'il  avait 
bien  voulu  faire  i>osser  pi^néraux  llocl|lirceau,  Klébcr,  Ucsaix, 
Dugiiinmicr,  Jourdan,  Massénn,  et  ups  d'aulres  qui  avaient 
trop  dintclligcuc  e  pour  rester  bas-offiii  toute  leur  vie. 

«Lui  encore,  il  aurait  accepté  ça,  ni  les  aristocrates  qui  l'cn- 
tour:iicnt  n'ont  |ias  voulu,  ils  ava/eut  soia  de  tous  les  brevets 
d'officier  pour  ciser  leur  nichée. 

<(  Louis  Capt  ta  trop  obéi  aux  arisl  lies.  Comme  il  n'y  avait 
pas  mojcn  de  iedccider,  on  la  guilinliniilgré  queça  fût  regret- 
table d'en  venir  à  des  moyens  [>areils.  luus  les  régiments  beau- 
coup de  sous-olficiers  sont  passés  nfliis. 

«  X'oilà  la  vérilé  vraie. 

Je  vous  écris  tout  ça,  chers  pnrct  pour  vous  montrer  qu'à 
l'armée,  on  a|.[ircnd  dos  choses  qu'où irail  ignorées  si  on  était 
resté  dans  le  civil. 

Je  (inis  ma  lettre,  parce  que  le  c  vcnv  Cunclator  Baridoine 
commence  à  Iroiiver  que  j'en  ai  mis  a  z  loig  pour  cinq  sols. 

Quan<l  je  vous  écrirai,  à  [irésenl,  pribic  \uc  ça  sera  de  l'russc 
ou  de  [ilus  loin.  Notre  biilaillon  di  7"  va  être  incorporé  à  la 
74e  (lcnii-bri::ade  et  nous  allons  jjnrti  icntôU 

Hecevez,  chers  parents,  les  vœuie  votre  fils  discipliné  et 
patriote.  1 

Jean-DaptiI  Ch.apuïot, 


apprenti  grenndier  an 
("4'  demi-brigade  dans  huit  jours' 

(La  suite  au  prochain  vninéro.) 


balai/Ion  du  S7» 
)  jinp  de  Grenelle  sous  Paris. 

Jean  Dhault. 


RECETTES  DE  L^ 


SEMAINE 


Fine  Champagne  pt  coûteuse. 

Prendre  un  litre  d'esprit-de-vin  aO",  y  fuira  infuser  pendant 
un  mois  une  bonne  poignée  d'écorceac  bois  d'amandes  Princesse, 
puis  fillrer.  .\jouler  alors  deux  litreB'eau,  un  morceau  de  sucre 
candi  et  quelques  gouttes  d'une  infuin  de  thé  fort. 
Eau  sédal^e. 

L'eau  sédniive  est  d'un  usage  siequent  qu'il  ne  peut  qu'être 
utile  d'en  avoir  la  recette.  I 

Metiredans  un  litre  d'eau  filtrée 

10  grammes  d'nlcool  camphré; 

GO       —       de  sel  de  cuisine;    J 

GO       —       d'ammoniaque  liquij.  Mélanger  le  tout. 

L'eau  sédative  s'emploie  rarema.  pure.   On  l'éteud  plus  ou 
moins  d'eau,  selon  l'usage  que  l'on  a  veut  faire. 


Nos  lecteurs  et  nos  lectrices  vo 
faire  appel  a  leur  bonne  volonté, 
leur  olfrir  que  .des  recettes  tout  à 
absolu  d'utilité.  C'est  donc  par 


ront  bien  nous  permettre  de 
JUS  tenons,  avant  tout,  à  ne 
t  inédites  et  d'un  caraclcre 
continu  de  receltes  et 


de  procédés  pei'sonnels  dont  nos  joiiiaux  ne  sont,  en  sonmie,  qu 


des  ageuls  de  correspondance  et  d 


ilgarisalion,  que  nous  pou- 


vons —  sans  toujours  l'ccoui'ir  aus-ecueils  spécinu.x  —  répondre 
aux  nombreuses  et  diverses  questio.i  qui  nous  sont  posées  tous  les 
jours.  [ 

Tous  ayant  à  gagner  à  celte  mlhode,  on  ne  nous  en  voudra 
donc  pas  de  faire  apjicl  au  bon  voi  lir  de  nos  lecteurs  pour  qu'ils 
nous  iraasracUonl  des  receltes  iiircssanles  el  inédiles  ou  peu 
connues. 


CHRONIQUE   H[ 


8D0!VIADÂIRE 


LB  MOIS  nE  MAI  ET  LES  TRADITIONS  tiUALES.  —  RITES  POPULAlnKS  ;  ES 
FaA.NCHE-(:O.MTÉ.  —  AU  MOVE.\  AgJ  —  MESSIfiE  UËCTOR  DE  BOURDOX 
ET  LE  PRÉFET  DE  SEI.\E-ET-OISE.  1-  LES  CLERCS  DE  LA  RASOCSIE  El 
LA  «  COU»  DU  .MAI  ».  —  OUIGI.NE  I  S  «  SALO.NS  •  DE  PEINTURE.  —  LES 
PREMIÈRES  EXPOSITIO.NS.    —    LA    Ffl  E    DES    BAVLES  DE    MONTÉLIMART 

—  LA   REINE  DE   MAI.    —    CHAPE  \ 

—  "   PLANTONS  LE  MAI  !    »  —  LES 
VILÉGE   DES  DAMES    DE  LUXEUIL    E 

«  thotti:nt  l'ane  ».  —  le  c 

MOTION  ÉLECTHIQUE.   —  L'ACi:UMà.ATErR  IDÉAL.    —  LA  TRACTION   DE 


L  AVENIR.   —  UTILITÉ  DES  ANCIl: 
DILIGENCES  ET  RELAIS 


DE  VIOLETTES.  —  TRIMOUZETTES. 
lUNES  GARÇONS  d'uZEL.   —  LE  PRI- 

DK  DEVECEV.  —  LES  MARIS  QUI 
DE  L'aUTOMODILISMB.  —  LA   LOCO- 


ki;S  ROUTES  ROYALES.    —  RELAIS  DE 


D  ACCUMULl  l'EURS. 

Le  mois  de  Mai  sarde  toiijourston  prestige  dans  les  campagnes. 
\  la  ville,  où  les  coutumes  s'effartnt.  où  les  vieux  rites  populaires 
s'oublient,  emportés  par  les  sollililudes  de  la  vie  quotidienne,  le 
le^niai  n'a  guère  plus  de  significal  un  que  le  fef  avril  ou  le  1er  juin. 
Dans  les  provinces  de  l'est,  de  l'cjucsl  et  du  nord,  il  en  est  autre- 


ment. En  Franche-Comté,  dans  maint  village,  les  jeunes  gens  vont 
plrinler  des  arbrisseaux  enrubannés  A  la  porle  de  leur  fiancée. 
Ailleurs,  des  «  mais  »  décorés  de  guirlandes  sont  érigés  devanl  la 
porte  des  maisons  où  demeurent  les  jeunes  «  promises  ». 

«  Combien  de  fois,  raconte  un  écrivain  jurassien,  M.  Cortet, 
combien  de  fois  ne  nous  sommes-nous  pas  associes  à  celte  naïve 
coutume,  soit  par  notre  présence,  soit  eu  soutenant  l'échelle 'pen-'^^ 
daul  que  l'un  de  nos  camarades  allait  claudesLinemeut  cl  tout* 
aussi  éuiu  qu'un  sold  il  qui  monte  ù  l'assaut  planter  le  mai  sur  une 
cheminée  1  »  C'est  qu'il  y  avait  aussi  là  une  place  à  conquérir,  et  le 
verdoyant  arbre  de  mai  que  le  jeune  paysan  dressait  sur  l'agreste 
citadelle  constiluail  un  signe  de  victoire  presque  aussi  certain  que 
le  drapeau  d  un  régiment  sur  les  murs  dune  ville  assiégée.  .\\i 
moment  où  les  balles  la  frnppèreul,  la  jeune  lille  de  Kourmies 
venait  de  donner  son  cœur;  larbre  de  mai  qu'elle  portait  à  la 
main  était  le  symbole  et  le  gage  de  ses  fiançailles. 

Pendant  le  moyen  âge,  ce  n'est  pas  seulement  devant  la 
demeure  des  jeuneslilles  vertueuses  que  les  mais  soûl  plantés.  Cet 
hommage  est  décerné  à  toutes  les  personnes  qu'on  veut  honorer. 
Voici  un  curieux  trait  que  ra|>porte  à  ce  propos  un  chroniqueur  du 
xve  siècle,  Lelchvre  de  Sniut-ltemy  :  «  Messire  Hector,  (ils  de 
llourhon,  mamla  à  ceux  de  Compicgne  que  le  premier  jour  de  mai 
il  les  irait  esmai/fr,  laquelle  chose  il  lit,  monta  à  cheval,  ayaulea 
sa  compagnie  deux  cents  hommes  d'armes  des  plus  vaillants  avec 
une  belle  compagnie  de  gens  de  pied,  el  tons  cnscmhle,  ayant 
chacun  un  chapeau  de  mai  sur  leur  harnais  de  fêle,  allèrent  à  la 
porte  des  bourgeois  de  Compiègne  et,  avec  eux,  portaient  une  grande 
branche  lie  mai  pour  les  esmiiijer.  a  Ce  grand  seigneur  qui,  dans  la 
nuit  du  lerniai,  va  feslonnerde  Heurs  les  maisons  de  ses  vassaux,  ne 
vous  ouvre-l-il  pas  sur  les  mœurs  féodales  une  curieuse  écha|)(iécî 
Quelle  singulière  bonhomie  !  J'éprouve  quelque  peine  à  me  repré- 
senler  M.  le  préfet  de  l'Oise  se  levant  de  nuit  pour  aller  enguir- 
lander les  poiics  de  ses  a<lminislrés. 

Au  xviie  siècle,  la  coulume  de  planter  un  mai  dans  les  villes 
subsistait  encore  à  Paris;  les  clercs  de  la  llazoclie  en  dressaient 
un  tous  les  ans  dans  la  gramie  cour  du  Palais  qui,  pour  celte 
raison,  porta  longtemps  le  nom  de  «  Cour  du  Mai  ».  La  puissante 
corporation  des  orfèvres  parisiens  portail  aussi  chaque  année  un 
mai  à  Notre-Dame.  Kn  1440,  elle  présenta  un  arbre  vert  qui  reçut 
le  nom  de  «  mai  verdoyant  ».  Plus  lard,  deux  membres  de  la 
corporation,  désignés  sous  le  nom  de  «  Princes  de  Mai  «,  furent 
oITiciellemenl  admis  à  l'orfrande  pendant  la  messe,  en  compagnie 
des  miirguilliers  de  Notre-Dame.  Kn  14'J0,  à  l'arbre  vert,  les 
orfèvres  joignirent  une  sorte  de  tabernacle  rempli  de  sonnels.  de 
rondeaux  et  de  villanelles  en  Ihoimeurde  la  Vierge  et  des  saints. 
Au  xvie  siècle,  nouvelle  modification  :  de  petits  tableaux  décorent 
le  tabernacle,  el  ces  panneaux  appelés  t  Tableaux  de  mai  », 
suspendus  à  la  porte  de  la  cathédrale,  attirent,  du  1"''  au  3  mai, 
la  curiosité  des  (idèles.  Le  xviiie  siècle  développe  celle  originale 
instilulion  :  les  tableaux  restent  exposés  pendant  un  mois  dans  la 
la  chapelle  delà  Vierge.  Voilà  l'origine  de  nos  «  salons  ».  C'est 
ri'"glisc  qui  les  suscite,  comme  elle  suscite  tous  les  progrès. 
Aujourd'hui  encore,  n'esl-ce  point  le  1er  mai  de  chaque  année 
que  le  palais  des  Champs-T-lysées  ouvre  ses  galeries?  C'est  ainsi 
que,  malgré  les  cataclystiies  poliliipics  el  sociaux,  le  passé  engendre 
elcommanile  quand  même  le  présent. 

11  n'y  a  pas  longtemps  encore,  à  Montélimar,  les  bayles  et  les 
laboureurs  plantaient  un  mai  sur  la  piincipale  [ilace  de  la  ville  et 
nommaient,  après  la  messe,  un  roi  qui  prenait  pour  sceptre  une 
pique  autour  de  laquelle  s'enlrclaçaicnt  des  épis  de  blé.  Celte 
élection  faite,  les  braves  paysans,  leur  roi  en  lèle,  monlaienl  sur 
des  mules  richement  harinchées,  tenant  chacim  en  croupe  une 
jeune  fille  ou  une  jeune  femme,  puis  visitaient  les  fermes  des 
environs  et  distribuaient  le  p.iin  bénit  aux  famillei. 

Dans  d'autres  provinces,  une  éphémère  royauté  échoit  à  une 
jeune  fille  qui  reçoit  le  nom  de  «  Iteine  de  .Mai  •.  La  règle  de 
l'abbaye  de  Saint-Claude  stipule  que,  chaque  année,  la  reine  et 
les  jeunes  filles  qui  l'accompngnenl  recevront,  le  premier  mai,  du 
prieur,  une  [larl  de  prébende.  «  Ces  filles,  ajoute  la  règle,  qui 
sont  de  neuf  ans  en  bas,  ne  doivent  s'introduire  ni  au  dortoir 
ni  au  Chapitre  ».  Le  révérend  prieur  ne  leur  doit  que  ce  qu'il 
lui  plail,  «  sans  y  être  tenu  nullement,  feiir  (sinon)  que  par 
bonne  coutume  et"  grâce.  »  Dans  d'nuircs  monastères,  à  Saiiit- 
Vivent-en-Amour,  près  Saint-Jean-de-Losne,  en  liourgogne,  les 
jeunes  filles  d'L'.cherou  doivent  porler  un  chapeau  de  violettes 
(couronne)  au  prieur  qui,  en  échange,  leur  reinel  un  gàlcau. 

Les-monastères  entretenaient  avec  soin  ces  naïves  coulumes, 
qui  rompaient  la  monotonie  de  là  vie  rurale  et  allachaienl  les 
paysans  à  leurs  villages.  La  disparition  des  abbayes  eniiaina  peu 
à  peu  celle  des  fêles.  Aussi  rcsie-l-il  aujourd'hui  bien  peu  d<» 
chose  des  traditions  anciennes.  Sous  le  gouvernement  de  Juillet. 
M.  Balleydier  renconlra,  non  loin  de  Valence,  une  jeune  fille  assise 
sur  un  tertre  garni  de  guirlnndes.  Couronnée  elle-même  de  roses 
bliincbes,  notre  adolescente  portail  un  sceptre  de  fleui's  et  trônail 
au  milieu  d'une  dizaine  de  compagnes  qui  formaieni  auloui'  de  la 
jeune  reine  champèlrc  une  sorte  'le  cour.  .Xujourd'hui  encore,  en 
Loirainc,  les  jeunes  filles  élisent  une  reine  el  vont  dans  les  fermes 
chanter  des  canlilcnes,  qui,  suivant  les  localités,  portent  le  nom 


2i 


L'OUVRIER 


de  «  trimouzettes  »  ou  de  «  trimazas  ».  Voici  la  cantilène  de 

Neuflize  : 

Trîmousetto 
C'est  le  mois  de  maif 
En  reveDaot  dedans  les  champs  (bis) 
Nous  avons  trouvé  les  blés  si  grandi, 
La  blanche  épine  florissant. 
Devant  Dieu,  c'est  le  mai 
Mois  de  mai,  c'est  le  joli  mois  de  mai! 

Dans  la  Bresse,  la  reine  ou  la  mariée,  toute  constellée  de  bou- 
quets, de  rubans,  de  bijoux  et  conduite  par  un  jeune  garçon,  ouvre 
la  marche,  précédée  par  un  dendrophore  qui  porte  un  mai  fleuri. 
Ecoulons-la  chanter  : 

,      Voici  venir  le  joli  mois, 
L'alouette  plante  le  mai, 
Voici  venir  le  joli  mois. 
L'alouette  le  plante, 
Le  coq  prend  sa  volée 
Et  le  rossignol  chante. 

En  Bretagne,  dans  les  environs  d'Uzel  (Côtes-du-Nord),  les 
jeunes  garçons  vont,  pendant  la  nuit  du  30  avril  au  l«r  mai,  psal- 
modier l'antienne  suivante  dans  les  villages  à  la  porte  des  fermes  : 

En  entrant  dans  cette  cour. 

Par  amour, 
Noas  saluons  le  Seigneur: 

Par  amour, 
Les  valets,  les  chambrières. 

Un  silence  se  fait,  puis  le  chef  de  la  bande  s'écrie  : 

Chanterons-jeî 

Si  le  fermier  consent,  la  chanson  commence. 

Dans  le  comté  de  Bourgogne,  cette  terre  de  la  gaieté  gauloise 
par  excellence,  les  femmes  mariées  jouissaient  d'un  curieux  privi- 
lège. Dcfense  aux  Bourguignons  d'infliger  aucune  correction 
manuelle  à  leurs  épouses  pendant  toute  la  durée  du  mois  de  mai. 
Des  chartes  formelles  confèrent  notamment  cette  prérogative  à  la 
population  féminine  de  Luxeuil  et  de  Devecey.  Au  xvi«  siècle,  les 
maris  humiliés  essayèrent  de  se  révolter,  mais  les  dames  de  Luxeuil 
s'empressèrent  de  traduire  les  rebelles  devant  la  justice  seigneu- 
riale, et  voici  l'arrêt  que  rendit  en  1533,  le  comte  Jeaai  de  la  Palud  : 

Obtempérant  à  l'humile  requeste 
Très  louable,  très  douce,  très  honneste 
Qu'ont  présenté  les  dames  de  Luxeuil 
Et  que  j'ai  lu  sans  oublier  mot  seul 
Mentionnant  de  leurs  grands  privilèges 
Leurs  franchises,  justices  et  vrais  sièges. 
Donc,  de  longtemps,  sont  en  possession. 
C'est  assavoir  que  l'homme  marié 
Ne  doit  battre  sans  en  estre  privé 
Soit  droit  ou  tort  en  certains  mois,  sa  femme. 
Se  n'en  veuille  courir  à  gros  le  blâme. 
Car  franches  sont  pendant  le  mois  de  may. 
Pourquoi  cognu  et  tout  bien  advisé. 
Je,  leur  seigneur.  Dieu  mercy,  bien  dispos. 
Tous  leurs  bons  droits  du  tout  je  reconfirme 
El  veuli  qu'ils  soyent  pour  stables  et  fermes. 


Passé  avons  le  présent  privilège 
En  nos  maison,  chastel  et  forteresse 
De  Bodancourt,  ce  vingtième  de  May 
Mil  cinq  cent  trente-trois  et  pour  tout  vray 
Nos  noms  et  seing  ea  tout  este  témoing 
Et  noslre  scel  qu'avons  à  ce  adjoint. 


Si  les  maris  réfractaires  aux  ordres  du  seigneur  de  Luxeuil 
s'avisaientde  passer  outre,  une  autre  charte  accordait  aux  femmes 
le  droit  de  sévir.  Voici  l'article  :  a  Toutes  et  quantes  fois  qu'un  mari 
frappe  sa  femme  durant  le  mois  de  mai,  les  femmes  du  lieu  doivent 
le  trotter  siJr  l'asne,  par  joyeuseté,  et  esbatteiiient  ou  le  mettre 
sur  charrette  et  trébucher  et  conduire  dinq  trois  jours  durant  en 
lui  bâillant  son  droit,  c'est  assavoir  pain,  eau  et  fromage.  »  Un 
homme  marié  de  Devecey,  ayant  subi  cette  légitirne  punition  au 
mois  de  mai  1427,  ses  amis  intentèrent  un  procès  au  beau  sexe  et 
voulurent  méchamment  le  déposséder  de  ses  droits.  Mais  le  seisrneur 
abbé  de  Saint-Vincent,  parune  salutaire  ordonnance  du  18juin"l427, 
maintint  énergiquement  )a  coutume  locale  et,  depuis  cette  époque, 
le  sexe  fort  n'ose  plus  regimber.  Telle  est  la  force  des  traditions 
que  la  Kévolution  de  1789,  qui  supprime  tant  de  privilèges,  ne 
réussit  pas  à  venir  à  bout  de  la  prérogative  accordée  aux  vaillantes 
Fraiic-Comtoises.  En  1815  et  en  1840,  la  ville  de  Salins  put  voir 
plusieurs  maris  «  trottes  sur  des  ânes  »  pour  avoir  enfreint  la 
charte  qui,  pendant  le  mois  de  mai,  soustrait  leurs  femmes  à 
l'humiliante  servitude  des  corrections  manuelles.  J'ignore  si  l'or- 
donnance des  seigneurs  abbés  de  Devecey  et  de  Luxeuil  est  toujours 
en  vigueur  ;  il  me  phiit  de  croire  que  l'honnête  conduite  des  maris 
l'a  fait  tomber  eu  désuétude.  En  tout  cas,  elle  n'aura  pas  été 
inutile.  La  peur  d'être  «  trotté  sur  l'ane  »  ne  dut-elle  pas  assagir 
maintes  fois  bien  des  époux  que  leur  caractère  peu  endurant 
portait  à  d'odieuses  rigueurs?  C'est  ainsi  que  l'Église,  toujours 
ingénieuse  dans  sa  tendresse,  a  su  se  servir  des  coutumes  soiivciil, 
les  plus  bizarres  pour  adoucir  les  mœurs  et  protéger  les  faibles 
contre  l'arbitraire  des  violents. 


Le  public  s'csl-il  beaucoup  intéressé  aux  expériences  de  traction 


électrique  auxquelles  pieurs  compagnies  de  chemins  de  fer  ont 
fait  procéder  dans  ce&rnières  années?  Je  ne  le  crois  pas.  Que 
les  trains  de  nos  prindes  lignes  marchen.  à  une  vitesse  nor- 
male de  90  à  lOC  kilorres  à  l'heure,  c'est  une  considération  qui 
ne  paraît  pas  beaucouiréoccuper  jusqu'ici  la  foule.  En  admet- 
tant que  la  Compagnie  Lyon,  par  exemple,  puisse  un  jour 
n'employer  que  huit  hes  seulement  au  transport  des  voyageurs 
de  Paris  à  Marseille,  importe  un  tel  progr.s  pour  l'immense 
majorité  de  nos  comiciotes?  Cette  accéli ration  des  trains 
ravira  surtout  le  patria  cosmopolite  qui,  pendant  la  mauvaise 
saison,  se  dirige  vers  hôte  d'Azur.  La  petite  bourgeoisie  et  les 
classes  ouvrières  ne  jAteront  guère  en  général  des  trains 
«  fusée  ». 

Est-ce  à  dire  que  «  leonquêtes  de  la  sciencf  »,  en  matière  de 
traction,  nous  doivent  Iser  indifférents?  A  Dieu  ne  plaise  I  Dans 
un  cercle  d'ingénieurs  je  me  trouvais  naguère  admis,  j'ai 
justement  eu  lieu  d'apudir  aux  considérations  de  plusieurs 
orateurs  sur  les  précieuxvantages  que  la  locomotion  électrique 
est  prochainement  desti»  à  nous  procurer.  Parmi  les  lecteurs 
de  l'Ouvrier,  plusieurs  onans  doute  vu  circuler  dans  Paris  un 
certain  nombre  de  voi-es  que  ne  remorque  aucun  cheval. 
Lourdes  et  munies  d'apreils  disgracieux  et  peu  propres,  ces 
véhicules  n'excitent  pas  irmi  les  passants  une  curiosité  bien 
vive.  On  n'a  vu  là  qu'uneivention  bizarre  et  peu  pratique.  Mais 
une  centaine  de  gentlemeit  d'industriels  se  sont  passionnés  pour 
«  l'automobilisme  ».  Un  c:le  a  été  créé;  des  études  se  poursui- 
vent ;  tous  les  mois  on  ne;  annonce  la  découverte  de  nouveaux 
engins,  ou  le  perfectionneent  de  l'outillage  actuel.  En  présence 
de  ces  recherches  et  de  cétudes,  nombre  de  personnes  conjec- 
turent qu'il  peut  sortir  de  tte  émulation  une  idée  féconde.  Qui 
sait  si  un  électricien  de  gée  ne  nous  dotera  pas  o  d'un  fiacre  ou 
d'un  landau  automobile  i>  à  portée  des  fortunes  modestes?  Quel- 
ques constructeurs  tels  qi  les  Peugeot,  de  Valentigney,  offrent 
aux  amateurs  uu  véhiculeiù  par  le  pétrole,  mais  le  prix  élevé 
de  cette  machine  l'exclut  pr  ainsi  dire  du  marché.  Pour  que  les 
véhicules  nouveaux  prévale  sur  les  anciens  et  les  remplacent,  il 
faut  qu'à  la  supériorité  d  moteur  ils  joignent  la  modicité  du 
prix.  Or,  seuls  les  accumulaurs  électriques  peuvent  répondre  à  ce 
programme,  et  c'est  d'eux  trtout  que  les  ingénieurs  attendent  la 
solution  du  problème. 

Faut-il  rappeler  à  ce  pros  ce  que  la  science  mécanique  dési- 
gne sous  le  nom  générique  accumulateurs? Un  accumulateur  est 
un  appareil  qui  emmagasinune  force  vive,  une  puissance,  et  qui 
l'emploie  au  fur  et  à  mesurées  besoins  à  satisfaire.  Le  ressort  des 
pendules  et  des  montres  est;  plus  ancien  des  accumulateurs.  La 
bouteille  de  Leyde  perfectioiée,  voilà  l'accumulateur  électrique. 
Je  nie  garderai  bien  d'entreici  dans  les  explications  techniques 
qui  terrifieraient  mes  lecteur  Qu'il  me  suffise  de  dire  que  les  accii- 
mulateurs  imaginées  par  Mi  Faure  etSellon  actionnent  depuis 
près  de  trois  ans  les  tramwî',  qui  font  le  service  entre  la  place  de 
la  Madeleine  et  la  ville  de  Snt-Denis.  Aux  deux  stations  terrni- 
nalesjdes  employés  spéciaux  'mplacent  les  appareils  dont  la  puis- 
sance est  épuisée  et  les  rechaient  pour  les  utiliser  de  nouveau  plus 
tard.  Voilà  tout  le  secret  de  locomotion  électrique.  Le  principe 
posé,  pourquoi  les  ingénieurs  i  l'appliqueraient-ils  pas  aux  voitures 
particulières?  Trois  obstaclesse  sont  jusqu'à  ce  jour  opposés  à 
l'extension  du  système  :  le  pots  des  accumulateurs,  la  cherté  des 
appareils  et  l'absence  de  «  dépts  ou  sources  de  forces  électriques  » 
où  les  voitures  puissent  allerrenouvelcr  leur  provision  de  dyna- 
mique. Eh  bienl  ne  nous  est-ipas  permis  d'espérer  que  la  science 
nous  fournira  les  moyens  de  laliser  ces  utiles  désirata?  Le  club 
del'Automobilisme  parait  s'éti  assigné  pour  mission  de  découvrir 
l'appareil  tout  à  la  fois  le  pk  puissant,  le  plus  léger  et  le  moins 
cher.  Ce  résultat  obtenu,  une  ompagnie  se  constituerait  certaine- 
ment sur  le  modèle  de  nos  anennes  «  Messageries  royales  »  pour 
sillonner  nos  routes  de  «  relaisl'accumulateurs  ».  Tous  les  dix  ou 
vingt  kilomètres,  on  changerst  d'appareils  comme  autrefois  on 
changeait  de  chevaux. 

Telles  sont  les  perspectives (ue  nous  ouvre  la  brillante  imagi- 
nation de  nos  ingénieurs.  Les  hemins  de  fer  ont  fait  tomber  en 
désuétude  les  antiques  routes  nationales  et  ruiné  les  vieilles 
hôtelleries  oi'i  s'arrêtaient  les  àligences.  Curieuse  évolution  des 
choses!  Voici  que  les  hôtellcriei et  les  routes  semblent  à  la  veille 
de  reconquérir  leur  ancienne  fweur.  Certes,  nos  lignes  ferrées  ne 
perdront  rien  de  leur  importane,  et  les  marchandises  qui  consti- 
tuent le  principal  trafic  de  ces  grandes  artères,  s'achemineront 
toujours  sur  leurs  rails.  Mais  si  la  découverte  de  l'accumulateur 
idéal  permet  de  construire  des  véhicules  économiques  dont  la 
célérité  rivalise  avec  celle  des  trdns  ordinaires,  il  ne  faut  pas  se 
dissimuler  que  beaucoup  de  vcageurs  adopteront  avec  empres- 
sement le  nouveau  mode  de  transport. 

Un  de  nos  amis  de  Lyon  travaille  actuellement  h  la  construc- 
tion de  ce  véhicule  du  xxe  siècle.  Puisse-t-il  trouvt;r  lu  formule  que 
l'abbé  Moigno  avait  entrevue  dam  ses  rêves  cl  qui  se  déroba  aux 
investigations  de  l'éminent  savant,  mort  trop  tôt. 

ÛSCAB  HaV.'iRD. 
ie  Virecleur-tiérant:  HENRI  GAUTUR.  —Sceaux,  Imp.  Charair.  et  CI". 


5     centimes  le  N"         (  l  f\    centimes  le  N'>\ 
année  courante         Vi-t'    années  échues./ 


N°  1912 


TRENTE-SIXIEHE  ANNÉE.  -  13  Mai  1S96. 


L'OUVRIER 

•Joiii*iial  illustré  paraissa^nt  le  ^lercreeli  et  le  S^aïuecli 


ABONNEMENT  D'UN  AN  : 

(  lOi  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique 

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DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT.  HENRI  GAUTIER,  successeir, 

33,  quai  des  Grands-An gustins,  Paris. 


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Colonies  et  Etranger  (sauf  la 

Belgique)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  faure 


—  C'osl  liien  lie  ma  Mlle  qu'il  s'agit...  Je  suis  volé!  (Voir  page  28.) 


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L'OUVRIER 


SOMMAIRE  :  Les  Voîeura  d'or,  par  Georgei  Le  Faor«.  —  Va  Aïeul  de 
Chapuzot,  par  Jc»n  t)r»uli.  —  Danseurs  pour  orphelins,  par  Sigismond 
Gonilrin  —  Amusements  scieutlûques,  par  Mogus. 


LES  VOLEURS  D'OR' 

PAR 
GEORGES  LE  FAURE 


IV 

OOM    PRÉTOlUnS 

John  Stuck  paraissait  assoupi;  les  deux  coudes  sur  la  table,  les 
yeux  Clés  sur  la  Dible  que,  distraitement,  ses  doigts  avaient  ou- 
verte, il  songeait  qu'il  y  avait  dans  la  vie  des  hasards  Lien  singu- 
liers :  parti  du  Cap  avec  des  instructions  pour  la  frontière  du 
Béchuanaland,  il  avait  eu  à  Johannesburg  une  longue  conférence 
avec  les  chefs  du  parti  des  Uitlandcrs  et,  dans  celte  conférence, 
longuement  il  avait  été  question  de  cette  Ferme  Elisabeth,  que, 
d'après  les  indications  des  ingénieurs,  des  liions  d'or  importants 
devaient  traverser. 

Seulement,  le  vieux  Boer  qui  en  était  le  propriétaire  jouissait 
d'une  réputation  d'homme  peu  commode,  d'humeur  farouche  et 
intransigeant  en  ce  qui  concernait  les  étrangers,  veillant,  disait- 
on,  sur  son  bien  avec  une  sollicitude  intraitable,  décidé  à  jouer 
des  armes  contre  quiconque  s'aviserait  de  mettre  le  pied  sur  son 
domaine,  dans  des  intentions  de  spéculation. 

El  voilà  que  précisément,  comme  il  cherchait  dans  sa  cervelle 
un  œo3cn  de  pénétrer  dans  l'intérieur  de  cet  homme  antique,  aux 
yeux  duquel  sa  qualité  seule  d'Anglais  devait  être  un  crime,  il 
découvrait!  qu'il  avait  pour  compagnon  de  voyage  le  propre  fils  de 
cet  homme. 

Un  esprit  aussi  avisé  que  le  sien  ne  devait  pas  être  long  à  tirer 
quelque  profit  de  cette  circonstance,  et  on  a  vu  qu'au  relai  de 
Petersdorp,  il  avait  eu  vite  fait  de  former  un  plan  dont  l'exécu- 
tion avait  été  confiée  à  Macker;  seulement,  il  avait  compté  sans 
l'inexpérience  de  l'Irlandais,  et  il  s'en  était  fallu  de  peu  que  ses 
projets  tournassent  contre  lui:  sans  l'énergie  et  l'esprit  d'initiative 
de  Guillaume  Brey,  c'en  était  fait  de  lui  et  des  autres  voyageurs 
que  contenait  le  coach. 

Or,  autre  circonstance  favorable,  voilà-t-il  pas  que  ce  Boer 
erossier  et  primitif  paraissait  s'être  pris —  tel  un  oison  dans  un 
alet  —  aux  charmes  de  la  jeune  Anglaise,  bien  innocente,  la 
pauvre,  de  la  fascination  exercée  à  son  insu  par  son  élégance 
naturelle  et  si  délicate  de  femme  civilisée,  et  que,  grâce  à  ce  sen- 
timent d'autant  plus  fort  qu'il  se  trouvait,  par  sa  naïveté  presque 
enfantine,  désarmé  contre  lui.  Guillaume  Brey  venait  d'introduire 
dans  la  place  l'ennemi  qui  s'était  vainement  creusé  la  cervelle 
pour  y  entrer... 

Maintenant  qu'il  y  était,  il  s'agissait  de  n'en  sortir  qu'après 
avoir  mis  à  profit  ce  séjour  qu'il  y  pourrait  faire,  séjour  forcément 
de  peu  (Je  durée  et  qui  le  contraignait  conséquemment  à  mettre 
les  bouchées  doubles. 

Or,  seul,  il  ne  pouvait  rien  faire  :  l'étendue  des  territoires  dépen- 
dant de  Ferme  Elisabeth  était  trop  grande  pour  qu'il  put  songer  à 
ca  parcourir.  Alors  même  qu'il  eût  devant  lui  une  semaine  entière, 
lelalui  eût  été  insuWisant.  «  Prospecter»  un  terrain  ne  se  fait  pas  en 
un  clin  d'œil  cl  suns  avoir  quelque  indication  préalable;  or,  cette 
indication  iudiipeusable,  c'était  par  Guillaume  Brey  qu'il  espérait 
l'avoir,  Diais  coaimentï  'Voilà  ce  qu'il  cherchait  et  ce  qu'il  ne  trou- 
vait pas. 

11  rivait  bien,  il  est  vrai,  quelques  idées  concernant  le  moyen 
dont  il  devrait  se  servir  pour  amener  le  jeune  homme  à  composi- 
tion; mais  cette  idée  était  e'ucorc  très  vague  et  en  même  temps 
pleine  d'incertitude,  basée  qu'elle  était  sur  l'impression  que 
miss  Edwidge  Cornallelt  paraissait  avoir  produite  sur  le  flls  du 
fermier. 

Assurément,  tandis  que  roulait  le  coach  pendant  la  première 
partie  du  trajet,  rien  de  l'altitude  du  jeune  homme  ne  lui  avait 
échappé,  et  les  atlenlions  timides  témoignées  à  sa  compagne  de 
route  n'élaicnt  pas  sans  avoir  frappé  John  Stuck;  lui  seul,  à 
l'insu  môme  du  principal  intéressé,  s'était  aperçu  que  Guillaume 
Brey  ne  dormait  pas,  ainsi  que  miss  Cornallett  le  croyait;  lui  seul 
avait  eu  conscience  du  regard  qui  filtrait  entre  les  paupières  mi- 
closes,  pour  s'attacher  si  curieusement  sur  la  jeune  lille. 

Et  puis,  le  Boer  aurait-il  fait  ce  qu'il  avait  fait  s'il  s'était  sim- 
plement agi  de  sauver  sa  peau  à  lui,  car  pour  celle  de  ses  deux 
compagnons  de  voyage,  parmi  lesquels  il  était,  John  ne  pouvait 
maUiL'urousement  avoir  à  ce  sujet  aucun  doute  :  les  sentiments 
des  Boers  à  l'égard  des  Anglais  étaient  trop  connus  pour  qu'il  put 
avoir  la  moindre  illusion  à  ce  sujet;  donc,  c'était  pour  miss  Edwidge 
et  miss  Edwidge  seule,  que  GiiilliMime  avait  accompli  l'espèce  de 
miracle  qui  avait  sauvé  la  jeune  fille  et  dont  il  avait  bénéficié. 
1.  'Voir  l'Ouvrier  dopuii  lo  !!  mai  180S. 


-Mais  alors  il  fallait  que  ce  sentiment...  de  curiosité  —  John 
Stuck  ne  pouvait  guère  lui  donner  d'autre  nom  —  fût  bien  puis- 
sant et  bien  spontané  pour  que  Guillaume  Br^  y  eût  eu  la  force 
nécessaire  de  dompter  l'emballement  de  l'atlela-e  et  la  présence 
d'esprit  de  diriger  le  sauvetage  tel  qu'il  l'avait  du  gé. 

Et  puis,  est-ce  qu'au  moment  où  toute  l'éneri-ie  de  ses  pensées 
devait  être  concentrée  sur  les  mules  et  sur  la  livière,  il  n'avait 
pas  eu  la  présence  d'esprit  de  songer  à  elle,  à  ellr-  qui,  au  p.issage 
du  gué,  allait  être  trempée  d'eau? 

De  tout  autre  genre  d'homme,  John  Stuck  eût  pu  trouver  cette 
prévenance  naturelle,  mais,  aux  yeux  des  rudes  Boers,  la  différence 
des  sexes  n'a  que  peu  d'importance  et  il  serait  grotesque  de  leur 
vouloir   prêter  la  muiodre  idée  de  galanterie. 

Seulement,  l'impression  produite,  depuis  Johannesburg,  sur 
Guillaume  Brey  par  Edwidge  Cornallett  était  si  profonde  qu'il 
avait  songé  à  elle  et  avait  fait  l'impossible  pour  la  mettre  à  l'abri 
de  l'eau,  prévoyant  les  conséquences  funestes  que  pouvait  avoir 
une  immersion  dans  la  rivière  glacée  pour  cette  nature,  fragile 
et  d'apparence  souffreteuse,  de  jeune  fille... 

Certainement  que,  s'il  avait  eu  du  temps  devant  lui,  c'est  bien 
de  cette  impression  que  John  Stuck  aurait  tenté  de  jouer  pour 
s'immiscer  dans  les  bonnes  grâces  du  jeune  Boer  et  avoir  de  lui  des 
renseignements  intéressants  sur  Ferme  Elisabeth;  qu  il  sût  seule- 
ment si  le  hasard  ou  une  curiosité  bien  naturelle,  étant  donné  ce 
qui  se  passait,  avait  révélé  au  propriétaire  la  trace  de  quelque 
.filon  aurifère  et,  en  outre,  ipril  apprît  l'endroit  précis  où  se  trou- 
vait ce  filon,  et  il  ferait  son  afl'aire  du  reste  :  les  lois  mêmes  du'' 
pays  combattraient  pour  lui,  puisqu'elles  autorisent  le  gouverne- 
ment de  la  République  à  exproprier,  pour  ainsi  dire,  les  détenteurs 
de  terrain,  pour  cause  de  mines  d'or... 

Seulement,  jusqu'alors,  il  avait  été  impossible  de  se  livrer  à  aucune 
«prospection  »,  c'est  ainsi  que  se  nomme  la  recherche  des  traces 
de  l'or  dans  les  terrains,  —  en  raison  de  la  vigilance  farouche 
aveclaquellelevieuxl'rétorius  Brey  montait  la  garde:  bien  des  fois, 
des  aventuriers  avaient  tenté  de  s'introduire  sous  son  loit,  pour 
le  sonder  et  lâcher  de  lui  arracher  quelques  renseignements; 
conformément  aux  lois  antiques  de  l'hospitalité,  il  les  hébergeait, 
les  nourrissait,  les  abreuvait;  puis,  lelendemain,  les  accompagnait 
lui-même  jusqu'au  chemin  qu'ils  lui  avaient  dit  devoir  suivre  et 
même  leur  faisait  un  bout  de  conduite,  de  façon  à  s'assurer  qu'ils 
s'en  allaient  pour  de  bon. 

11  eût  eu  des  serviteurs  blancs  que  les  curieux  auraient  bien  pu 
tenter  de  les  interroger;  mais,  par  prudence,  le  vieillard  n'em- 
ployait que  dès  Gafres  et  ceux-ci,  alors  même  qu'ils  eussent  su 
quelque  chose,  se  seraient  bien  gardés  de  rien  dire,  persuadés  que 
oom  l'rétorius  aurait  tiré  sur  eux  comme  sur  des  bêles  fauves. 

Le  tout  était  de  savoir  si  la  curiosité  née  dans  l'esprit  du  rude 
Boer,  à  la  vue  de  cette  mignonne  poupée  d'Europe,  était  suscep- 
tible de  se  doubler  d'un  autre  sentiment,  plus  fort  celui-là  et  plus 
d.TUgereux  aussi,  car  s'il  est  capable,  en  certaines  circonstances, 
d'inspirer  de  grands  dévoueuicnis  et  de  belles  actions,  on  l'a  vu 
aussi,  trop  fréquemment,  hélas!  pousser  aux  pires  infamies,  aux 
plus  ignobles  lâchetés,  aux  plus  détestables  scélératesses. 

Si  seulement  cette  fragile  enfant — et  en  songeant  à  cela,  John 
Stuck  hochait  la  tête  vers  la  porte  de  la  chambre  où  élait  enfer- 
mée Edwidge  Cornallett— pouvait  avoir  pincé  une  indisposition  assez 
grave  pour  être  contrainte  de  prolonger  son  séjour  sous  le  toit  du 
vieux  Boei'...voilii  qui  pourrait  arranger  les  choses  et  permettre  au 
sentiment  dont  voulait  jouer  John  Stuck  de  se  transformer  et  de 
pousser  dans  le  cœur  de  Guillaume  des  racines  plus  profondes. 

Cela  fait,  lui,  John  Stuck,  surviendrait  au  moment  où  le  jeune 
homme  aurait  besoin  d'un  confident,  d'un  conseiller,  et  le  diable 
aidant,  ce  serait  bien  de  la  malchance  s'il  ne  trouvait  pas  le 
moyen  d'arriver  à  ses  fins... 

11  en  élait  là  de  ses  réflexions,  lorsqu'il  lui  sembla  entendre 
contre  la  vitre  un  presque  imperceptible  bruit  :  c'était  moins  un 
heurt,  très  léger,  que  quelque  chose  qui  ressemblait  à  un  gratte- 
tement,  semblable  assez  à  celui  d'une  souris  ou  de  quelque  ron- 
geur de  même  espèce. 

Tout  d'abord,  l'esprit  tout  aux  pensées  qui  l'absorbaient,  John 
Stuck  ne  prêta  guère  qu'une  attention  fort  relative  à  ce  bruit, 
mais  comme  il  continuait  avec  une  persistance,  en  quelque  sorte 
énervante,  il  se  leva  et  se  dirigea  sur  la  pointe  des  pieds  vers  la 
fenêtre. 

Là,  il  s'immobilisa,  avec  un  haut-le-corps  soudain,  en  aperce- 
vant de  l'autre  côté  une  silhouelle  humaine,  dont  la  face  était 
collée  à  la  vitre,  et  c'étaient  des  doigts,  que  maintenant  il  distin- 
guait parfaitement  bien,  qui  produisaient  l'espèce  de  grattemeni 
par  lequel  son  attention  avait  clé  éveillée. 

Cette  tête  était  celle  de  Patrick  Macker;  mais  dans  quel  état, 
grand  Dieu!  Une  écorchure  profonde  lui  zébrait  le  front,  formani 
des  taches  sanguinolentes  qui  lui  donnaient  un  aspect  effrayant, 
d'autant  plus  que  l'une  de  ses  arcades  sourcilières  était  enflée  au 
point  de  cacher  l'œil  complètement. 

Les  lèvres  de  l'Irlandais  remuèrent  et  John  Stuck  comprit  plu- 
tôt qu'il  n'entendit  que  lautre  lui  demandait  d'ouvrir  la  porte. 

Une  seconde  notre  homme  demeura  indécis,  tandis  qu'instinc- 
tivement ses  regards  se  tournaient  vers  la  chambre  de  lord  Cor- 


L'UUVHIRR 


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nallelt,  trahissant  la  crainte  bien  nntiii'ellc  de  voir  apparaître 
celui-ci:  et  puis,  il  y  avait  aussi  la  rraiiite  que  le  vieux  Boer  ne 
survint;  lu  vue  de  cet  étranger  ne  serait  certaiiieuienl  pas  faite 
pour  adoucir  son  humeur  farouche  et  pouvait,  bien  au  contraire, 
faire  naître  des  soupçons  dans  cet  esprit  inquiet,  jaloux,  toujours 
sur  le  qui-vive...  ' 

Néanmoins,  comme  les  doigts  île  l'Irlandais  se  mettaient  à 
battre  plus  nerveusement  la  vitre,  tandis  que  ses  souri'ils  se  ron- 
tractnienl  avec  une  expression  de  colère  menaçante.  Joint  .Sluck 
se  dcciila,  bien  à  conlre-cœnr,  à  se  diriger  vers  la  porte,  qu'il 
ouvrit  avec  toutes  ks  précautions  imaginables. 

.V  la  vue  du  misérable,  les  vêtements  trempés  d'eau  et  souillés 
de  la  poussière  dii  chemin,  de  la  terra  des  champs,  le  visage  défait, 
abîmé,  sanglant.  l'Anglais  fit  un  pas  en  arrière;  mais  l'autre, 
étiMulanl  le  bias,  le  saisit  au   poiunet  et  l'attirant  à  lui  ■ 

—  Venez  dehors...  Nous  avons  à  causer, 

— .D'où  venez-vous  dans  cet  état?.>.  Je  vous  croyais  mortl... 

—  Peu  s'en  est  fallu,  et,  en  tout  cas,  ce  n'est  pas  la  faute  de 
cette  canaille  de  lîoer... 

Patrick  Macker  lança  dans  l'ombre  son  poing  fermé  el 
grommela  sur  un  ton  terrible  de  menace  : 

—  Mais  il  mêle  paiera... 

Cependant,  John  Stuck  ne  quittait  toujours  pas  le  seuil  de  la 
porte,  éprouvant  une  répulsion  visible  à  déférer  à  l'invitation  de 
son  interlocuteur;  celui-ci  s'en  aperçut  et,  d'une  voix  nette,  tran- 
chante, trahissant  une  décision  irrévocablement  prise  : 

—  Si  vous  ne  me  suivez  pas,  j'appelle,  dit-il. 

—  Appelez,  répondit  llegmatiquement  l'Anglais. 

—  Faites  attention  ;  si  j'appelle,  ce  sera  pour  dire  que  l'acci- 
dent de  la  voiture  était  commandé  par  vous... 

—  Qui  vous  croira?  riposta  l'autre  en  haussant  les  épaules. 

—  Deux  hommes  dont  l'un  vous  tuera  lui-même  et  dont 
l'autre  vous  fera  pendre  :  le  premier,  c'est  le  vieux  Brey,  qui  verra 
dans  l'accident  de  la  voiture  un  stratagème  pour  pénétrer  sous  son 
toit... 

John  Stuck,  se  voyant  si  complètement  deviné  par  cette  brute 
d'Irlandais,  tressaillit,  et  ce  tressaillement  n'échappa  pas  à  Patrick 
qui  poursuivit  néanmoins,  comme  s'il  ne  se  fût  aperçu  de  rien  : 

—  L'autre  est  lord  Cornallelt,  qui  pourrait  y  voir  un  truc  pour 
se  débarrasser  de  lui  et  le  soulager  de  la  somme  importante  qu'il 
porte,  dit-on,  au  Béchuanaland, 

Cette  fois,  l'Anglais  eut  un  mouvement  de  révolte  et  s'exclama 
d'une  voix  sourde  : 

—  Ahl  cela,  jamais!  Non,  certes,  jamais  je  n'ai  eu  cette 
pensée.., 

Macker  lui  dit  du  ton  traînant  qui  lui  était  coutumier: 

—  Je  ne  dis  pas.,,  mais  cela  pourrait  y  paraître,  car  on  se 
demanderait  certainement  quelle  raison  vous  aviez  de  faire  culbu- 
ter le  coach. 

—  Mais  c'est  vous,  double  ivrogne,  qui  teniez  les  guider  ! 
gronda  John  Stuck,  incapable  de  se  contenir  plus  longtemps, 

—  Possible,..  Mais  vous  ne  nierez  pas  ce  qui  était  convenu  entre 
vous.  Zeito  et  moi...  Et  puis,  oom  Prétorius  n'en  chercherait  pas  si 
long  et  il  a  le  coup  de  carabine  très  facile,  ce  vieux  sacripant  de 
Boer.. 

Cette  raison-là,  bien  plus  que  l'autre,  décida  l'.'Vnglais,  car  elle 
le  touchait  au  vif  et  lui  faisait  craindre  le  moindre  incident  qui 
put  inspirer  au  vieillard  quelque  soupçon  à  sou  endroit. 

—  Soit  donc,  fit-il  en  tirant  tout  doucement  la  porte  derrîèie 
lui,  qu'avez-vous  à  me  dire? 

Instinctivement,  il  conduisit  Macker  vers  les  chariots  et  les 
instruments  aratoires,  du  côté  opposé  aux  écuries,  dans  lesquelles  il 
avait  vu  disparaître  le  vieux  Boer  et  son  pelit-flls. 

Une  fois  dans  l'ombre  que  projetait  la  bâche  d'un  énorme  fardier, 
les  deux  hommes  s'arrêtèrent. 

—  Le  lord  Cornallett  a  sur  lui  une  forte  somme...,  commença 
l'Irlandais. 

—  Malheureuxl  gronda  l'autre,  vous  vouliez.,. 

—  Faire  fortune  d'un  seul  coup,  oui,gouaillacyniquementMackcr, 
ça  vous  épate!...  Je  ne  suis  pas  venu  au  Sud  africain  pour  collec- 
tionner des  Métélés,  moi...  et  vous  non  plus,  d'ailleurs,  monsieur 
Stuck. 

—  Moi!  c'est  différent...,  je  travaille. 

—  Et  votre  serviteur!...  Si  nous  comparions  la  peau  de  nos  mains, 
je  suis  certain  que  c'est  moi  qui  l'ai  le  plus  calleuse...  Au  surplus, 
dans  quel  but  avez-vous  annoncé  la  chose  à  Mme  Van  Dereboum... 

L'Anglais  ne  put  retenir  un  mouvement  d'impatience  et  il 
grommela: 

—  Les  femmes  ont  toujours  la  langue  trop  longue... 

—  Ce  n'est  pas  à  moi  de  m'en  plaindre;  seulement  je  m'étonne 
que  vous  trouviez  mauvais  ce  que  vous  trouviez  bon  il  y  a  quelques 
jours. 

—  J'ai  changé  d'avis,  riposta  Stuck  avec  brusquerie. 

—  Parfait,  et  ce  que  vous  dites  délivre  ma  conscience  d'un 
scrupule,  ricana  le  misérable  Irlandais,  et  du  moment  que  vous 
n'êtes  plus  sur  l'affaire... 

L'Anglais  saisit  Macker  au  collet  et  le  serrant' 

—  Que  vous  proposez- vous  donc?  gronda-t-il. 


Lu  main  de  l'Irlandais  chercha  un  couteau  dans  la  poche  de  sa 
culotte. 

—  l.i\chez-moi.  monsieur  Stuck!  déclara-t-il  d'une  voix  froide 
et  décidée,  car,  foi  d'honnête  homme,  je  vous  saigne  comme  un 
porc... 

Et  quand  il  eut  recouvré  sa  liberté  : 

—  En  deux  mois,  voici  la  chose,  expli'iiia-l-il  ;  quand  le  coach 
a  dévalé  la  berge  de  la  rivière,  je  me  suis  laissé  glisser  à  terre,  —  ce 
qui  était  facile,  puisque  le  sommet  de  la  voilure  afilem'ait  le  sol,  — 
oh!  ça  ne  s'est  pas  fait  sans  m'accommodcr  comme  vous  voyez; 
mais,  paiience,  tout  ça  se  retrouvera,  —  puis,  j'ai  passé  le  gué  et 
je  vous  ai  suivi  à  la  piste... 

—  El  alors,  maintenant?  interrogea  John  Stiick... 

—  Maintenant,  répéta  l'Irlandais,  eh  bien!  maintenant,  je  viens 
chercher  l'argent. 

L'autre  sursauta, 

—  Oui,  poursuivit  l'Irlandais  en  étendant  le  bras  vers  la  ferme 
et  en  désignant,  voisine  de  la  fenêtre  de  la  salle  qu'éclairait  la 
lampe,  une  autre  fenêtre,  — sombre  celle-là,  —  lord  Cornallett 
est  là,  je  l'ai  vu  y  entrer;  il  est  couché,  il  dort,  j'entre  par  la  porte' 
qui  donne  dans  la  salle  et... 

—  Mais  je  me  fais  votre  complice.., 

—  Ne  suis-je  pas  le  vôtre  déjà,  puisque  c'est  par  votre  ordre  que 
le  coach  n'a  pas  suivi  le  chemin  du  pont.., 

John  Stuck  paraissait  atterré:  ce  projet  de  l'Irlandais  venait  en 
travers  du  sien,  risquant  de  compromettre  le  plan  formé  dans  sa 
tête  depuis  quelques  heures  à  peine,  c'est  vrai,  mais  dont  il  entre- 
voyait comme  possible  la  réussite;  et  sur  celle  réussite,  ses  appétits 
avaient  déjà  échafaudé  une  colossale  fortime.,. 

Ah  I  s'il  n'eût  eu  sur  lui  une  arme  autre  que  son  revolver,  dont  la 
détonation  eût  mis  tout  le  monde  sur  pied  ;  si  seulement  il  n'eût 
pas  deviné  dans  la  main  de  l'Irlandais  un  couteau  tout  prêt  à  tailler 
une  gaine  dans  sa  peau,  au  moindre  mouvement  suspect... 

—  A  présent  que  je  vous  ai  exposé  la  chose,  fit  Macker,  entrons. 
Et,  déjà,  il  entraînait  .lohn  Stuck  vers  la  ferme,  lorsque,  sou- 
dain, de  l'écurie,  en  face  d'eux,  une  silhouette  humaine  surgit, 

—  lleinl  grommela  l'Irlandais  en  se  rejetant  en  arrière,  dans 
l'ombre  protectrice  du  chariot,  quel  est  celui-là?.., 

Stuck,  lui,  avait  reconnu  Guillaume  Brey,  et  saisissant  son  com- 
pagnon au  poignet  : 

—  11  aura  eulendu  du  bruit...,  souflla-t-il,  et  il  vient  voir. 
Subitement,  le  couteau,  grand  ouvert,   sortit  de  la  poche  de 

Macker,  qui  grommela: 

—  Tant  pis  pour  lui!...  Nous  allons  régler  tout  de  suite  notre 
compte... 

Mais  le  jeune  homme  —  contrairement  à  la  supposition  émise 
par  John  Stuck  —  ne  paraissait  nullement  songer  à  se  livrer  à 
aucune  perquisition  dans  la  cour;  il  marchait  à  pas  lents,  le  men- 
ton touchant  la  poitrine,  les  bras  ballants,  les  épaules  courbées, 
comme  si  quelque  lourd  fardeau  l'eût  écrasé:  de  long  en  large,  il 
allait,  depuis  la  porte  charretière  jusqu'à  la  ferme,  mais  toujours 
s'arrêtant  à  quelque  distance  de  la  muraille,  pivotant  sur  ses  talons 
brusquement,  comme  si  quelque  effroi  l'eût  saisi  soudain,  et  cepen- 
dant se  rapprochant  à  chaque  tour  davantage. 

—  Tiens!...  qu'est-ce  qui  lui  prend?  grommela  Patrick  Macker. 
Mais,  d'un  geste  rude,  Stuck  lui  imposa  silence,  car  il  venait 

de  voir  le  jeune  Boer  arrêté  devant  la  ferme,  passer  ses  deux 
mains  sur  son  front,  comme  s'il  eût  voulu  écarter  de  lui  quel- 
que obsédante  pensée,  en  même  temps  que  sa  poitrine  se  soulevait 
en  un  soupir  violent  dont  l'écho  parvint  jusqu'aux  deux  hommes. 
Penché  en  avant,  l'Anglais  paraissait  suivre  avec  une  curiosité 
ardente  les  différents  mouvements  du  Boer,  découvrant  dans  un 
geste  de  bras,  dans  une  attitude  du  torse,  dans  un  accablement  des 
épaules,  la  traduction  des  sentiments  qui  agitaient  son  âme. 

—  Eh!...   ehl...  murniura-t-il,  l'eufant  songe  à  la  poupée... 
Guillaume  Brey,  en  ce  moment,  s'était  approché  de  la  miu-aille, 

contre  la  fenêtre  faisant  pendant  à  celle  de  lord  Cornallett  et  qui 
devait  être  celle  de  la  chambre  de  sa  sœur  ;  c'est  dans  cetle  chambre, 
on  le  sait,  qu'avait  été  transportée  la  jeune  Anglaise,  el  là,  le  coude 
appuyé  aux  volets  clos,  la  tète  dans  la  main,  le  Boer  s'immo- 
bilisa, 

—  Décidément,  il  en  tient,  songea  John  Stuck;  avec  lui,  il  y 
aura  de  la  ressource. 

Mais  comme  il  avait  songé  tout  haut,  Macker  demanda  : 

—  Que  se  passe-t-il? 

Alors  une  idée  surgissant  soudain  dans  la  cervelle  de  John: 

—  Il  se  passe,  dit-il  d'un  ton  de  commandement,  que  tu  vas 
me  laisser  de  côté  tes  combinaisons  plus  ou  moins  propres  et  ne 
plus  songer  à  lord  Cornallett;  j'ai  en  tête  une  autre  combinaison, 
dans  laquelle  je  te  réserverai  une  part,  et  qui  peut  faire  de  nous  les 
plus  riches  du  Rand... 

L'Irlandais  eut  un  éblouissement. 

—  Pas  possible  I... 

—  Comme  je  te  le  dis,  affirma  Stuck;  maintenant,  si  tu  touches  à 
Guillaume  Brey,  c'est  comme  si  tu  tuais  notre  poule  aux  œufs  d'or... 

Les  doigts  de  .Macker  se  crispèrent  sur  son  couteau. 

—  Luii  gronda-t-il.  Ahl  lui,  par  exemple,  j'aui'uis  pourtant 
éprouvé  plaisir... 


28 


L'OUVRIER 


—  A  lui  rrevor  la  peau...  soit  :  mais  ii  r'prouverais-tu  pas  jilus 
de  plaisir  à  [lalper  des  mille  et  des  mille  de  livres... 

—  Ça,  oui...  gronda  1  Irlandais... 

—  Eh  bien!  voilà  le  que  tu  vas  faire  :  écoute-moi  bien.  Cor-' 
nallettdorl  à  poings  fermés...,  tout  à  l'iieure.dans  la  salle,  je  l'en- 
tendais qui  ronflait  romme  un  sourd...  Tu  vas  entrer  dans  la 
chambre  et  prendre  sa  valise...  C'est  là-dedans  que  se  trouve  la 
monnaie... 

L'Irlandais  avait  tressailli  pendant  que  parlait  son  interlocu- 
teur. 

—  Bahl  murniura-t-il;  mais  il  n'y  a  qu'uu  instant,  vous  ne 
vouliez  pas... 

—  .l'ai  changé  d'avis...  va...  je  t'attends  ici... 

Macker  indiqua,  d'un  hocheiiient  de  tête,  Guillaume  Brey  tou- 
jours accoudé  aux  volets. 

—  Et  l'autre...  gronda-l-il...  puisqu'on  ne  peut  pas  y  toucher... 

—  C'est  vrai,  gronda  John  Stuck...,  attendons... 

Silencieux,  côte  à  côte,  les  yeux  llxcs  sur  le  Boer,  ils  demeu- 
rèrent ainsi  de  longs  instants;  Guillaume  paraissait  endormi. —  s'ileCit 
été  possible  d'admettre  qu'on  put  dormir  debout,  —  tellement  son 
immobilité  était  grande;  enfin,  il  se  redressa,  passa  à  nouveau  ses 
mains  sur  son  front  et,  poussant  un  soupir,  reprit  sa  promenade 
à  travers  la  cour. 

A  un  certain  moment,  il  s'avança  si  près  du  chariot  dont 
.J.'ombre  servait  d'abri  à  nos  deux  personnages,  que  ceux-ci  purent 
voir  son  visage  blême  dans  lequel  ses  prunelles  brillaient  d'un  feu 
étrange. 

— ^J'ai  envie  de  me  glisser  là-bas  pendant  qu'il  a  le  dos  tourné, 
souffla  l'Irlandais  à  l'oreille  de  John  Stuck,  à  un  moment  où  le 
jeune  homme  touchait  aux  écuries... 

—  Non...  il  n'aurait  qu'à  t'entendre!  Un  peu  de  patience... 
Au  bout  d'un  quart  d'heure,  Guillaume  Brey  franchit  la  porte 

de  l'écurie  et  disparut  :  la  fraîcheur  de  la  nuit  avait  calmé  son 
cerveau  et  sans  doute  maintenant  les  fatigues  du  voyage  triom- 
phaient-elles du  bouleversement  de  ses  idées... 

—  A  toi  maintenant,  murmura  John  Stuck...,  et  surtout  sois 
adroit... 

—  N'ayez  crainte,  ça  me  connaît... 

Et  l'Irlandais,  avec  une  prestesse  de  couleuvre,  sans  plus  de 
bruit  qu'un  oiseau  rasant  le  sol,  se  dirigea  vers  la  ferme  où  Stuck 
le  vit  entrer  dans  la  grande  salle;  une  seconde,  sa  silhouette 
apparut,  sombre,  à  travers  les  vitres  delà  fenêtre,  puis  disparut;  il 
venait  de  pénétrer  dans  la  pièce  où  dormait  lord  Cornallett. 

Une  légère  angoisse  prit  John  à  la  gorge  et,  soudain,  il  se  souviul 
qu'il  n'avait  pas  recommandé  à  cette  brute  de  respecter  la  vie  du 
dormeur... 

—  Il  est  capable  de  me  le  tuer,  songea-t-il:  fout  serait  manqué.. 
Et,  penché  en  avant,  l'oreille  au  guet,  prêt  à  saisir  le  moindre 

bruit  suspect,  il  attendit;  heureusement,  il  en  fut  pour  ses  appré- 
hensions, rien  ne  vint  troubler  le  silence  de  la  nuit;  la  silhouette 
lie  Macker  réapparut  à  travers  les  vitres,  puis  se  découpa  au  milieu 
de  la  porte,  et  r.\nglais  n'avait  pas  encore  achevé  son  soupir  de 
satisfaction,  que  le  drôle  l'avait  rejoint. 

A  la  main,  il  tenait  une  valise  de  petite  dimension,  qu'il  mon- 
tra à  Stuck. 

—  C'est  ça...  n'est-ce  pas?...  11  n'a  pas  bronché...  on  dirait  qu'il 
est  mort,  s'il  ne  soufflait  pas  comme  un  phoque... 

John  Stuck  avait  saisi  la  valise  et  promenait  autour  de  lui  un 
regard  investigateur. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  que  vous  cherchez?  interrogea  l'Irlan- 
dais... 'Vous  n'ouvrez  pas?... 

—  Inutile...,  je  cherche...,  je  cherche... 

Il  n'acheva  pas  sa  phrase  et,  quittant  son  compagnon,  il  se 
coula  jusqu'au  tas  de  fumier  qui  se  dressait,  énorme,  non  loin  du 
chariot. 

—  Fais-moi  un  trou  là-dedans,  conimanda-t-il  à  Macker  qui 
l'avait  sinvi...  pas  très  grand...  là...  comme  ça...;  mais  c'est  trop 
profond...,  remets-en  un  peu...  très  bien  ainsi... 

Et,  dans  la  cavité  ainsi  pratiquée. il  déposa  la  valise,  à  la  grande 
stupéfaction  de  Mac  ker,  dont  les  yeux  se  désorbitaient. 

—  Maintenant,  lit  Stuck,  rebouche  le  trou..., marche  dessus.... 
piétine  pour  mieux  entasser...  Parfait...  Descends  à  présent. 

L'Irlandais  avait  obéi  automatiquement  pour  ainsi  dire,  sa  cer- 
velle étant  absorbée  par  un  travail  qui  visait  à  comprendre  ce  qu'il 
faisait... 

—  Ce  n'est  pas  tout,  poursuivit  John  Stuck.  tu  vas  l'en  aller 
jusqu'à  cette  porte  que  tu  vois  là-bas...  dans  les  écuries... 

—  Celle  par  laquelle  il  a  passé?... 

—  Précisément.  Une  fois  là...  tu  retireras  tes  bottes...,  et  lu 
viendras  me  rejoindre... 

Avec  une  docilité  parfaite,  l'Irlandais  obéit,  et  quand  il  fut  re- 
venu et  rechaussé,  il  attendit  l'explication  de  ce  qui  venait  de  se 
passer:  mais,  au  lieu  de  lui  rien  expliquer,  John  Stuck  lui  dit  : 

—  Maintenant,  tu  vas  t'en  aller...  le  coach  de  Mafeking  passe 
à  l'aube  sur  le  pont  de  la  rivière  Vaal...  Prends  le,  retourne  n 
Pefersdorp  et  allends-mni,  sans  souffler  un  mol  de  cola  à  personne. . 

Macker  eut  un  mouvement  de  révolte  que  l'autre  dompta,  grâce 
k  l'assurance  avec  laquelle  il  prononça  ces  mots- 


—  Aie  conliance  el.  avant  qu'il  soiL  six  miis,  Ferme  Elisabelh 
sera  à  nous... 

Ce  fut  auxyeux  de  l'Irlandais  comme  un  éblouissement  ;  il  bal- 
butia : 

—  Pas  de  trahison...  au  moins...,  car  si  vous  me  jouiez... 

—  Menaces  inutiles...  mon  cher...  John  Sludkest  un  honnête 
homme... 

Sur  ces  mots,  il  congédia  Macker  et  ne  quitta  l'ombre  protec- 
trice du  chariot  que  lorsqu'il  eut  entendu  s'éteindre  au  loin,  sur  la 
route,  l'écho  de  ses  pas  lourds. 

Quelques  secondes  plus  tard,  il  avait  regagné  la  salle  de  la 
ferme  et,  la  tête  renversée  sur  son  fauteuil,  s'endormait  de  ce 
sommeil  profond  qui  prouve  une  conscience  satisfaite. 

Une  main  se  posant  brusquement  sur  son  épaule  l'éveilla  en 
sursaut  ;  il  faisait  grand  jour  et,  devant  lui,  le  visage  convulsé,  le 
regard  plein  d'ahurissement,  se  tenait  lord  Corn:illett. 

—  Heu!  quoi!...  qu'avezjvous?  balbutia  John  Stuck  a\jpc  un 
effroi  admirablement  bien  joué...  Est-ce  que  .MH'  votre  fille... 

—  Eh!...  c'est  bien  de  ma  fllle  qu'il  s'agit!  s  exclama  le  mal- 
heureux qui,  dans  un  premier  moment  de  terreur,  n'avait  même 
pas  songé  à  prendre  des  nouvelles  de  la  pauvre  enfantt...  Je  suis 
volé!... 

—  Volé!...  s'écria  John  Stuck,  soudainement  abasourdi...  Qui 
vous  a  volé?...  Qu'est-ce  qu'on  vous  a  volé?... 

—  .Ma  valise...  Je  transportais  des  fonds  destinés  à  la  caisse  du 
Béchuanaland...  ma  valise  a  disparu!... 

—  Ce  n'est  pas  possible!...  Qui  aurait  fait  le  coup...  et  com- 
ment aurait-on  pu  s'introduire  dans  votre  chambre  :  il  aurait  fallu 
qu'on  passât  par  cette  salle... 

—  Vous  dormiez... 

—  C'est  juste!...  Mais  il  fallait  donc  que  le  voleur  sût  ce  que 
contenait  votre  valise!  Mieux  que  cela...  il  fallait  qu'il  sût  que 
vous  aviez  une  valise  en  votre  possession...  Quelque  serviteur 
cafre  de  la  ferme,  peut-être...  Mais  non,  tout  le  monde  dormait 
quand  nous  sommes  descendus  de  voiture,..  Qui,  alors?...  car  ce 
ne  peut  être  assurément  le  vieux  Prétorius. 

Tout  en  parlant,  l'.Vnglais  était  rentré  dans  la  chambre  et 
furetait  dans  tous  les  coins,  ce  qui  exaspéra  Cornallett. 

—  B/i  God!  clama-t-il,  me  croyez-vous  donc  aveugle?  Quand 
je  vous  dis  qu'elle  a  disparu...  Je  suis  volé!  je  suis  volé  !... 

Comme  il  achevait  ces  mots,  dans  l'encadrement  de  la  porte 
apparut  la  haute  stature  de  Prétorius  Brey;  il  tenait  à  la  main  son 
large  chapeau  de  feutre,  et  le  soleil  levant  dorait  la  longue  cheve- 
lure blanche  qui  auréolait  son  front  majestueux. 

—  Salut  à  mes  hôtes,  dit-il  d'une  voix  grave,  que  la  bénédiction 
de  Dieu  s'étende  sur  eux  durant  toute  la  journée  qui  va  s'écouler... 

Puis,  remarquant  le  visage  bouleversé  des  deux  hommes  : 

—  Que  se  passe-t-il  donc?  interrogea-t-il...  Serait-il  survenu 
quelque  chose  de  fâcheux  à  la  jeune  demoiselle? 

—  Dix  mille  livres!  clama  lord  Cornallett...  On  m'a  volé  dix 
mille  livres!... 

Tout  d'abord,  le  vieillard  ne  comprenait  pas  très  bien  la  signi- 
fication des  mots;  puis,  soudain,  ses  traits  perdirent  leur  impas- 
sibilité, ses  yeux  s'agrandirent  sous  ses  sourcils  baissés,  et  ses 
lèvres  agitées  dans  un  balbutiement  nerveux  demeurèrent  muettes, 
incapables  de  proférer  une  parole. 

—  Volél...  murmura-t-il  enfin  d'une  voix  étranglée.;.  'Vous 
avez  été  volé...  ici...  sous  mon  toit...  Volé...  chez  Prétorius  Brey  I... 

L'indignation  le  suffoquait,  il  chancela  et  s'il  ne  se  fût  retenu 
des  deux  mains  aux  chambranles  de  la  porte,  il  se  fût  abattu!... 

—  Voyons...  voyons...,  dit-il  en  passant  les  doigts  sur  son  front, 
comme  pour  coordonner  ses  idées.  Vous  me  le  dites,  je  dois  \e 
croire,  mais  cela  me  parait  impossible. 

—  C'est  ce  que  je  disais  à  lurd  Cornallett.  insinua  John  Stuck, 
il  faut  que  le  voleur  sût  qu'il  était  porteur  d'une  valise  ;  or,  quand 
nous  sommes  arrivés  ici,  tout  le  monde  dormait,  à  l'exception  de 
vous  et  de  votre  petite-fille. 

Il  ajouta  en  souriant  : 

—  Ah!  pardon...  il  y  avait  également  moi...  et  votre  petit-fils 
qui  savions  que  lord  Cornallett  avait  une  valise  en  sa  possession, 
puisque  nous  voyagions  avec  lui  depuis  Johannesburg...'  mais 
comme  il  ne  saurait  être  question  ni  de  lui  ni  de  moi... 

En  ce  moment,  Guillaume  Brey  apparaissait  sur  le  seuil  des 
écuries. 

—  Guillaume,  appela  le  vieillard,  tu  n'as  entendu  personne, 
cette  nuit,  errer  dans  la  cour? 

Cette  question,  fort  naturellement  posée,  provoqua  chez  le 
jeune  homme  un  trouble  profond  et,  quand  il  arriva  près  de  nos 
trois  personnages,  ils  purent  constater  la  vive  rougeur  qui  colo- 
rait ses  joues,  ainsi  que  l'expression  de  son  regard. 

—  Mais,  fit  subitement  Prétorius  Brey, en  braquant  sur  son  petit- 
fils  ses  yeux  aigus,  ne  t'es-tu  pas  levé  cette  nuit...  ?  N'es-t'u  pas 
sorti  de  l'écurie?... 

Ces  mots  étaient  prononcés  d'une  voix  tremblante,  sifflant 
entre  les  dents  contraclécs,  tandis  que  la  maiu  sèche,  ridée,  mais 
vigoureuse,  s'abattait  sur  l'épaule  du  jeune  homme. 

—  Oui...,  répondit  celui-ci  en  courbant  la  tète...,  c'est  vrai,  je 
suis  sorti  dans  la  cour..t 


L-DUVRIER 


-2!) 


—  -  Kl  flans  qiii'l  tiiil  .' 

'l'itc  ilriiiaiidu  ti]l  l'aile  d'un  luu  si  bas,  si  bas,  qu'à  peine 
1  l'utendil-on... 

(iiiillaume  Brey  se  lui  el  ses  yuxjse  fixèrent  à  terre,  Koiiitnc 
s'il  eût  craint  qu'on  y  put  lire  la  verilé. 

—  Misérable!  clama  le  vieux...  c'est  loi!  c'est  toi!... 

Et  le  secouant  avec  une  vigueur  dont  on  eiH  cru  ses  muscles 
incapables  ; 

—  L'argent!...  gronda-t-il,  qu'as-tu  fait  de  l'argent...  oui. 
l'argent  que  lu  as  volé?... 

Guillaume  sursauta,  un  éclair  de  l'olie  passa  dans  ses  yeux.  et. 
durant  une  seconde,  il  sembla  qu'il  allait  se  ruer  sur  son  grand- 
père-,  mais,  bien  au  contraire,  il  poussa  un  gémissement  et,  le 
visage  caché  dans  ses  mains,  biilbulia  d'un  ton  douloureux  : 

—  L'a  voleur!  moi...  un  voleur  !...  et  c'est  vous  qui  me  le 
dites,  vous,  oom  Prétorius...,  c'est  vous,  qui  le  croyez... 

John  Stuck  fit  mine  de  vouloir  intervenir,  ému  en  apparence 
pas  la  douleur  de  cet  homme  qui  impressionnait  tellement  lord 
Cornallelt  que  lui  aussi  tenta  de  glisser  quelques  mots  en  sa  faveur. 

Mais  le  vieillard  les  arrêta  tout  net. 

—  Qu'il  réponde  alors...  et  qu'il  dise  pourquoi,  cette  nuit,  il  est 
sorti  de  l'écurie;  je  me  rappelle  l'avoir  entendu  errer  à  travers  la 
cour...  Voyez,  il.  ne  répond  pas,  il  est  pris...  Ah!  le  misérable!... 
le  misérable  !... 

Et  tremblant  de  colère,  Prétorius  Brey,  avant  qu'on  eût  pu 
prévenir  son  intention,  avait  couru  jusqu'à  l'encoignure  de  la  che- 
minée dans  laquelle  était  déposée  sa  carabine. 

—  Ah!  tuez-moi  donc!  s'écria  amèrement  le  jeune  homme  en 
relevantlatéteet  en  laissant  tomberses  braslelongde  sontorpspo'ur 
mieux  offrir  sa  poitrine  comme  cible...  Alil  oui,  îa  mort  plutôt  que 
la  honte  lie  vos  soupçons  I 


Maisloi-.l  Coru.illelt  sélail  |i-(é  au-dcvuiil  du  vieilhir'!,  ;  i 
s'élail  laisM'  arracher  l'arme  des  mains,  balbuliant  : 

—  Ou'il  réponde...  qu'il  réponde... 

—  t)ui,  insinua  John  Slurk  en  s'approchaul  aniicaienieni  lu 
jeune  homme,  dites  au  grand-père  pourquoi  vous  avez  quilh- 
l'écurie  cette  nuit,  donnez  une  raison,  fournissez  une  preuve... 

—  Non...  je  ne  dirai  rien  ;  puisque  Prétorius  m'a  fait  l'injure 
de  me  soupçonner...  je  ne  m'abaisserii  pas  ^i  me  disculper... 
aussi  bien  parlerais-je,  il  ne  me  croirait  pas...  Adieu... 

Le  vieux  Boer  était  tombé  sur  le  fauteuil  où  John  Stuck  avait 
passé  l.i  imit,  el  là,  la  face  toute  blanche,  le  corps  agité  d'un 
tremblement,  les  lèvres  balbutiant  des  paroles  de  malédiction,  il 
tint  ses  regards  attachés  sur  Guillaume  Brey  qui,  sans  détourner 
la  tèle,  franchissait  le  seuil  de  la  cour. 


(Im  suite  au  prochain  numéro.) 


Gkorges  Le  Facre. 


NOTRE  COXCOl  RS  DE   COLORIAGE 


La  gravure  de  la  première  page  du  présent  numéro  est  la  der- 
nière de  celles  que  doivent  colorier  ceux  de  nos  lecteurii.  qui 
prennent  part  à  notre  concours. 

.\insi  que  nous  le  disions  l'autre  jour,  nous  sommes  à  la  dis- 
position de  ceux  d'entre  eux  qui  ne  seraient  pas  satisfaits  de  leur 
travail,  pom"  leur  envoyer  au  prix  de  cinq  centimes  chacun  des 
numéros  qu'ils  voudraient  recommencer. 

Pour  l'envoi  des  compositions,  avoir  soin  de  se  conformer  aux 
indications  données  dans  le  n»  1909. 


UN  AÏEUL  DE  CHAPUZOT.  par  Jean  Drault', 


COMMENT    LAMniR    DE    L  ERrUlTIOX    TEUT    COXOriHE    A    Ma2AS 

Lorsque  Chapuzot  eut  achevé  sa  lecture,  le  colonel  Pauarli.n-.l 
s'écria  : 

—  Kl  la  suite?...   Vous  n'avez  pas  la  sui'le,  Chapuzut:'  .Nom 
d'iine    pipe,    c'est    que    ça    m'intéresse,    votre 
lettre  I...  J'serais  curieux  de  savoir  ce  qu'il  va 
devenir  à   l'armée    du   Rhin,   ce   satané  petit 
conscrit  I 

—  Probable  que  ça  va  chauffer,  pas  vrai, 
mon  colonel?...  dit  Bidouille. 

—  La  suite!  dit  Chap\izot.  Qui  sait,  elle  est 
peut-être  là-dedans,  dans  les  vieilles  paperasses 
que  j'ai  rapportées  de  Santeuil.  Je  fouillerai 
toujours,  des  fois  qu'il  y  aurait  d'autres  lettres! 

-M.  Dufuret,  l'érudit,  n'avait  rien  répondu. 
Seulement,  pendant  que  Chapuzot  lisait  la  prose 
du  citoyen  Cunctator  Baridoine.  il  avait  tiré  de 
la  poche    de   sa   redingote   un    calepin    et    un 

crayon,  et,    l'oreille    en  arrêt,    avait  attendu.  

Chaque  fois  que  le  lecteur  prononçait  un  nom  

propre,  le  petit  homme  tressautait,  répétait  le  — ^ziz~ 

nom  avec  une  jubilation  sans  pareille  et  l'inscri- 
vait sur  son  carnet. 

Tour  à  tour,  il  avait  noté,  en  les  nommant  à  haute  voix  : 
, —  Roufignac.    capitaine!    Quelle   aubaine!...   Flamboche  ! 


Oh!...  Quelle  piste!...  Radois!  Ber- 
souillon! ...  74°  demi-brigade!... 

Et  la  lecture  était  finie  depuis 
longtemps  que  le  membre  de  l'il- 
lustre académie  de  Cricquebœuf 
continuait  à  annoter  et  à  marmon- 
ner des  noms  de  bibliothèques 
publiques  et  des  titres  d'inventaires 
lie  documents. 

—    Ah    çà  !...    Nom   d'une   gi- 
berne !...  finit  par  crier  le   colo- 
-         nel  Panachard.  Qu'est-ce  que  vous 
Voir  XOuvrier  depuis  le  2  mai  1S96. 


fabriquez  là  depuis  une  heure  à  causer  avec  voire  calepin  ?\'pour- 
riez  pas  un  peu  vous  mêler  à  notre  conversation  ?...  Et  cette  lettre, 
vous  n'eu  dites  rien  ?...  Ça  ne  vous  botterait  pas  de  connaitre  la 
suite  dos  aventures  de  ce  petit  conscrit  du  camp  de  Grenelle:'... 

—  Hé  !,..  colonel  !...  répondit  le  savant,  c'est  justement  pour 
arriver  à   connaître  cette  suite  que  vous  me  voyez  prendre  des 

notes,  réfléchir,  scruter  les  bibliothèques  les  plus 
fertiles  en  documents  militaires  !...  Voyez-vous, 
colonel,  l'érudition,  c'est  la  recherche  des  suites. 
On  a  un  document  dans  la  main  qui  est  une  indi- 
cation. On  part  là-dessus  et  il  faut  trouver  les 
documents  qui  se  rapportent  au  premier.  En  exa- 
minant, au  ministère  de  la  Guerre,  les  archives 
qui  i-oncernent  la  74''  demi-brigade,  je  trouverai 
peut-être  un  nom,  celui  de  Flamboche,  de  Radois 
ou  de  Bersouillon.  Je  repartirai  sm-  ce  nom  qui 
m'en  fera  peut-être  découvrir  un  troisième.  J'arri- 
verai comme  ça .  peut-être,  à  reconstituer  la 
jeunesse  de  mon  sergent  Bras-d'acier!...  Seule- 
ment, ça  peut  mener  jusqu'en  Espagne,  jusqu'en 

.       .\nglelerre ,    vos     recherches,   vous   comprenez, 

colonel  I 

l^ —  —  Jusqu'en  .\n- 

gleterre  !      Comme 
vous  y  allez! 

—  Dame!...  Si  je  sviis  sûr 
trouver  que  dans  une  bibliotl 
de  Londres  le  document 
que  je  cherche,  il  faudra 
bien  que  j'aille  jusque-là! 
Mais  enfin ,  vous  savez, 
je  n'ai  pas  perdu  ma 
journée!...  J'ai  appris, 
grâce  à  la  lettre  de  l'aïeul 
de  mossieu,  des  détails 
intéressants  surBras-d'a- 
cier!...  Voilà  six  ans.  co- 
lonel, que  je  m'acharne 
après  ce  sergent  Bras- 
d'acier,  sans  être  arrivr 
à  savoir  sur  lui  autre 
chose  que  ce  fait  :  En  1 781) . 
étant  de  faction,  au  théâ- 
tre de  la  Reine  comme 
grenadier  des  gardes  fran- 
çaises, un  jour  qu'on 
jouait  \e  Barbier  de  Sév  il  If. 


30 


L'OUVRIER 


ce  militaire  fut  tellemeut  ému  par  le  sort  de  la  malheureuse  Ro- 
sine, qu'il  fonça  sur  la  sf 'ne,  la  baionnelle  en  avant,  sur  l'acteur 
qui  jouait  le  rôle  de  Baitholo,  et  qui  s'enfuit  en  poussant  des 
cris  de  terreur.  Toute  la  cour  en  rit  pendant  huit  jours  et  le  roi 
Louis  XYI  Qt  donner  un  louis  d'or  à  Bras-d'acier  pour  le  récom- 
penser de  ses  sentiments  chevaleresques. 

I  A  part  ce  dotai',  je  n'avais  rien  pu  découvrir  sur  la  vie  de  ce 
grenadier  extraordinaire,  quaad  je  le  retrouve  aujourd'hui  ser- 
gent à  la  74<^  demi-brigade  de  l'armée  de  la  Révolution.  Ça  m'a 
fait  plaisir!  Ah!  ça  m'a  fait  plaisir I 

— •  Vous  lui  aureriez  serré  la  main  avec  volupetél  interrogea 
Bidouille. 

—  Oh!  oui,  par  exemple!...  Pauvre  Bras-d'acier  1 

Et  déjà  M.  Dufuret  s'attendrissait  positivement!  Ce  Bras-d'acier 
était  pour  lui  un  vieil  ami  qu'il  n'aviiit  pas  revu  depuis  longtemps. 

Le  colonel  Panachard  interrompit  ses  épanchements  et 
déclara  : 

—  Moi,  mon  cher  monsieur  Dufuret.  je  vous  avertis  de  deux 
choses  :  Primo,  je  ne  veux  aller  ni  en  Angleterre  ni  en  Espagne,  sous 
aucun  prétexte.  Non,  vous  savez,  je  veux  bien  faire  de  l'érudition 
tranquille,  mais  de  l'érudition  à  cent  kilomètres  à  l'heure,  ah  I 
zull...  Secundo,  ce  n'est  pas  sur  Bras-d'acier  que  je  veux  faire  le 
mémoire  destiné  à  épater  tous  les  mollusques  de  votre  académie 
de  Cricquebœuf,  c'est  sur  Chapuzot,  le  conscrit  de  l'armée  du 
Rhin,  voilà!...  Et  sur  ce,  allons  dîner,  il  est  temps. 

—  Je  veux  bien,  répondit  le  savant.  Mais  puisque  Chapuzot  et 
Bras-d'acier  sont  dans  le  même  corps,  en  cherchant  pour  l'un,  je 
trouverai  pnurl'aulre,  et  vice  versa!...  Colonel,  je  vous  suis  1...  Et 
vous,  monsieur  Bidouille,  à  demain,  je  compte  sur  vous  pour  m'ou- 
vrir  à  deux  battants  les  archives  du  ministère  de  la  Guerre!... 

—  Entendu,  monsieur  Dufuret.  Je  vous  les  ouvrirais  à  six  bat- 
tants, si  qu'il  y  avait  moyen!... 

Restés  seuls,  Chapuzot  et  Bidouille  dînèrent  ensemble. 

Avec  la  portion  assez  ample  que  le  restaurant  du  cercle  réser- 
vait deux  fois  par  jour  au  concierge,  Chapuzot  se  nourrissait  et 
nourrissait  Bidouille  qui  en  profitait  pour  faire  des  économies  for- 
midables. 

Et,  tout  en  dînant,  Chapuzot  lui  demanda  : 

—  Que  comptes-tu  faire  de  tes  économies?... 

Alors  Bidouille  expliqua,  tout  en  tapant  avec  ardeur  sur  un 
veau  à  l'oseille  que  le  cuisinier  du  cercle  avait  la  réputation  de 
réussir  à  merveille  : 

—  Faut  que  jeté  fasse  une  confidence.  J'ai  des  tas  de  combinai- 
sons matrimoniales  et  commerciales  sur  la  planche. 

—  Matrimoniales  et  commerciales?...  répéta  Chapuzot  stupé- 
fait. 

—  Mais  oui!...  Rue  de  Grenelle,  tout  près  du  ministère,  il  y  a 
une  femme  qui  tient  une  petite  boutique  d'épicerie,  mercerie,  bon- 
bons, papier  et  images  d'Epinal.  Ça  représente  de  l'argent,  tout 
ça.  Et  moi,  comme  fonctionnaire,  je  représente  un  capital.  Avec  la 
femme  qui  s'appelle  la  veuve  Barbette,  nous  allons  nous  associer 
malrimonialement  et  commercialement. 

—  Ah  bah!... 

—  C'est  comme  ça,  oui,  mon  vieux!...  Calcule  :  j'ai  dix-huit 
cents  francs  au  ministère;  la  boîte  à  la  veuve  Barbette  rapporte 
près  de  2,000  balles  par  an.  Ça  fait  trois  mille  huit.  C'est  pas  tout. 
Je  suis  sur  le  point  de  louer  le  vrai  guignol  aux  Champs-Elysées  ; 
ça  occupera  l'après-midi  de  mes  dimanches,  d'abord.  Ça  m'empê- 
chera d'aller  au  café,  ça  me  rapportera,  donc  tout  bénéfice,  et  ça 

^.contentera  mes  instincts  artistiques  qui  ont  toujours  été  considé- 
rables, comme  lu  sais!... 

—  C'est  vrai  ! . . .  répondit  Chapuzot  songeur.  Quand  je  t'ai  connu 
jeune  soldat,  à  Blois,  tu  nous  jouais  guignol,  à  la  chambrée. 

—  C'était  le  bon  temps!  fit  Bidouille.  Mais  les  années  marchent, 
on  vieillit.  J'ai  déjà  des  commencements  de  rhumatismes,  moi, 
tel  que  tu  me  vois.  Et  alors  on  songe  à  gagner  de  l'argent  avec  ses 
petits  talents  de  société!... 

—  Et  combien  comptes-tu  gagner  par  an,  avec  ton  guignol  ? 

—  Dans  les  2,500  à  3,000  francs;  je  devrais  gagner  plus,  mais 
faut  payer'la  location. 

—  Bigre!.. .  Mais,  dis  donc,  tu  vas  devenir  riche.  Bidouille  :  2,500 
d'une  part,  1,800  de  l'autre,  2,000  de  l'autre,  ça  fait... 

—  Ça  fait  6,300  avec  les  cliarges,  juste  de  quoi  vivre,  va.  Seule- 
ment, je  serai  considéré,  et  j'espère  arriver  à  être  décoré  des  pal- 
mes académiques,  comme  beaucoup  de  mes  collègues.  Ça  flatte  un 
homme,  ça!.. . 

—  Au  revoir,  Bidouille!  Te  voilà  arrivé,  toil... 

—  C'est  bien  mon  tour,  j'ai  assez  puroté,  quand  je  me  baladais 
à  travers  la  France  avec  ma  voiture  de  saltimbanque.  Au  revoir, 
Chapuzot... 

...  Le  lendemain,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  M.  Dufuret  se 
présenta  aux  archives  du  ministère  de  la  Guerre. 

Bidouille  l'introduisit  sans  difficulté  dans  une  pièce  contenant 
les  plus  rares  documents  historiques  convoités  par  le  savant,  bien 
que,  dans  celte  pièce,  on  n'entrât  d'ordinaire  que  muni  des  plus 
puissantes  recommandations. 

—  Ne  dérangez  pas  trop  de  choses,  dit  Bidouille,  et  ne  faites  pas 
de  pétard.  On  me  flanquerait  un  rude  poil  pour  tous  introduire 


là-dedans.  Pourtant,  c'est  des  vieitlerfes  qui  sont  dans  toutes  ces 
armoires,  et  c'est  moins  dangereux  à  laisser  voir  au  public  que  les 
papiers  modernes  où  tous  les  Juifs  et  les  espiuns  de  l'Allemagne 
peuvent  fourrer  leur  nez. 

M.  Dufuret,  resté  seul,  se  mit  à  fureter  avec  une  joie  de  renard 
pénétrant  dans  une  basse-cour. 

Ah!  les  douces  heures  qu'il  vécut  là,  conversant  tour  à  tour 
avec  le  maréchal  de  Mailly,  et  le  duc  du  Cliâlelit.  dernitr  colonel 
général  des  gardes  françaises.  Il  les  interrogeai  minutieusemenl 
sur  ce  Bras-d'acier  dont  il  voulait  écrire  la  vie.  heure  par  heuru. 
noter  les  actes  d'héroïsme  et  les  propos  de  caserne!  11  compulsa 
frénétiquement  les  biographies  des  colonels  généraux,  scruta  les 
tables  de  matières  de  soixante  mémoires  d'oHiciers  de  l'ancien 
régime  et  de  la  révolution,  et  faillit  s'arracher  ses  derniers  clie- 
veux  de  désespoir  en  constatant  qu'aucun  ne  parlait  de  Bras- 
d'acier. 

Puis  il  s'arma  d'une  nouvelle  ardeur;  il  fouilla  dans  des  liasses 
où  il  était  question  de  ce  théâtre  de  Trianon  illustré  par  un  naïf 
trait  d'héroïsme  du  sergent  Bras-d'acier,  feuilleta  des  «  sil nations 
d'effectif  »  établies  pour  les  revues  passées  à  Versailles  par  le  roi 
ou  les  princes  du  sang. 

Tous  les  vieux  régiments,  il  les  fit  défiler  devant  lui,  regardant 
partout  s'il  ne  verrait  pas  Bras-d'acier. 

Où  s'était-il  engagé,  cet  animal?  —  car  il  l'insultait,  à  présent! 
—  Etait-il  venu  tout  de  suite  aux  gardes  françaises?  Avait-il  passé 
d'abord  par  un  régiment  de  ligne?...  Avait-il  combattu  sous  les 
drapeaux  du  régiment  de  Navarre?  de  Beaujolais?  de  Flandre?... 
de  Royal-deux-Ponts?... 

N'aurait-il  pas,  par  hasard,  déserté,  comme  le  maître  d'armes 
Augereau?...  Avait-il  pris  la  Bastille  avec  le  caporal  Hoche?...  Il 
n'aurait  pas  eu  l'idée  sournoise,  cependant,  de  s'engager  d'abord 
dans  la  cavalerie,  comme  Murât,  tandis  que  le  brave  père  Dufuret 
le  cherchait  dans  l'infanterie! 

Sur  ce  soupçon,  M.  Dufuret  fit  défiler  la  cavalerie;  les  dragons 
du  roi,  les  houzards  de  Bercheny,  les  gendarmes  de  la  reine  pas- 
sèrent au  galop  de  charge  devant  ses  yeux,  mais  Bras-d'acier  n'y 
était  point. 

II. revint  à  l'infanterie,  passa  avec  Louis  XVI,  dans  la  plaine  des 
Sablons,  la  grande  revue  annuelle  des  gardes  suisses  et  des  gardes 
françaises  ;  ce  fut  en  vain  1 

Alors,  M.  Dufuret  plongea  de  nouveau  dans  la  révolution.  Il 
interrogea  les  effectifs  du  3'7e  de  ligne  où  l'aïeul  de  Chapuzot  avait 
été  conscrit,  puis  ceux  de  la  74e  demi-brigade  de  bataille. 

Pendant  ce  temps,  le  jour  avait  baissé,  et  Bidouille,  oubliant  le 
digne  savant,  avait  remis  ses  habits  civils  et  était  allé  faire  la  cour 
à  la  veuve  Barbotte,  sa  fiancée.  Il  avait,  en  effet,  à  lui  proposer 
d'ajouter  à  sa  petite  épicerie  un  minuscule  débit  de  vins  qui  don- 
nerait bien  huit  cents  francs  de  plus  par  an!... 

M.  Dufuret  s'écarquillait  toujours  les  yeux  sur  les  parchemins 
et  les  papiers  jaunis,  et  il  venait  de  pousser  un  cri  joyeux,  car  il 
avait  enfin  entrevu  Bras-d'acier  flanquant  une  pile  aux  Prussiens 
sous  les  murs  de  Mayence,  en  novembre  179-4,  lorsque  la  porte  de 
la  pièce  où  il  travaillait  s'ouvrit  brusquement. 

Un  veilleur  de  nuit  du  ministère  entrait,  suivi  d'un  caporal 
et  de  quatre  hommes  du  poste,  baïonnelle  au  canon. 

—  Le  voici!...  criait  ce  veilleur  de  nuil,  ancien  sous-officier  fort 
brutal.  Le  voici,  celui  qui  nous  a  chipé  des  manuscrits  depuis  huit 
jours!...  Ahl...  canaille!...  Tu  me  fais  atlrajier  des  suifs  de 
l'archiviste.  Tu  vas  voir  un  peu  !...  Caporal,  emballez-moi  ce  voleur 

Le  brave  père  Dufuret  était  au  haut  d'une  échelle,  près  d'une 
fenêtre,  déchiffrant  une  letti-e  du  colonel  Baulard,  chef  de  la 
74«  demi-brigade,  au  comité  du  Salut  public,  lorsqu'il  se  vit  entouré 
de  quatre  baïonnettes  menaçantes. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  là?...  brailla  le  veilleur. 

Tout  plein  de  son  sujet,  et  devenu  complètement  étranger  au 
monde  moderne,  le  petit  savant  répliqua  doucement,  mais  d'un 
ton  d'homme  qu'on  dérange  : 

—  Je  cherche  ce  qu'est  devenu  Bras-d'acier. 

—  Hein?...  Bras-d'acier?...  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça.  Bras- 
d'acier?...  Vous  connaissez  ça,  vous,  caporal?... 

—  Bras-dacier?...  Connais  pasl.-..  répondit  le  caporal.  Tu 
connais  ça,  toi,  Michu?... 

Le  soldat  auquel  il  s'adressait  répliqua 

—  y  connais  personne  de  ce  nom-là  à  la  compagnie. 

—  Pardi  1...  s'écria  le  veilleur  en  se  frappant  le  front.  C'est  snu 
complice!...  C'est  votrecomplice,  avouez!...  Pas  la  peine  d'essayer 
de  nous  mettre  dedans  1... 

—  Complice  de  quoi?...  fit  M.  Dufuret  qui,  peu  à  peu,  rentrait 
dans  la  société  moderne.  C'est  un  sergent!... 

—  Ahl...  çal...  par  exemple!...  glapit  un  des  quatre  pioupious 
amenés  là  par  le  veilleur.  J'vous  défends  bien  de  dire  ça!...  Y  a 
pas  un  seul  sergent  de  ce  nom-là  au  régiment! 

—  Et  les  sergents,  reprit  le  dénommé  Michu,  j'Ies  connaissons 
tertous,  pas  vrai,  Gourgeotî...  Y  nous  ont  tous  fichu  dedans  chacun 
leur  tour!... 

—  C'est  pas  tout  ça!...  cria  le  veilleur.  Descendez  d'abord,  on 
verra  après  !... 

—  Je  descends,  je  le  veux  bien.  Mais  je  reviendrai  demain  !... 


L'OUVRIER 


31 


Maintenant  que  je  sais  où  retrouver  Bras- 
d'aeier,  ça  serait  une  abomination  de  ne 
pas  me  laisst'i-  imenir. 

—  Oli!...  \'Mis  reviendrez  demain!...  dit 
d'un  ton  inni-ihile  le  préposé  à  la  surveil- 
lance nocturne.  C'est  passàr!...  Vous  allez 
toujoui's  allei-  dans  le  panier  à  salade. 

—  Hein?...  Uansquel  paiiierà  salade?... 

—  Suflil!  siifllt!...  Et  d'abord,  que  je 
TOUS    fouille,    pour   que    vous  n'emportiez 

rien  d'ici. 

Mais  je  ne  suis 
pas  un  voleur!... 
clama  M.  Pururet, 
indigné.  .\h!...  Vos 
prédécesseurs  d'il  y 
a  cent  ans  sont  plus 
agréables  à  fréquen- 
ter que  TOUS,  mes- 
sieurs les  militai- 
res 1... 

Les  six  hommes 
partirent  d'un  franc 
éclat  de  rire. 

—  Non!...  c'est  moue  que  je  suis  un  Toleuxj...  fit  Je  petit  soldat 
dont  la  voix  glapissante  faisait  résonner  les  couloirs  du  ministère 
comnie  un  aboiement. 

X  la  porte  du  ministère,  les  soldats  remirent  l'infortuné  savant 
entre  les  mains  de  deux  sergots  qui  le  bousculèrent  quelque  peu 
pour  l'emmener  au  poste. 

Ecroui'  jusqu'au  soir  dans  un  cachot  nauséabond,  l'ami  de  Bras- 
d'acier  fut  invité  ensuite  à  monter  dans  une  voiture  cellulaire  qui 
l'emmena  nu  Dépôt. 

Puis  il  subit  les  affres  de  l'anthropométrie! 

Le  surlendemain,  il  était  à  Mazas,  tout  comme  un  député,  et 
une  instruction  était  ouverte  contre  lui  par  le  parquet,  puis  un  juge 
d'instruction  lui  disait  : 

—  Dans  quel  but  avez-vous  volé  les  documents  du  ministère  de 
la  Guerre? 

Pendant  ce  temps,  Chapuzot  fouillait  dans  l'amas  de  ses  papiei-s 
de  famille  pour  voirs'il  ne  retrouverait  pas  quelque  nouvelle  lettre 
de  son  arrière-grand-père;  le  colonel  Panachard  arpentait  Paris  à 
la  recherche  du  père  Dufuret  en  s'écriant  :  «  Il  me  laisse  en  plan  ; 
je  ne  pourrai  pas  faire  mon  mémoire  et  l'académie  de  Criquebceuf 
aura  humilié  l'armée  en  ma  personne!  » 

Quanta  Bidouille,  lorsque  Panachard  l'interrogeait  au  sujet  de 
Du  furet,  il  répondait  de  très  bonne  foi  : 

—  .le  ne  l'ai  vu  qu'une  fois,  il  y  a  huit  jours.  Et  jamais  il  n'est 

revenu!     C'est     un      fei- 
gnant!... 

Bidouille  était  loin  de 
se  douter,  en  effet,  que  le 
voleur  pincé  au  ministère 
de  la  guerre  n'était  autre 
que  le  brave  savant. 

Un  jour,  on  lut  dans  un 
journal  : 

«  M.  Briguedondon, 
juge  d'instruction,  chargé 
de  l'instruction  dans  l'af- 
faire des  volsdu  ministère, 
vient  de  faire  une  décou- 
verte^ pénible.  L'individu 
arrêt*avait  pour  complice 
un  certain  Panachard.  ca- 
pitaine en  retraite.  Comme 
nous  l'avons  dit  lors  de 
l'affaire  Dreyfus,  l'armée 
n'est  pas  atteinte,  et  ne  sera 
jamais  atteinte  par  la  dé- 
faillance d'un  de  ses  mem- 
bres. D'ailleurs,  ce  Pana- 
chard est-il  réellement  co- 
lonel?... N'est-il  pas  plutôt 
un  de  ces  rastaquouères 
'|ui  abusent  indûment  d'un 
litre  auquel  ils  n'ont  aucun 
droit,  pour  se  livrer  plus 
fructueusement   au  chantage    et    au  vol?   » 

Celte  délicate  insinuation  eut  des  effets  terribles.  Le  colonel 
Panachard  apparut  un  jour  au  Palais  de  Justice  et  faillit  étrangler 
le  juse  d'instruction. 

Mais  cette  tentative  produisit  les  meilleurs  effets.  .\près  expli- 
cation, le  brave  M.  Dufuret  fut  relâché  avec  des  excuses  elle  journal 
calomniai eur  raconta,  en  dédommagement,  les  glorieuses  campa- 
gnes de  Panachai-d,  qui  devint,  dès  lors,  l'honneur  de  l'armée 
française!... 

—  .\h  bien!...  Vous  nous  en  faites  de  belles,  avec  votre  érud:- 


tionl...  dit  le  colonel  au  savant,  quand  ils  se  retrouvèrent  cmz 
Chapuzot.  Vous  allez  perdre  votre  temps  à  Mazas  au  lieu  d'étudier 
notre  machine!... 

—  .\li!...Jene  me  plains  pas,  malgré  tout!  répondit  M.  Dufuret. 
.l'ai  retrouvé  Bras-d'acier  à  .Mayenccf...  On  m'a  arrêté  au  bon  mo- 
ment, mais  je  le  retrouverai.  Oui.  colonel  !  Il  est  à  Mayencel... 

Et  M.  Dufuret  avait  des  larmes  d'attendrissement  dans  les  yeux, 
en  annonçant  cette  nouvelle. 

—  Et  l'aïeul  de  Chapuzot?  interrogea  sévèrement  Panachard. 

—  Je  n'ai  rien  trouvé  sur  lui!...  Mais  attendez!...  Puisqu'il  est 
•ivec  Bras-d'acier,  à  la  74»  brigade. 

—  Que  le  diable  vous  emporte!... 

Mais  Chapuzot,  lui.  avait  retrouvé  dans  ses  papiers  une  seconde 
lettre  de  son  aïeul.  Il  convoqua  donc  les  auditem-s  de  la  première 
lettre  dans  sa  loge. 

Bidouille  revint  avec  un  litre  d'absinthe  emprunté  au  débit  que 
la  veuve  Barbotte,  sa  fiancée,  venait  d'installer  à  côté  de  sa  petite 
épicerie,  et  M.  Dufuret,  le  crayon  el  le  carnet  à  la  main,  se  tin) 
prêt  de  nouveau  à  noter  les  noms  des  personnages  entourant  !■• 
sergent  Bras-d'acier,  de  la  74e  demi-brigade. 

U  recherchait  de  nouvelles  pistes. 

{Lu  suite  au  prochain  numéro.)  JE.î^  Diuclt. 


DANSEURS  POUR  ORPHELINS 

Par  SIGISMOND  GONDRIN 


L'n  affreux  événement  venait  de  plonger  la  ville  de  Bordeaux 
dans  la  consternation.  Le  feu  avait  dévoré,  dans  la  rue  Judaïque, 
plusieurs  maisons  mitoyennes,  habitées  par  des  ouvriers.  Onze  per- 
sonnes avaient  péri  dans  l'incendie;  seize  petits  enfants,  dontl'ainé 
achevait  sa  huitième  année,  et  le  plus  jeune  comptait  juste  cinq 
semaines,  demeuraient  orphelinsl 

Les  populations  des  bords  dé  la  Garonne  ont  le  cœur  chaud;  per- 
sonne dans  la  grande  cité  girondine  ne  fut  sans  un  soupir,  une 
larme  et  une  bonna  intention,  devant  ces  pauvres  petites  créatures 
dépourvues  de  tout  ici-bas. 

Une  dame  de  haut  vol.  ou  du  moins  ce  que  l'on  entend  par 
cette  expression  à  Bordeaux,  la  femme  d'un  richissime  fabricant  de 
liqueurs,  issue  de  parents  honnêtes  mais  vulgaires,  élevée  dans 
l'humble  boutique  de  bijoux  faux,  constituant  la  totalité  de  l'avoir 
paternel,  et  devenue  millionnaire  du  fait  de  son  mariage,  fut  à  ce 
point  émue  par  la  tragédie  de  la  rue  Judaïque  qu'elle  ne  put  fermer 
l'œil  de  toute  la  nuit  suivante.  Récemment  devenue  l'épouse  du  chef 
de  la  maison  Chançard,  Champort  et  C'«,  grâce  à  l'ardeur  des 
superbes  prunelles  dont  elle  était  douée,  la  jeune  dame,  dont  nous 
voulons  parler  recevait  plus  que  la  femme  du  maire  et  celle  du 
préfet,  avait  un  huit  ressorts  traîné  par  quatre  chevaux  anglais  pur 
sang,  des  domestiques  chamarrés,  des  brillants  à  profusion,  passait 
pour  un  esprit  de  premier  ordre  dans  la  société  bordelaise,  où 
sans  conteste  elle  faisait  à  son  gré  la  pluie  et  le  beau  temps. 

L'argent,  surtout  dans  les  villes  commerciales,  tient  lieu  deiûut, 
du  moins  pour  le  grand  nombre,  car  les  nobles  exceptions  se  ren- 
contrent en  tout  lieu;  cent  mille  livres  de  rente  confèrent  à  une 
femme  de  grandes  séductions,  mais  cette  somme  triplée  la  rend 
irrésistible. 

Mme  Chançard,  très  an  courant  des  mœurs  de  l'époque,  très 
persuadée  par  suite  que  donner  suffit,  que  la  manière  de  faire 
l'aumône  est  une  question  de  détail,  puérile  en  matière  de  charité, 
conçut  et  exécuta  le  projet  d'offrir  à  ses  concitoyens  une  fête  de 
charité  au  profit  des  seize  orphelins  dont  chacun  s'entretenait  en 
ville. 

Le  précepte  évangélique  de  la  charité  implique  non  seulement 
le  don  mais  l'amour;  or,  comment  admettre  que  ceux  qui  s'amusent 
au  profit  des  malheureux  les  secourent  parce  qu'ils  compatissent 
,1  leurs  douleurs,  parce  qu'ils  les  aiment.  Hélas!  leur  charité  est 
nu  égoïsme,  rien  de  plus... 

La  belle  M"»''  Chançaid  lança  plus  de  cinq  cents  invitations 
ainsi  conçues  : 

(.  Monsieur  et  madame  Chançard  donneront  le  quatorze  de  ce 
mois  un  grand  bal  dans  leur  hôtel  du  Jardin  royal,  et  vous  prient 
■  le  leur  faire  l'honneur  d'y  assister. 

(  Une  quête  aura  lieu  pour  les  pauvres  orphelins  de  la  rue 
ludaïque,  en  vu&  desquels  cette  fêle  est  donnée. 

.  Bordeaux,  6  avril  1896.  . 

Couturières  et  marchandes  de  modes  ne  dormirent  ni  jour,  ni 
nuit,  pendant  les  quinze  jours  qui  précédèrent  le  bal.  Plusieurs 
femmes  firent  remonter  leurs  diamants,  beaucoup  d'autres  contrac- 
tèrent des  dettes  pour  orner  leurs  bras,  ou  leur  cou;  —  les  orphe- 
lins s'effacèrent  derrière  ces  apprêts  mondains,  et  si  personne  ne 
s'avoua  qu'on  leur  devait  le  plaisir  inespéré  d'une  fête  hors  ligne, 
il  est  certain,  pourtant,  qu'onleur  sut  gré  de  l'avoir  pi'ovoquee. 


32 


L  OUVRIER 


Le  bal  eut  lieu,  ce  fut  une  merveille  de  luxe  et  d'entrain. 
M'"''  Chançard  en  robe  de  drap  d'or,  couronnée  de  perles,  de  bril- 
lants et  de  rubis,  partageait  ses  auiabililés  enirc  ses  invités  et  son 
mari  dont  elle  tenait  â  reculer  le  plus  possible  la  crise  d'hébétude 
alcoolique  journalière.  Chacune  de  ses  invitées  l'admirait  ou 
l'enviait,  tous  s'inclinaient  fascinés  et  ra\is  sous  son  sceptre  d'or  : 
elle  ne  se  possédait  pas  de  joie,  elle  exultait  ! 

On  dansa  fraiement  d'abord,  follement  ensuite! 

On  soupa  par  petites  tables,  deux  à  deux,  et  l'on  but  sans 
roriipterl 

Les  parquets  cirés  à  glace  de  l'hôtel  Chançard  frémirent  sous 
les  trépignements  cadencés  des  danseurs  au  son  de  l'orchestre 
t'mprunté  au  Grand-Théâtre;  le  choc  des  verres  et  les  détonations 
des  bouchons  de  Champagne  scandèrent  les  éclats  de  rire  et  les 
joyeux  propos. 

"  »  Dansez,  dansez,  jeunes  gens,  dansez,  jeunes  filles,  laissez-vous 
emporter  dans  le  tourbillon  de  la  valse,  jeunes  mères,  encore, 
encore,  ne  vous  lassez  pas,  c'est  pour  vêtir  les  orphelins  I 
.\.sseyez-vous  à  ces  tables  chargées  des  mets  les  plus  rares  et  les 
plus  chers;  mangez  le  sterlet  du  Volga,  la  bosse  du  bison,  les 
Iruffes  du  Périgord,  les  fruits  des  Antilles,  c'est  pour  nourrir  les 
orphelins!  Buvez  le  vin  qui  réchauffe,  réjouit  et  enivre,  buvez-le 
il  pleins  bords,  chaque  coupe  vaut  bien  vingt  francs.  Buvez,  buvez 
encore,  au  nom  de  la  charité,  c'est  pour  les  orphelins  !  » 

Ainsi  s'écoula  la  nuit  entière;  le  cotillon  fut  un  délire  qui  ne 
s'acheva  qu'au  grand  jour.  .  . 

En  rentrantchéz  eux.  les  danseurs,  dévisagés  par  le  soleil  levant, 
étaient  horribles,  hideux  comme  des  êtres  qui  viennent  d'accom- 
plir une  mauvaise  action,  comme  ceux  qui  ont  trafiqué  des  choses 
saintes,  comme  ceux  qui  ont  abrité  hypocritement  la  satisfaction 
de  leurs  plaisirs  et  de  leurs  plus  vulgaires  appélils  sous  le  voile  de 
ia  charité. 

Des  ouvriers  se  rendant  à  leur  travail  croisèrent  quelques  voi- 
lures ramenant  chez  eux  ces  «  danseurs  pour  orphelins  »  !  Ils  s'indi- 
gnèrent, jetèrent  de  la  boue  sur  eux,  les  insultèrent  dans  leur  lan- 
gage énergique,  peu  s'en  fallut  qu'ils  ne  les  arrachassent  de  leurs 
coussins  soyeux,  pour  les  jeter  au  ruisseau. 

L'un  d'eux  s'écria  : 

—  C'est  nous  faire  injure  que  de  nous  secourir  ainsi  en  vous 
gorgeant  de  victuailles  et  de  plaisir,  c'est  nous  offenser  que  d'- 
nous  donner,  sans  pitié  et  sans  amour ;.  aussi,  il  n'y  a  aucune 
reconnaissance  pour  vous  dans  nos  cœurs. 

La  quête  fut  relativement  modeste,  on  en  remit  le  montant  h 
M.  le  maire;  tous  les  journaux  delà  ville  et  du  département  en 
proclamèrent  le  chiffre,  en  rendant  un  compte  minutieux  de  la 
somptueuse  fête  de  charité,  offerte  aux  Bordelais  par  la  ravissante 
M™''  Chançard.  dont  la  beauté,  la  grâce,  la  dislinctioii,  l'élégance 
et  l'amour  des  pauvres  étaient  sans  pairs. 

Des  seize  petits  orphelins  on  ne  parla  plus 

Il  semble  vraiment  impossible  que  des  chrétiens  puissent  à  ce 
point  perdre  le  sens  vrai  de  la  charité  et  se  laissent  dominer  par 
des  usages  qui  relèvent  plus  du  paganisme  que  de  la  civilisation 
chrétienne;  cependant  ils  en  sont  là.  au  temps  où  nous  vivons,  el. 
il  faut  le  reconnaître,  parce  que  reconnaître  l'existence  d'un  mal. 
c'est  faire  un  premier  pas  pour  le  guérir. 

.Sr;is.mo:*d  rioxoiux. 


AMUSEMENTS  SCIENTIFIQUES 


l'ROBLE.MKS 

Commencez  par  cacher  la  moitié  inférieure  de  la  vignette,  sans 
la  regarder,  si  vous  ne  voulez  pas  vous  priver  du  plaisir  de  cher- 
cher la  solution  du  problème  que  nous  allons  vous  proposer. 

Pour  cet  amusement  il  vous  faudra  les  objets  suivants,  doni 
nous  indiquerons  les  dimensions  approximatives  qui  peuvent 
varier,  on  le  comprendra  : 

1°  (Jualre  petits  morceaux  de  règle  d'écolier,  longs,  chacun,  de 
5  centimètres; 

2"  Une  planchette  carrée  de  six  cenlimclres  de  côté,  ou  un 
morceau  de  carton  de  celle  dimension  ; 

>  Quatre  petites  bandes  de  fer-blanc;  longueur  5  cenliméli-es 
el  demi,  largeur  do  11  à  8  millimètres,  que  vous  taillerez  dans 
un  morceau  de  vieille  boîte  de  coiisei'ves; 

i'>  Une  de  ces  petites  marmites  en  terre  de  trois  centimètres 
de  diamètre  (n"  2  de  la  vignette)  qui  font  partie.des  j«rHaf/ft«  dans 
les  jouets  d'enfants,  el  qui  vous  eoi'itera  dix  centimes. 

Aux  quatre  angles  de  la  planchette  carrée  P  (ii"  1)  fixez  ver- 
ticalement les  quatre  morceaux  de  règle  n.  h.  c.  il.  soit  en  les 
I  louant  ou  en  les  cûUaut.  soilen  les  terminant,  dans  le  bas. 
pur  des  petites  chevilles  qui  se  pl.mteront  dans  des  trous  prati- 
qués aux  quatre  angles  de  la  planchette.  Au  milieu  de  celle-ci. 
disposez,  si  vous  voulez,  un  petit  las  de  cendres  agglomérées  au 
moyen  de  gomme  arabique,  au  milieu  desquelles  brilleront  (|uel- 
ques  morceaux  <ie  clinquaiU  qui  ropiésealeront  un  feu  allumé. 


Le  problème  à  résoudre  est  celui-ci  :  Comment  placerez-vous, 
au-dessus  du  feu,  la  petite  marmite,  étant  donné  que  la  longueur 
X-  des  quatre  lames  de  fer-blanc  ////  (n"3).  qui  devront  la"  sup- 
porter, est  moindre  que  la  distance  qui  sépare  l'un  de  l'autre  les 
morceaux  de  règle  /t  et  c.  b  et  d,  ou,  en  d'autres  termes,  que  es 
lames  sont  plus  iourtes  que  la  diagonale  du  carre  ahrd 
(no  .3)  ;  étant  donné  aussi  que  le  diamètre  di  delà  petite  raarmiie 
est  plus  petit  que  les  côtés  du  carré  formé  parles  réglettes  n,  h.  c.i/. 
comme  le  montre  le  plan  dessiné  au  n"  3  de  la  vignette:' 

La  solution  est  indiquée  au  n°  4  :   les  petites  bandes  /(//  su 


disposent  de  manière  à  ne  reposer  sur  les  réglettes  que  par  une 
seule  de  leurs  extrémités,  tandis  que,  de  l'autre,  elles  s'enchevê- 
trent ensemble  en  se  soutenant  l'une  à  l'autre,  et  cela  avec  d'au- 
tant plus  de  stabilité  qu'elles  sont  chargées  d'un  léger  poids  :  tel 
le  pot-au-feu  que  l'on  voit  au  numéro  5  de  la  vignette. 

Ne  manquez  pas  de  serrer  réglettes,  lames  de  fer-blanc,  plan- 
chette avec  son  feu  allumé,  et  petite  marmite,  dans  une  boîte  en 
carton  qui  ira  augmenter  votre  collection  de  petites  curiosités 
amusantes  ou  instructives. 

Si  vous  ne  craignez  pas  la  casse,  répétez  l'expérience  à  table, 
en  remplaçant  les  réglettes  par  quatre  bouteilles,  les  lames  de  fer- 
blanc  par  quatre  couteaux,  et  la  petite  marmite  de  deux  sous 
par  la  soupière  remplie  de  potage...,  mais  tout  cela  à  vos  ris- 
ques et  périls,  bien  entendu  ! 

Noia  —  Le  principe  de  ceUe  récréation  n'est  pas  nouveau;  parmi  toutes  les  variaotes 
qui  en  ont  été  décrites  dans  les  recueils  anciens  ou  récents  de  récréations  mathcmati'jiirs, 
nous  avons  donné  la  prétéreDce  à  celle  du  petit  pot-au-feu  que  l'on  peut  aussi  trouver 
avec  ses  accessoires  tout  Réparés  chez  les  marchands  de  jouets. 


{Tons  droits  réservés.) 


M.40US. 


VIENT  DE  PARAITRE 

CHAPUZOT  A  MADAGASCAR 

JEAIV     OEIAULF 

Illustrations  de  DRANER  et  TIRET-BOGNET. 
COUVERTURE  EN  COULEUR 

1    ImiI  volume  in- 1  2 3  francs. 

Emoi  /iuiu\'  eiihlre  3  fr.incs  en  mandat-poste  ou  limlirc; 
tVaiiçai^.  .1  r;idr(;>sc  de  i\\.  IIknri  GAUTIER,  éditeur,  ss.  MU.ii 
des  Cjrands-.Auguslins,  à  Paris. 


Le  Diriclt 


ni  :  lltNRI  GALIlim.  —  Sr, 


up.  Chu-air«  «t  C'v 


centiaiet  le  N* 
année  courante. 


VlO    année*  échues,  j  1\      laid 


TRIRTE-SIXIEME  AHKES.  -  IS  lai  IMI. 


L'OUVRIER 

Joiipnal  illustré  paraissant  le  ]%Iei*ei*edi  et  le  Siamedi 


ABONNEMENT  D'UN  AN  : 

(104  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique  : 

6  francs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAUTIER,  scccesselr, 

Sd,  quai  des  Grrands-Augustins,  Paris. 


ABONNEMENT  D'UN  AN 

(104  numéros) 

Colonies  et  Étranger  (sauf  la 

Belgique)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'ORj  par  georges  le  faure 


—  Voilà  votre  valise,  dit-cUe  bruaquement.  (Voir  page  34.) 


84 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE:  Les  Voleurs  d'or. '■■r  Cporgts  U  Fanrp.  —  Un  Aîaul  de  Ctaapu- 
zot.  v»r  J.au  Draull.  —  Chronique,  par  Oscar  lUvard.  —  Kecett!>3  de  la 
semaine. 


LES  VOLEURS  D'OR' 

PAR 

GEORGES  LE  FAURE 


ou  JOHS  STOCK  SS  REVELE  HADILE  DIPLOMATB 

n  y  avnit  huit  jours  que  ces  évoncmenls  s'étaient  passés  et,  à 
Mafcliiiig,  lord  Coniallelt  atlcndail,  dans  une  siliinlion  assez 
enibanossce,  le  résiilliil  du  coinrier  qu'il  avait  expédié  au  Cap 
pour  y  naii'cr  le  vol  dont  il  nvail  été  victime,  et  demander  de 
nouveaux  fonds,  lorsqu'un  malin,  le  garçon  d'hôtel  vint  lui  annon- 
cer qu  un  visileur  l'nltcndait  dans  le  room. 

Le  lord  terminait  son  courrier  et,  sans  lever  la  tête,  il 
répondit  : 

—  Disqu'on  revienne...  Je  n'ai  pas  le  temps  pour  le  moment... 

—  La  personne  a  bien  insi.sté  pour  que  vous  la  receviez  tout  de 
suite,  car  elle  va  rcpreudre  le  coach  de  Joliannesbui-g  dans  une 
denii-licurc. .. 

Mais,  déi  idémcnt,  l'Anglais  n'était  pas  de  bonne  humeur  ce 
matin-là, car  il  grommela  : 

—  Ah  1  qu'il  refirenne  tous  les  coachs  qu'il  lui  plaira...,  mais 
laisse-moi  finir  ma  lettre... 

Legnri;on  ne  s'en  allait  cependant  pas;  il  ajouta: 

—  La  fenime  a  dit  comme  ça  qu'elle  rapportait  quelque  chose 
que  vous  aviez  perdu... 

II  ne  put  achever  la  phrase;  repoussant  la  tahle  si  brusquement 
que  l'encrier  roula  surle  |il.ineher,  lord  Cornalletts'étail  élancé,  et, 
comme  le  garçon  masquait  la  porto,  il  l'empoigna  par  les  épaules, 
le  fil  tournoyer  sur  lui-mcme,  s'élança  hors  de  la  pièce,  enfila  le 
couloir,  drgiiiiyola  l'escalier  et  se  précipita  dans  le  room  où,  au 
bruit  que  lit  celle  enirce,  une  femme,  le  front  appuyé  àla  vitre  de 
la  croisée,  se  relonrna... 

—  La  pelile-fille  d'oom  Prétoriusl  balbutia-t-il  en  tendant  les 
mains  vers  elle. 

C'était  en  effet  la  jeune  Boer;  la  léle  enveloppée  d'un  foulard 
dont  les  pninies  se  nouaient  soiis  son  menton,  elle  élait  enveloppée 
dans  uii  grnnd  niaulcau  de  drap  grossier  qui  ne  laissait  passer 
que  l'exlréniitc  des  gros  souliers    qui  la  chaussaient. 

Sou  vi.sngc  avait  un  peu  pâli,  et  ses  grands  j'eux  se  cernaient 
d'une  tache  s'étalant  jusqu'aux  pommettes,  qui  trahissait  de 
longues  insomnies,  comme  les  paupières  rougies  trahissaient  les 
larmes  fréqneminent  versées. 

—  Voila  votre  valise,  dit-elle  brusquement,  en  sortant  de 
dessous  son  manteau  l'objet  qu'elle  tendit  à  l'Anglais... 

Celui-ci  fil  presque  un  bond  et,  pour  ainsi  dire,  arracha  la  valise 
des  mains  de  la  jeune  fille... 

—  C'est  elle,  c'est  bien  elle!  murmura-t-il  en  la  tournant  et 
retournant  en  tous  sens,  l'examinant  minutieusement  comme  s'il 
eût  crainl  une  subslilulion. 

Et  son  conlenlement  était  si  grand  qu'il  ne  songeait  pas  à  en 
vérifier  le  contenu... 

—  Le  graud-père  a  dit  que  vous  regardiez  devant  moi  si  tout 
y  est  bien... 

Lord  Cornallett  se  frappa  le  front,  surpris  de  n'avoir  pas 
encore  songé  à  cela;  d'un  trousseau  pendu  à  une  grosse  chaîne 
d'argent,  dont  l'une  des  extrémités  était  fixée  n  un  bouton  de  son 
pantalon,  il  délacha  une  petite  rlé  avec  laquelle  il  ouvrit  la 
serrure  à  combinaison  delà  valise  et  l'i,  ?ur  la  table  même  du  room, 
étala  les  valeurs, les  chèques,  'esbanhnotes,  falsaTità  tiautevoix  des 
additions  et  ponctuant  d'un  :  «  C'est  bien  ça  > ,  plein  de  satisfaction. 

—  Le  coMiple  y  est  ?  demanda  la  jeune  fille,  qïii  avait  suivi  tout 
ce  jeu  d'un  air  visiblement  angoisséj  et  dont  les  traits  maintenant 
étaient  détendus. 

—  Oui. ...oui,  tout  y  est  ;  merci,  ma'bonne  fille,  mais  où  était- 
elle? 

—  Dans  notre  cour...  cachée  sous  le  fumier...  C'estun  Cafre  qui 
l'a  découverte  hier...  et  alors  le  vieux  m'a  fait  prendre  tout  desuite 
le  coach  pour  vous  l'apporlcr... 

—  Ce  nélaitdonc  pas  (iuillaume?  interrogea  l'Anglais... 
Dans  ksyeux  bleus  de  lajeune  fille,  une  IJamme  brilla,  flamme 

de  colère,  lundis  que  ses  joues  s'empourpraient  de  honle. 

—  Vous  l'avez  donc  cru  aussi,  vous,  monsieur  ï  fit-elle  d'une 
voix  indignrc. 

—  Los  appirences  étaient  contre  lui...  et  puis,  pourquoi  n'a-t-il 
pas  voulu  expliquer... 

■Williemine  haussa  les  épaules,  soupirant: 

—  Qui  sail  ? 

1.  Voir  l'Ouvrier  du  S  mal  1896 


Lord  Cornallett  rangeait  méthodiquement  ses  papiers  .  il 
d  .manda  dune  voix  indifférente  : 

—  Vous  ne  l'avez  pas  revu  depuis  ?... 

—  Non.,,  mais  je  supposais  qu'il  avait  pris  le  coach  avec 
vous? 

-^  C'est  vrai...  mais  je  l'ai  perdu  de  vue,  une  fois  arrivé 
ici;  j'avais,  comme  bien  vous  pensez,  autre  chose  à.  faire  que  de 
m'ocouper  de  lui. 

—  C'est  vrai..,,  dit-elle  très  placidement...,  portez-vous  bien, 
monsieur. 

lillo.  se  dirigeait  vers  la  porte,  lorsque  celle-ci  s'ouvrit,  livrant 
pass.ige  à  John  Stuck,  que  suivailGuillaume  Brey. 

—  Guillaume  1  s'exclama-l-elle  en  courant  vers  lui,  les  bras 
tendus... 

Lui  aussi  fit  un  pas  en  avant  comme  pour  la  recevoir  sur  sa 
poitrine;  mais,  aussitôt,  il  s'arrêta  et  détourna  son  visage,  subite- 
ment blôme. 

—  Qu'as-tn  donc?  interrogea-t-elle,  interloquée,  n'es-tu  pas 
content  de  me  voir? 

—  J'eusse  proféré  ne  te  revoir  jamais... 

Comprenant  qu'il  faisait  allusion  A  l'accusation  portée  contre 
lui  par  son  grand-père,  la  jeune  Qlle  s'écria  : 

—  Maison  l'a  retrouvée!  Tiens!  regarde,  la  voilà... 

lit  elle  montrait  la  table,  où  se  voyait  encore  la  valise  dont  lord 
Cornallell  tenait  solidement  les  deux  courroies  de  cuir,  comme  s'il 
eût  craint  que  le  voleur  présumé  ne  voulût  s'en  emparer  de  nou- 
veau... 

—  Ah  !  fil  simplement  Guillaume,  dont  le  visage  s'était  figé  dans 
une  impassibilité  glaciale... 

Et  son  regard  clieichait  celui  de  John  Stuck,  mais  sans  pouvoir 
le  rencontrer;  notre  homme,  en  effet,  dès  qu'il  avnit  aperçu,  en 
entrant,  la  fille  du  vieux  lioer,  avait  eu  grand'peine  à  dissimuler 
sa  mauvaise  humeur,  et  ses  yeux  —  mus  comme  par  un  instinct 
—  s'étaient  aussitôt  arrêtés  sur  la  valise. 

—  Diable!  songea-t-il,  voilà  qui  va  déranger  mes  combinai- 
sons... 

Et  durant  les  quelques  paroles  échangées,  comme  on  a  vu  plus 
haut,  entre  le  frère  et  la  sœur,  il  avait  cherché  dans  sa  tête  un 
moyen  de  parer  le  coup  que  recevaient  là,  à  l'improviste,  ses  com- 
binaisons tortueuses... 

—  Le  vieux  Prétoriusdoit  être  bien  désolé  d'avoir  suspecté  Guil- 
laume, insinua-t-il  d'une  voix  pleine  de  commisération... 

—  Suspecté?  répéta  le  jeune  homme  d'une  voix  sourde;  dites, 
accusé...  chassé!... 

Et  serrant  les  poings  : 

—  Olil  gronda-t-il,  jamais  je  n'oublierai...  je  ne  pardonnerai... 
Wilhemine  joignit  les  mains. 

—  Dieu  ordonne  le  pardon  des  offenses,  mon  frère,  supplia- 
t-elle... 

Mais  lui,  secouant  les  épaules,  ne  répondit  pas. 

—  Dieu  est  Dieu,  dit  alors  John  Stuck  avec  la  gravité  d'un 
clergyman  prêchant  ses  ouailles,  c'est-à-dire  l'EIre  parfait  par 
excellence;  mais  un  homme  ne  peut  atteindre  un  semblable  degré 
de  perfeclion  et  Guillaume  a  été  insulté  dans  ce  qu'il  pouvait  avoir 
de  plus  cher  au  monde... 

Les  sourcils  du  jeune  homme  se  fronçaient  plus  violemment 
encore,  tandis  qu'un  éclair  de  colère  illuminail  ses  prunelles  bleues. 

—  Vous  avez  raison,  John,  dit-il  avec  une  fermeté  qui  tiahis- 
sait  une  résolution  définitivement  prise;  d'ailleurs,  je  voudrais  que 
je  ne  pourrais  pas  :  c'est  plus  fort  que  moi... 

—  Alors...  demanda  Iristement  Wilhemine  dont  les  paupières  se 
gonflaient  de  larmes,  je  pars  seule?. .. 

Elle  lui  avait  pris  la  main,  comme  pour  tenter  de  l'emmener; 
mais  il  se  dégagea  d'im  geste  brusque  et  dit  : 

—  J'ai  secoué  sur  le  seuil  de  F(;rme  Elisabeth  la  poussière  de 
mes  bolles,  et  il  faudra  que  bien  du  temps  se  passe  avant  que  je 
retourne  là-bas... 

Désolée,  elle  gagnait  la  porle,  lorsque,  la  rappelant,  lord 
Cornalli'll  demanda  ; 

—  El...  ma  (ille...,  ne  partez  pas  au  moins  sans  me  donner  de 
ses  nouvelles?... 

Les  regards  de  John  Stuck  se  coulèrent  vers  Guillaume 
dont  les  pommettes  s'étaient  aussitôt  empourprées  tandis  que  ses 
yeux  se  fixaient  à  terre... 

—  Miss  Edwidge  se  porte  presque  bien,  répondit  Wilhemine; 
ainsi  qu'on  vous  l'a  écrit,  elle  commence  à  se  lever  et  sera  en 
mesure  de  vous  suivre  quand  vous  repasserez...,  mais  elle  tousse 
toujours  un  peu... 

Un  pli  se  creusa  au  front  du  lord,  qui  murmura  : 

—  Comme  sa  mère!... 

Puis,  tout  haut,  caressant  d'un  geste  machinal  sa  valise  : 

—  Annoncezà  miss  Edwidge  que  je  partirai  d'ici  dans  quarante- 
huit  heures  et  que  je  ferai  délourner  le  conch  pour  l'aller  prendre 
à  Ferme  lilisabelli;  présentez  mes  amiliés  à  M.  I5rey  et  recevez 
toutes  mes  graliludes... 

Depuis  que  le  nom  de  miss  Cornallett  avnit  été  prononcé, 
l'atlilude  de  Guillaume  avait  changé;  il  semblait  que  la  l'igidilé 
du  Jeune  homme  se  fût  soudainement  fondue;  ses  regards  avaient 


L'OUVRIER 


35 


perdu  leur  fixité  mauvaise,  et,  sur  son  visage,  se  reflétait  une  visible 
indécision. 

—  Alors,  Guillaume...,  murmura  Wilhemine  en  se  tournant  de 
nouveau  vers  lui  pour  faire  une  nouvelle  lenlntive. 

—  Soyez  homme,  que  diable!  lui  souffla  à  l'oreille  John  Sluck, 
et  si  vous  devez  rentrer,  au  moins  (losez  vos  conditions... 

Comme  son  frère  n'avait  pas  r('|iouclii,  la  jeinie  fillo  demanda  : 

—  Ne  dirai-je  rien  de  ta  part  au  grand-père? 

—  Rien,  lit-il  laconiquement  en  se  dèlournant  et  en  marchant 
d'un  pas  raide  vers  l'embrasure  de  la  fenêtre  où  il  se  tint  droit,  le 
visage  collé  aux  vitres,  redoutant  sans  doute  de  céder  devant  les 
regards  suppliants  de  sa  stpur. 

"  Cullo-ci  poussa  un  soupir  et,  les  mains  sur  ses  yeux,  sortit. 

—  C'est  tout  de  même  bien  extraordinaire,  nuiriuura  lord  Cor- 
nallclt  en  frappant  sur  sa  valise,  sans  compter  qu'on  n'a  même  pas 
tenté  de  l'ouvrir  ;  regardez,  la  serrure  est  intacte. 

Puis,  passant  à  un  autre  ordre  d'idées,  il  ajouta,  désignant  d'mi 
hochement  de  tète  le  jeune  homme,  tellement  absorbé  dans  ses 
pensées  qu'il  paraissait  avoir  oublii;  la  présence  des  deux  individus  : 

—  Eli  bien!  avez-vous  du  nouveau? 

—  Pas  encore...  mais  votre  départ  va  me  servir  pour  le  déci- 
der... D'ailleurs,  vous  voyez...,  je  venais  vous  trouver  pour  savoir 
ce  que  serait  ma  part...  au  cas  où  l'affaire  se  ferait... 

Lord  Cornallet  regarda  avec  surprise  son  inlerloculeur. 

—  Dites  donc,  maître  Sluck,  fit-il,  11  me  semble  que  vous  vous 
oubliez  un  peu... 

—  Vous  voulez  dire,  milordjplaisantal'agent  de  la  «Chartred  •, 
que  je  ne  m'oublie  pas!  Vous  avouerez  que  cela  est  assez  naturel; 
si  je  ne  pensais  pas  à  mes  intérêts,  qui  donc  y  penserait?... 

—  Mais  vous  êtes  appointé  par  la  com[iagnie... 

—  Comme  vous-mèiue,  milord;  ce  qui  ne  vous  empêche  pas 
d'être  intéressé  dans  toutes  les  combinaisons  que  vous  lui  pro- 
posez et  qu'elle  accepte...  Pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  pour 
moi?  .. 

Lord  Cornallett  caressait  ses  favoris  d'un  air  pensif,  hésitant  à 
accéder  aux  exigences  de  son  interlocuteur;  puis,  enfin,  se  déci- 
dant : 

—  Soit  donc...  par  quart,  alors? 

—  Non,  par  tiers.  Ah  !  c'est  à  prendre  ou  il  laisser:  il  y  a  des 
risques,  et,  quoiqu'on  s'accorde  fi  décini-cr  que  mn  peau  ne  vaut  pas 
graud'cliose,  cependant,  j'y  tiens  assez,  et  comme  dans  l'opération 
en  question,  je  la  compromets,  il  est  tout  naturel  que  je  fasse 
payer  les  risques. 

Le  lord  dissimula  imparfaitement  une  grimace. 

—  Voyons,  est-ce  dit?  demanda  John  Stuck,  si  ça  va,  je  vous 
donnerai  un  renseignement  qui  ne  manquera  pas  de  vous  inté- 
resser, et  dont  vous  pourrez  tirer  profil. 

Il  y  avait  dnns  la  voix  de  Stuck  une  intonation  si  mystérieuse, 
et  l'éclair  qui  luisait  dans  son  regard  donnait  aux  paroles  qu'il 
venait  de  prononcer  une  couleur  si  alléchante,  que  lord  Cornal- 
leltj  se  décidant  soudain  : 

—  Soit,  dit-il,  c'est  affaire  conclue. 

Et  il  lendit  la  main,  dans  laquelle  l'autre  laissa  tomber  la 
sienne. 

—  Maintenant,  ajouta-t-il,  je  vousiaisse;  celte  valise  retrouvée 
change  tous  mes  projets  :  je  vais  télégraphier  au  Cap,  et  me  rendre 
chez  le  chef  de  la  trésorerie;  après  quoi,  j'irai  retenir  une  place  au 
coach  qui  part  après-demain...  et  je  reviendrai  ici... 

—  Allez  donc,  fil  John  Stuck  avec  un  sourire  satisfait,  et,  à 
votre  retour,  j'espère  avoir  une  bonne  nouvelle  à  vous  annoncer. 

Le  lord  une  fois  parti,  son  compagnon  s'approcha  de  Guillaume, 
toujours  silencieux  et  immobile  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  et, 
lui  frappant  amicalement  sur  l'épaule  : 

—  Eh   bien!...  demanda-t-il,  avez-vous  réfléchi? 

—  A  quoi?  interrogea  le  jeune  homme  qui  paraissait  sortir  d'un 
profond  sommeil. 

—  Comment!  à  quoi?  s'exclama  l'aulre  avec  un  feint  enjoue- 
ment, mais  t  tout  ce  que  nous  avons  dit  depuis  huit  Jours. 

Un  pli  profond  se  creusa  au  front  du  jeune  homme  et  il 
sembla  qu'un  voile  eût  soudainement  assombri  ses  traits. 

—  Oui,  balbulia-l-il,  vous  avez  raison...  mais  c'est  mal,  ce 
que  vous  me  demandez...  Il  me  semble  que  c'est   une  trahison... 

John  Stuch  réprima  un  mouvemenl  d'impatience,  et,  avec  une 
surprise  admirablement  bien  jouée  ; 

—  Que  le  diable  m'emporte,  s'exclama-l-il,  si  je  vois 
Ih-dcdans  la  moindre  trahison!  d'abord,  une  partie  de  Ferme 
Elisabeth  est  à  vous,  donc  vous  avez  bien  le  droit  d'en  faire  l'usage 
que  bon  vous  semble... 

—  Je  sais  bien,  mais  oom  Prétorius  a  toujours  été  le  maître. 

—  Assurément,  et  c'est  ce  qu'il  y  a  de  regrettable;  autrement, 
vous  seriez  peut-être  millionnaire  aujourd'hui. 

Comme  le  jeune  homme  avait  un  haussement  d'épaules 
d'indifférence: 

—  El  les  millions,  vous  savez,  ça  facilite  bien  des  choses. 

Il  avait  dit  cela  d'un  ton  singulier,  en  snnliguanl  les  mots  avec 
une  intention  tellement  évidente,  que  Guillaume  Urey  releva  la 
télé  elle  regarda  iulerrogalivcmcnl. 

—  Allons...  allons,  plaisanta  John  Stuck  d'un  air  bon  enfant, 


ne  faites  pas  l'innocent,  et  songez  que  miss  Cornallett  ne  vous 
laisse  pas  indifférent. 

L'aulre  devint  tout  rouge  cl  baissa  les  paupières. 

—  A  propos  de  quoi,  demanda-l-il  à  voix  basse,  me  parlez- 
vous  do  celte  jeune  fille? 

—  C'esl  que,  de|iuis  huit  jours,  sans  vous  en  apercevoir,  vous 
ne  faites  que  me  parler  d'elle,  et  parce  que  j'ai  conséquemmeut 
supposé... 

—  Eli  bien  I  vous  avez  mal  supposé,  voilà  tout,  riposta  brus- 
quement Il  Boer. 

Le  visage  de  John  Sluck  s'épanouit  et  avec  une  cordialité 
admirablement  feinte: 

—  Alors,  c'est  tant  mieux,  car,  vrai,  mon  cher  Guillaume,  je 
vous  porte  de  l'intérêt  ;  mais  oui,  ça  parait  vous  surprcmlie,  et 
cependant,  vous  m'avez  sauvé  la  vie,  car,  sans  vous,  ce  concli  du 
diable  se  brisait.  Ah!  je  sais  bien  que  ce  que  vous  en  avtz  fait 
n'est  pas  pour  moi,  niais,  enfin,  j'en  ai  profité  tout  de  même,  et  je 
vous  suis  reconnnissant  de  m'avoir  conservé  ma  [leau.  Eh  bien! 
voyez-vous,  ça  me  faisait  quelque  chose  de  vous  voir  engagé  sur 
celle  route-là... 

—  Mais  puisque  je  vous  répèle... 

—  C'esl  convenu  et  je  vous  crois  :  aussi  je  ne  vous  parle  que 
de  ce  que  je  croyais  il  tort,  cl  c'eût  été  vraiment  pour  vous  uu 
malheur  que  d'être  amoureux  <riino  fille  aussi  riclic  que  miss 
Cornallett...  car  c'est  là  un  fruit  doré  qui  n'est  pas  destiné  il  être 
croqué  par  les  dents  d'un   fermier  boer. 

Les  joues  du  jeune  homme  blêmirent  légèrement,  et  sans  se 
rendre  compte  qu'il  donnait  raison  aux  suppositions  de  son  iuter» 
locuteur  : 

—  Ferme  Elisabeth  vaut  de  l'argent,  répliqun-t-il. 

—  Penh!  avec  Ions  ses  arpents  de  terre,  ses  troupeaux  de 
moutons  et  de  bœufs,  Ferme  Elisabeth  n'aaucune  valeur,  comparée 
à  la  fortune  de  lord  llornallelt. 

Et  lui  frappant  à  nouveau  sur  l'épaule,  il  ajouta: 

—  Non,  je  vous  l'ai  dit  et  je  vous  le  ré[ièle.  c'est  sous  le  sol  et 
non  dessus  que  se  trouve  la  richesse  de  Ferme  ElisabL-lh. 

Comme  l'autre  ne  répondait  rien,  l'Anglais  poursuivit  : 

—  Parbleu!  si  ces  terres  incultes,  que  vous  ne  proiicz  môme 
pas  la  peine  de  défricher  avec  la  charrue,  élaicnl  évenirccs  par  la 
pelle  et  la  pioche,  et  si  l'on  transformait  ces  maigres  pAturiigcs 
en  daims,  ce  serait  une  autre  alTaire,  cl  le  propriélaire  de 
Ferme  Elisabeth  pourrait  en  quelques  mois  rérolLer  une  fortune 
qui  le  mettrait  de  pair  avec  les  plus  riches  du  Raml. 

—  l'erme  Elisnbelli  appartient  au  vieux  Prétorius... 

—  P^is  euliôrement  ;  il  y  en  a  w\g  pnrtie  à  voti'e  cousine  et  à 
vous;  mainlenanl,  s'il  vous  convient  d'être  chassé  comme  un  voleur 
d'un  bien  qui  est  vôtre,  ça  vous  regarde! 

—  Un  voleur!  répéta  Guillaume  en  serrant  les  poings...  Mais 
puisque  la  valise  a  été  retrouvée... 

—  D'accord...  mais  rien  ne  prouve  aux  gens  des  environs,  à 
ceux  même  employés  à  la  ferme  que  fa  valise  n'avait  pas  clé  cachée 
par  vous  dans  le  fumier  pour  être  repflse  qVielquos  jours  [dus  lard. 
Notez  que  je  parle  de  ce  que  pourront  penser  les  antres;  car  pour 
moi,  mon  opinion  était  faite  dès  le  premier  nrtomciil,  comme  vous 
l'a  prouvé  d'ailleurs  mon  altitude  amicale  vis-A-vis  de  vous. 

Le  raisonnement  était  d'une  apparence  Icllemenl  logique  que  le 
jeune  homme  ne  trouva  rien  à  répondre:  il  se  cou  tenta  de  murmurer: 

—  C'est  vrai,  monsieur  Stuck,  vous  vous  êtes  conduil  i  mon 
égard  comme  un  véritable  ami... 

—  Pardieu  !  je  ne  puis  prétendre  qu'il  y  eût  là,  tout  d'abord",  rien 
qui  vous  fût  personnel!  s'exclama  1  Anglais  avec  un  bel  accent  de 
franchise;  non,  vous  avez  bénéficié  tout  simplement  de  mon 
tempérament  qui  me  rend  odieuse  lonte  injustice...  Or  l'accusa- 
tion portée  contre  vous  par  le  vieux  Prétorius  était  lellemeut  mon- 
strueuse... en  dépit  de  la  vraiseinl)lunce... 

S'intcrrompaul  tout  à  coup,  il  demanda  sur  un  ton  de  pater- 
nelle confidence  : 

—  Mais,  voyons...,  pourquoi  n'avcz-vous  pas  voulu  répondre 
quand  le  vieux  vous  a  demandé  le  motif  pour  lequel  vous  éliez 
sorti  de  l'écurie?... 

Le  visage  de  Guillaume  s'empourpra  et  il  balbutia: 

—  Le  sais-je?...  J'avais  un  fort  mal  de  lêle  qui  m'empêchait  de 
dormir;  en  outre,  la  lutte  qu'il  m'avait  fallu  sunicnir  près  d'une 
heure  durant,  contre  les  mules  du  coach,  m'avait  niis'los  nerfs  à 
fleur  de  peau...  lire f,  j'avais  besoin  de  sortir,  de  marcher,  de 
prendre  l'nir... 

John  Stuck  hocha  la  tête  et,  faisant  la  grimace  : 

—  Malhenreusemenl,  dit-il,  tout  cela  ou  rien,  c'esl  la  même 
chose  lorsqu'il  s'agil  de  se  défendre  d'une  acrusallon  semblable... 
Ah!  lorsqu'on  peut  donner  une  explication  de  sa  conduite, 
quelque  raison  majeure,  une  de  ces  raisons  qui  conduisent  les 
hommes  comme  des  pelils  enfants  et  les  foui  agir,  dans  In  vie, 
pour  ainsi  dire  inrousciemment,  pnr  exemple  uu  de  ces  senlimcnls 
impérieux  qui  vous  dominent,  vous  asservissent,  vous  ponssenl  en 
avant  sans  (pi'il  voussuil  possible  de  tenter  la  moindn'  résistance.., 
je  comprendrais,   ou   du   moins    votre  prami-père  ciit  compris... 

I   Mais  quoi!  un  mal  de  lèto,  le  besoin  de  délendic  vos  nerfs...  pas 
1  sérieux,  ça,  mon  pauvre  ami... 

«j       ■ 


36 


L'OUVRIER 


Et  John  Stiick,  frottant  une  allumette  le  long  de  sa  cuisse, 
enflamma  méticuleusemenl  l'extrémité  du  cigare  qu'il  avait  sorti 
d'un  élégant  étui  en  cuir  d'hippopotame... 

Puis  il  poussa  un  soupir  comique  et  dit  encore  : 

—  Savez-vous  qu'on  a  vu  des  romans  commencer  ainsi  ? 

—  Ainsi?...  comment  l'entendez-vous?...  de  quoi  voulez-vous 
parler? interrogea  Guillaume  un  peu  inquiet  et  rougissant  déjà. 

—  Comme  l'affaire  du  Saut  du  diable...  Une  jeune  fille  est  en 
danger  de  mort...  un  jeune  homme  la  sauve,  ils  s'aiment  et  ils 
s'épousent... 

—  Une  telle  chose  se  pourrait  I  s'exclama  le  Boer  involontaire- 
ment. 

—  Quelquefois...  répondit  négligemment  John  Stuck,  lorsqu'il 
n'existe  pas  une  trop  grande  disproportion  de  fortune...  car  les 
femmes  aiment  les  gens  courageux  et  vous  avez  fait  preuve,  en 
cette  aventure,  d'un  courage  étonnant  en  même  temps  que  d'une 
rare  habileté... 

De  rougissant  qu'il  était,  Guillaume  devint  tout  pâle  et  balbutia  : 

—  Croyez-vous  donc...  î 

Il  s'arrêta  net  sentant  qu'il  allait  trahir  son  secret  ;  mais 
l'autre,  comme  comprenant  à  demi-mots,  répondit  : 

—  On  a  vu  des  choses  plus  surprenantes  que  celle-là. 

Et,  profitant  du  trouble  que  ces  mots  venaient  de  jeter  dans 
l'esprit  de  son  interlocuteur,  l'Anglais  poursuivit,  penché  vers  lui, 
plongeant  dans  les  yeux  l'acuité  de  son  regard  : 

—  Allons  donc,  mon  cher,  un  peu  de  nerfs  :  il  y  va  du  bon- 
heur de  votre  vie  I  Songez  qu'il  ne  s'agit  pas  de  dépouiller  votre 
grand-père...  mais  de  réclamer  seulement  votre  bien,  en  lui  fai- 
sant gagner  à  lui-même  une  fortune  considérable  ;  d'ailleurs, 
lorsque  le  partage  aura  lieu,  il  sera  toujours  libre  d'agir  à  sa 
fantaisie  et  de  conserver  ses  pâturages  s'il  ne  lui  convient  pas  de 
fouiller  le  terrain... 

Cependant  l'indécision  du  jeune  homme  persistait. 

—  Bref,  vous  avez  à  voir  ce  que  vous  voulez  faire  ;  d'un  côté, 
vous  avez  un  homme  qui  vous  a  insulté,  chassé,  déshonoré;  de 
l'autre,  une  jeune  flUe  que  vous  aimez,  ne  mentez  pas,  tous  l'aimez, 
qui,  peut-être,  de  son  côté  pense  à  vous,  et  que  vous  avez  le 
droit  de  chercher  à  épouser. 

La  tête  entre  ses  mains,  Guillaume  murmurait  : 

—  Ahl  si  j'étais  sur...  si  j'étais  sur... 

Ces  mots  trahissaient  trop  manifestement  la  faiblesse  du  Boer 
pour  que  John  Stuck  ne  se  sentit  pas  encouragé. 

—  Ausurplus,  pour  l'instant,  il  ne  s'agiraitque  de  s'assurer  que  les 
terrains  de  Ferme  Elisabeth  contiennent  de  l'or...  car  il  pour- 
rait fort  bien  se  faire  qu'il  n'y  en  eût  pas  une  parcelle...  ou  si 
peu... 

Guillaume  releva  la  tête. 

—  Tous  les  terrains  du  district  en  contiennent  I  s'exclama-t-il. 

—  D'accord  ;  mais  on  a  constaté  souvent  des  interruptions  dans 
les  filons  et  il  n'y  aurait  rien  d'étonnant... 

Le  jeune  Boer  saisit  la  main  de  son  interlocuteur  et  d'une  voix 
sourde  : 

—  Moi,  je  vous  dis  qu'il  y  en  a...  de  l'or...  et  beaucoup...  et  si 
je  vous  le  dis,  c'est  parce  que  je  le  sais... 

John  Stuck  ne  put  retenir  un  brusque  mouvement. 

—  Vous  le  savez  I...  sûrement?... 

—  Je  suis  allé  l'an  passé  à  Johannesburg';  j'ai  entendu  parler 
les  gens,  et  la  curiosité  m'est  venue  de  m'assurer  si,  nous  aussi, 
nous  avions  un  sol  aurifère;  alors,  sans  en  rien  dire  à  oom 
Prétorius,  j'ai  pris  des  cailloux,  je  les  ai  broyés,  lavés,  et  il  m'a 
semblé... 

John  Stuck  ne  le  laissa  pas  achever. 

—  Et  vous  hésiteriez,  s'écria-t-il,  lorsque  vous  avez  la  certitude 
de  devenir  riche,  immensément  riche!...  lorsque  vous  n'avez  qu'à 
étendre  le  bras  pour  mettre  la  main  sur  le  bonheur,  vous  recule- 
riez... Ce  serait  de  la  folie! 

Le  bonheur  dont  il  faisait  luire  le  mirage  aux  yeux  du  jeune 
homme  combattait  bien  plus  que  la  possibilité  d'une  fortune  colos- 
sale en  faveur  des  projets  de  John  Stuck,  qui  suivait  sur  le  visage 
de  son  interlocuteur  les  phases  du  combat  qui  se  livrait  en  lui... 

—  Soit  donc,  dit  enfin  Guillaume  Brey,  après  un  assez  long 
silence;  mais  que  oom  Prétorius  n'en  sache  rien. 

Le  lendemain,  à  l'aube,  on  partit,  en  compagnie  de  lord  Cor- 
nallett,  qui  avait  avancé  son  voyage  de  vingt-quatre  heures  pour 
assister  en  personne  à  l'opération  ;  seulement,  au  lieu  de  prendre 
le  coach,  les  voyageurs  avaient  loué  un  cape-cart,  sorte  de  dog- 
cart  qu'une  toile  préserve  de  la  pluie  et  du  soleil,  et  qui  leur  offrait 
l'avantage  de  leur  permettre  de  s'arrêter  quand  bon  leur  semble- 
rait, surtout  de  suivre  l'itinéraire  qui  leur  plairait. 

Or,  il  leur  fallait  faire  un  long  détour  pour  arriver,  à  la  nnil. 
à  l'endroit  qu'avait  désigné  Guillaume  Brey  comme  celui  où  il 
s'était  livré,  l'année  précédente,  à  la  «  prospection  »  ;  c'est  ainsi 
que  se  nomme  la  recherche  des  terrains  qui  contiennent  de  l'or; 
il  y  a  même  au  Transvaal  une  certaine  quantité  de  gens  qui  pren- 
nent le  nom  de  prospecteurs,  et  dontl'unique  fonction  consiste  à  se 
livrera  cette  recherche;  c'est  à  cette  classe  de  gens  qu'appartenait 
John  Stuck  et,  comme  il  avait  fait  montre,  en  plusieurs  occasions, 


d'un  flair  extraordinaire,  il  s'était  acquis  une  réputation  grâce  à 
laquelle  il  avait  l'honneur  de  voir  son  portrait  imprimé  dans  les 
journaux  illustrés. 

C'était  même  grâce  à  cette  circonstance  que,  dès  son  entrée 
dans  la  ferme,  le  vieux  Prétorius  Brey  l'avaitreconnu  quelques  jours 
auparavant. 

Or,  comme  précisément  cet  endroit  se  trouvait  non  loin  du 
chemin  que  devait  suivre  lord  Cornallett  en  quittant  la  demeure 
du  Boer  pour  traverser  la  rivière  Vaal.  il  avait  été  convenu  qu'il 
les  y  conduirait  d'abord,  puis  irait  prendre  sa  fille  et  les  retrouve- 
rait à  son  retour,  lequel  devait  s'effectuer  au  milieu  de  la  nuit. 

A  la  tombée  du  jour  donc,  il  les  déposa  sur  la  lisière  d'un  petit 
bois  et,  après  avoir  déchargé  les  quelques  ustensiles  indispensables 
à  leur  opération  et  dont  ils  avaient  eu  soin  de  se  prémunir,  à 
Mafeking,  le  lord  fouetta  ses  chevaux  et  prit  le  chemin  de  la 
ferme. 

—  Si  nous  proOtions  des  quelques  instants  de  lumière  pour 
reconnaître  la  place,  proposa  John  Stuck... 

—  Non,  fit  Guillaume,  parlant  tout  bas,  comme  s'il  eût  redouté 
quelque  oreille  aux  écoutes,  attendons  qu'il  fasse  noir:  je  connais 
l'endroit  et,  avec  la  lanterne,  nous  travaillerons  aussi  sûrement  que 
s'il  faisait  soleil... 

11  ajouta  : 

—  Il  an-ive  souvent  qu'oom  Prétorius  rentre  tard  de  ses  tour 
nées  et  il  se  pourrait  qu'il  passât  par  ici... 

Rongeant  son  frein,  maugréant  en  lui-même  contre  la  pusilla- 
nimité de  son  compagnon,  John  Stuck,  assis  à  terre,  dans  les  hautes 
herbes,  vérifiait  si,  dans  la  précipitation  de  son  départ,  lord  Cor- 
nallett n'avait  oublié  aucun  des  ustensiles  qui  lui  étaient  néces- 
saires ;  une  pioche  pour  attaquer  le  sol,  une  hachette  pour  con- 
casser les  quartiers  de  rocs,  un  marteau-pilon  pour  pulvériser  les 
morceaux  rocheux,  un  linge  épais  formant  tamis  et  un  tonnelet 
rempli  d'eau. 

On  attendit  durant  une  heure;  puis,  enfin,  lorsque  le  crépuscule 
se  fut  entièrement  fondu  dans  la  nuit,  il  alluma  la  lanterne  et,  por- 
tant une  partie  de  l'outillage,  tandis  que  Guillaume  Brey  se  char- 
geait du  tonnelet,  ils  se  dirigèrent,  à  la  clarté  de  la  lanterne,  vers 
une  petite  colline,  à  cinq  cents  mètres  de  là,  au  pied  de  laquelle 
il  y  avait  un  amoncellement  de  pierres,  tirées  d'un  trou  creusé  à 
peu  de  profondeur. 

—  C'est  icil  dit  laconiquement  le  Boer. 

La  lanterne  posée  sur  le  tonnelet,  il  se  mit,  sur  l'ordre  de  Jobn 
Stuck,  à  attaquer  le  sol  à  coups  de  pioche,  tandis  que,  au  fur  et  à 
mesure  qu'il  détachait  un  bloc,  son  compagnon,  avec  sa  hachette, 
le  disloquait  en  moindres  morceaux  qu'il  examinait  les  uns  après 
les  autres  avec  une  minutieuse  attention. 

Ils  travaillaient  ainsi  depuis  une  demi-heure,  lorsque,  brus- 
quement : 

—  Halte I  dit-il,  en  voilà  assez... 

Il  avait  mis  de  côté  plusieurs  fragments,  parmi  lesquels  il  en 
prit,  au  hasard,  un  qu'il  plaça  sur  le  tarais  pour  le  réduire  en 
poudre  à  l'aide  de  son  marteau  ;  après  quoi  la  poudre  ainsi  obtenue 
fut  placée  dans  la  cuvette  de  fer-blanc  où  le  Boer  se  mit  à  verser 
de  l'eau,  tandis  que  John  Stuck  agitait  doucement  la  cuvette, 
faisant  tomber  peu  à  peu  l'eau  et  la  terre  qui  formaient  une 
bouillie  jaunâtre. 

—  Il  y  en  a...  s'exclama  tout  à  coup  l'Anglais  en  suspendant 
l'opération,  pour  saisir  la  lanterne  dont  il  projeta  les  rayons  sur  le 
fond  de  la  ouvelle  tout  parsemé  de  parcelles  brillantes,  voyez...  il 
y  en  a  beaucoup...  plus  de  trois  onces  à  la  tonne... 

—  Alors?...  demanda  Guillaume  Brey  d'une  voix  tremblante. 

—  Alors,  c'est  la  fortune...  une  fortune  inespérée!...  Vous 
n'avez  qu'à  vouloir  et  miss  Cornallett... 

Il  n'acheva  pas.  Un  coup  de  feu  éclata  et  la  lanterne  qu'il  tenait 
à  la  main  vola  en  éclats;  en  même  temps  Guillaume,  poussant  un 
gémissement,  tomba  sur  le  sol,  murmurant  : 

—  Oom  Prétorius  I 

{La  suite  au  prochain  numéro.)  G.  le  Faube. 


NOTRE  CONCOURS  DE  COLORIAGE 

Certains  concurrents,  ayant  le  pinceau  facile,  se  disposent  sans 
doute  à  nous  envoyer  déjà  leurs  compositions.  Aussi,  croyons-nous 
bien  faire  en  leur  rappelant  dans  quelles  conditions  cet  envoi  doit 
nous  être  fait  : 

Les  compositions  devront  nous  être  expédiées,  au  plus  tard,  le 
jeudi  28  mai. 

Les  trois  numéros  coloriés  devront  être  mis  à  la  poste  en  un 
seul  paquet.  Chaque  concurrent  choisira  une  devise  qu'il  écrira 
sur  ses  trois  compositions  et  aussi  sur  une  enveloppe.  Il  cachet- 
tera cette  enveloppe  après  y  avoir  inséré  une  feuille  de  papier 
indiquant  son  nom  et  son  adresse. 

Le  tout  devra  être  adressé  à  M.  Caumery,  secrétaire  du  jury, 
bureaux  de  l'Ouvrier,  35,  quai  des  Grands-Auguslins,  à  Paris. 

Les  travaux  du  jury  commenceront  le  1"  juin. 


L'OUVRIER 


37 


LES  VIEUX  SOLDATS 

UN  aïeul  de  CHAPUZOT' 

Par  JEAN  DRAULT 


LE    BAPTÈ51E    DU    FED 

Sotts  Mauence,  15  novembre  1794, 
an  m  de  la  République  une  et  indivisible. 

Mes  chers  parents, 
Le  citoyen  Cunctator  Baridoine  étant 
resté  à  Parts,  vu  sa  peur  du  froid  qui  est 
intense  dans  ce  pays  d'émigrés  qu'on 
appelle  la  Prusse,  il  a  bien  fallu,  pour 
que  je  vous  fasse  connaître  de  mes 
nouvelles,  que  je  rencontre  un  citoyen 
du  civil  ou  du  militaire,  susceptible  de 
tournibouler  une  lettre  sans  crever  le 
papier. 

Flamboche,  mon  grenadier,  connaît 
bien  un  adjudant  qui  se  flatte  de 
connaître  l'écriture.  Mais  la  vérité,  c'est 
qu'au  deuxième  mot,  sa  plume  passe  an 
travers  du  papier  et  qu'il  se  met  à  sacrer 
comme  un  débaptisé,  en  disant  : 
—  Si  je  tenais  l'aristocrate  qui  a  inventé  l'écriture,  ie  lui  ferais 
son  affaire  ! 

Enfin,  avant-hier,  nous  est 
arrivée,  au2«  bataillon,  unesecouée 
de  recrues.  Et  dans  ces  recrues, 
j'ai  trouvé  mon  affaire,  un  jeune 
comiuis  de  marchand  mercier  de 
la  rue  Montorg-aeil  (ci-devant  rue 
Comtesse-d'Artois),  à  Paris, etqui 
tient  la  plume  comme  père  et  mère. 
Aussi,  ce  conscrit,  très  intel- 
ligent, arrivera  peut-être  aux  plus 
hauts  grades,  surtout  si  je  me 
charge  avec  Flamboche  de  son 
éducation  civique  et  militaire,  ce 
qui  est  tout  un. 

Tout  ça,  chers  parents,  pour 
vous   expliquer   que   si   je   vous     ' 
envoie  ma  deuxième  lettre  un  peu 
plus  d'un  an  après  la  première,  ce 
n'est  pas  ma  faute. 

En  pays  ami,  on  a  des  écrivains 
publics  qui  viennent  au  camp.  En  pays  ennemi,  on  n'est  visité  que 
par  des  canailles  de  boulets  qui  renversent  la  marmite   quand 
ils  ne  nous  cassent  pas  une  patte. 

Comme  je  vous  le  disais,  notre  bataillon  a  été  incorporé  à  la 
74e  demi-brigade,  avec  le  2e  bataillon  de  volontaires  de  la  Cha- 
rente-Inférieure et  Je  8e  bataillon  du  Jura. 

Le  bataillon  était  commandé  par  le  citoyen  lieutenanf-polonel 
Uaulard,  un  ancien  soldat  qui  a  appris  à  lire  dans  l'armée  du  ci- 
devant  roi,  à  ce  qu'on  se  répète,  et  que  la  République  a  trouvé  ser- 
gent-major. Elle 
en  a  lait  un 
officier.  Il  est 
chef  de  brigade 
depuis  le  ler 
messidor  an  II 
et  commande 
la  74e.  C'est  un 
vrai  militaireet 
qui  sait  prendre 
le  soldat. 

Les    grena- 
diers,   il     leur 
flanque  des  ta- 
loches   et    leur 
demande     s'ils 
ont     de      quoi 
bourrer  sa  pipe, 
à  charge  de  revanche.  Ça  les  flatte. 
Les  fusiliers,  il  les  tape  à  coups  de 
plat  de  sabre,   quand  ils   travaillent 
derrière  la   colonne.    Ça  les  excite  à 
passer  grenadiers. 

Radois,  avant  d'arriver  ici,  disait 

qu'il  ne  pouvait  plus  mettre  un  pied 

devant  l'autre  et  il  s'était  arrêté  dans 

i.  Voir  l'Ouvrier  depuis  le  2  mai  1S96. 


la  neige.  Le  chef  de  brigade  lui  :i 
appuyé  son  pistolet  d'arron  sur  le 
front  et  lui  a  dit  : 

—  Si  lune  peux  plus  marcher, 
je  n'ai  que  faire  de  toi  et  je  vais 
te  fracasser  la  tète.  Si  lu  peux 
encore  marcher,  tu  aimeras  mieux 
rejoindre  ton  rang  que  de  mourir. 
Et  Radois  n'a  pas  marché,  il  a 
couru  I 

—  Veux-tu  du  tabac?  lui  a  dil 
alors  le  chef  de  brigade. 

— J'aimeraismieux  dessouliers, 
mon  général,  que  Radois  a  répondu. 

—  Pas*  dégoûtél...  Toute  la 
6e  division  est  comme  toi,  que  le 
citoyen  Baulard  a  répondu. 

C'est  la  vérité  vraie,  chers  pa- 
rents, que  nous  sommes  arrivés 
sous  les  murs  de  Mayence  comme 
des  gens  à  qui  on  donnerait  deux 
liards  et  un  brichon  de  pain,  si  tellement  que  nous  aurions  fait 
pitié. 

Des  chapeaux  mous  comme  des  chiffes,  gris,  jaunes,  pisseux, 
des  habits  déchirés,  des  culottes  crevées  par  où  la  chemise  aurait 
passé.  Car  c'est  encore  un  bonheur,  de  ce  côtë-là,  que  nous  n'en 
aj'ons  justement  pas,  de  chemisesl  Mais  le  plus  triste,  c'était  les 
souliers.  Les  deux  miens  n'avaient  plus  de  semelles.  Autrement  dil, 
j'allais  nu-pieds  nu-paltes  dans  la  neige,  la  boue,  sur  les  pierres. 
Heureusement  que  quand  j'étais  petit,  je  me  suis  durci  la  peau  sur 
la  route  d'Auneau  en  allant  ramasser  du  crottin  pour  les  salades 
de  papa  1... 

C'est  que  Mayence,  c'est  loin 
d'Auneau,  allez!...  On  en  traverse 
des  villes,  des  bom'gs,  des  champs 
et  des  bois. 

Nous  avons  eu  déjà  des  affai- 
res, et  j'ai  reçu  le  baptême  du  feu 
à  Alsenborn,  le  18  septembre. 

Ça  n'a  pas  été  bien  heureux. 
Xous  sommes  restés  l'arme  au 
pied  depuis  le  matin,  dans  un 
PL'tit  bois.  Les  feuilles  qui  étaient 
lomhées  des  arbres  faisaient  un  lit 
où  on  se  serait  bien  couché,  si 
elles  n'avaient  pas  été  mouillées 
par  la  pluie.  Six  heures,  nous 
sommes  restés  les  pieds  danscette 
bouillie.  Pas  moyen  de  faire  la 
soupe.  A  deux  lieues  de  là.  la 
12e  légère  tiraillait  en  battant  en 
retraite  contre  5,000  hammes  qui 
lui    éhiient    tombés   sur    le   dos. 

Notre  capitaine,  le  brave  Roufignac,  grognait  dans  sa  mous- 
tai-he.  en  apprenant  que  le  Prussien  avançait. 

—  Ah!  mais!  ah!  mais!...  disait-il.  On  ne  va  donc  pas  marcher 
contre  cette  canaille!...  Ils  veulent  me  prendre  mes  épaulettes  et 
me  faire  redevenir  caporal,  ces  ennemis  de  la  République!... 

El  il  est  tellement  sur  que  si  le  successeur  du  ci-devant  roi 
revenait  au  gouvernement,  il  lui  enlèverait  son  grade,  qu'il  a  appelé 
une  vivandière  qui  passait  et  a  payé  l'eau-de-vie  à  toute  'a  '■o"ipa- 
gnie.  pour  boire  à  la  santé  de 
la  République  une  et  indivisible 
et  nous  donner  du  courage  pour 
la  défendre. 

Ça  a  mis  tellement  en  belle 
humeur  noire  sergent  Bras- 
d'acier,  qu'il  s'est  mis  à  nous 
raconter  ses  campagnes  de 
r.\mérique  et  d'autres  endroits. 
Je  vous  les  répéterai  quand  je  re- 
tournerai à  Santeuil;  il  y  a  de 
quoi  faire  passer  des  soirées  bien 
agréables. 

Enlin,  nous  commencions  à 
prendre  tout  de  même  racine 
dans  notre  petit  bois,  quand  on 
nous  a  fait  marcher  à  l'ennemi, 
au  secours  de  la  42e  légère. 

Mon  cœurbattait  la  chamade. 
Radois,  le  fils  du  savetier  d'.\u- 
neau,  chantait  avecles tambours 
pour  se  donner  du  cœur;  pour- 
tant, il  avait  peur,  à  ce  qu'il  me 
disait  de  temps  en  temps.  Ber- 
souillon,  lui,  n'était pasfier.  mais 
les  grenadiers  nous  surveillaient 
du  coin  de  l'œil,  ils  marchaient 


38 


L'OUVRIER 


au  feu  comme  à  la  parade  et  nous  envoyaient  des  plaisanteries  tout 
à  fait  déplacées. 

Par  cNomple,  ils  nous  demandaient  si  notre  soupe  avait  passé 
faeileraent,  alors  que  nous  n'avions  rien  mangé  depuis  la  veille 
midi! 

Déjà  nous  apercevions  les  Prussiens  avec  leurs  casques  en 
cuivre  qui,  de  loin,  ressemblent  un  peu  aux  bonnets  d'évèqiies,  et 
le  capitaine  Roiifignac  commandait  le  pas  de  charge,  quand, 
v'ian,  d'un  petil  bois  placé  sur  notre  droite,  sort  au  galop  un 
escadron  de  lanciers. 

Impassible  d'avoir  le  temps  de  nous  mettre  en  carré.  Les  che- 
vaux sont  entrés  dans  nos  rangs  comme  dans  du  beurre. 

Et  tiens!  des  coups  de  sabre!...  Tiens!  des  conps  de  lance! 
Tiens!  des  ruades!  Nous  aulres,  nous  avons  lardé  tant  que  nous 
avons  pu.  La  voix  du  capitaine  Rnufignac  dominait  les  cris,  et 
(ont  à  coup  on  ne  l'a  plus  entendu.  Fiamboche,  qui  avait  sa  baïon- 
nette toute  rouge  de  sang,  venait  de  recevoir  un  coup  de  sabre  qui 
lui  avait  entamé  l'épaule  et.  fiu-ieux,  hurlant  comme  un  chien  en- 
ragé, il  avait  plongé  sa  broche  dans  le  ventre  d'un  cheval  qui  se  ren- 
versa sur  le  capitaine  et  l'étoulïa  à  moitié.  Puis,  Fiamboche  avait 
ensuite  tué  le  cavalier  en  lui  enfonçant  la  pointe  de  son  briquet 
dans  la  gorge.  Tous  nous  luttions  comme  nous  pouvions,  mais 
dès  qu'on  a  cru  que  le  capitaine  était  mort,  on  a  filé  chacun  de  son 
côté. 

Les  lanciers  nous  ont  poursuivis  avec  plus  de  fureur  encore. 
Ceux  qui  ont  pu  regagner  les  bois  ont  eu  la  vie  sauve.  Les  autres 
ont  été  massacrés.  11  y  en  a  eu  ainsi  soixante-quinze  dans  le 
bataillon  qui  sont  tombés  sous  les  coups  des  cavaliers  prussiens. 

Fiamboche,  dans  les  bois,  écumait  de  rage.  11  nous  a  fait 
masser,  à  huit  que  nous  étions  et  nous  a  fait  tirer  des  feux  de 
salves  sur  ces  bandits  qui  nous  avaient  pris  à  revers  si  traîtreuse- 
ment. On  en  a  démoli  quelques-uns,  et  celte  petite  fusillade  a  cer- 
tainement servi  à  leur  faire  comprendre  qu'il  était  temps  pour  eux 
de  s'en  aller. 

Ah!  quelle  échauffourée,  chers  parents!...  Pour  la  première 
fois  que  j'assistais  à  un  combat,  j'avais  vu  la  mort  de  bien  près  et 
j'avais  perdu  mon  chapeau.  Mais  j'aimais  mieux  ça  que  d'avoir 
perdu  les  derniers  morceaux  de  mes  souliers,  comme  Bersouillon. 

Plus  je  vois  la  guerre  de  près,  et  plus  je  me  dis  qu'il  ne  faut 
jamais  se  désoler  des  ennemis  qui  vous  arrivent,  mais  qu'il  vaut 
mieux  se  réjouir  de  ceux  qui  ne  vous  arrivent  pas. 

Une  chose,  par  exemple,  qui  n'arrive  presque  jamais,  c'est  la 
soupe  1  On  en  est  réduit,  depuis  longtemps,  à  des  vieux  croûtons  de 
pain  que  les  commissaires  des  vivres  nous  l'ont  distribuer  quand  ils 
n'oul  [las  autre  chose  à  faire.  On  a  aussi  du  lard  rance  qu'on  par- 
tage avec  son  fusil.  On  en  mange  une  partie  et  on  se  sert  de 
l'autre  pour  frotlei"  le  canon  et  labatteric  qui  finiraient  par  rouil- 
ler, avec  la  pluie  et  la  neige  qui  tombent  presque  sans  s'arrêter. 

Pendant  les  marches,  ou  a  beau  couvrir  son  fusil  avec  le  pan 
de  son  habit,  il  est  aussi  mouillé  que  si  on  l'avait  trempé  dans  la 
rivière. 

Mais,  puisque  j'ai  entrepris  de  vous  raconter  tout  ce  qui  nous 
est  arrivé  jusqu'à  Mayence,  il  ne  faut  pas  que  j'oublie  l'aventure  de 
Bersouillon  et  de  ses  souliers. 

Je  reprends  donc  mon  récit  à  partir  de  l'escarmouche  d'Alsen- 
born. 

VI 

UNE  BISTOIRB  DE  SOULIERS 

Notre  bataillon,  comme  je  vous  l'ai  dit,  avait  perdu  en  tués, 
blessés  et  prisonniers,  plus  de  75  hommes  dont  5  ollîciers. 

Le  lendemain  elle  surlendemain,  la  lutte  a  continué, et  nous  avons 
fini  par  avoir  l'avantage  dans  plusieursrenconti-es.  si  bien  qu'il  y  a 
quinze  jours,  nous  étions  sous  Mayence  dont  nous  faisons  le  siège. 

Ici,  c'est  surtout  l'artillerie  qui  fonctionne  et  qui  lance  contre 
la  ville  toute  la  journée  des  boulets  gros  comme  la  tête. 

Nous  autres,  nous  restons  dans  les  tranchées,  en  cas  de  sortie 
des  assiégés.  Nous  faisons  la  soupe  quand  nous  avons  des  trognons 
de  chou  à  nous  mctire  sous  la  dent,  elles  huit  premiers  jours,  nous 
raccommodions  comme  nous  pouvions  nos  habits  et  nos  souliers. 

Enfin,  le  colonel  Baulard  a  fini  par  avoir  peur  que  nous  ne 
puissions  plus  marcher  du  tout,  et  il  a  eu  une  idée  vraiment  miro- 
bolante. 

11  nous  a  envoyés  dans  les  villages  des  environs,  réquisitionner 
des  souliers.  Jamais,  chers  parents,  je  ne  me  suis  amusé  autant. 

C'est  Bras-d'acicr  qui  commandait  la  réquisition.  Nous  étions 
trente  hommes,  quinze  grenadiers,  dix  voltigeurs  et  vingt  fusiliers. 
Bersouillon  et  Badois  étaient  de  la  fête. 

Nous  arrivons  dans  un  petit  hameau  qui  a  un  nom  à  coucher 
dehors.  Bras-d'acier,  qui  se  périssait  àforce  derire,  met  cinq  hommes 
de  faction  à  chaque  bout  du  village,  puis  il  entre,  suivi  de  trois 
grenadiers  armés,  dans  la  première  maison  venue  et  prend  son  air 
le  plus  terrible  pour  dire  : 

—  Je  vous  njassacre  tous  et  je  mets  le  feu  à.  la  cambuse  si 
vous  ne  me  donnez  pas  tous  les  souliers  de  la  maison! 

Aussitôt,  le  propriétaire  de  la  maison  et  sa  femme,  fous  de  peur, 
apportent  deux  ou  trois  paires  de  chaussures,  offrent  même  de  la 


bière,  du  vin,  et  se  confondent  en  salutations,  dès  que  Bras-d'acier 
va  pour  se  retirer. 

Dans  chaque  maison,  la  mêmecomédiesecontinue,  etles souliers 
pris  sur  l'ennemi  s'nmoncellent  sur  les  sacs. 

Un  gros  Allemand,  attiré  par  le  bruit,  sort  de  sa  maison  et  vient 
voir  ce  dont  il  s'agit,  en  fumant  sa  grnmie  [)ipe  de  porcelaine.  Tout 
aussitôt,  on  s'empare  de  lui.  Il  pousse  des  cris  affreux  et  lomljc  à 
genoux  en  demandant  grâce,  car  il  croit  qu'on  veut  lui  couper 
le  cou. 

Mais  on  n'en  veut  qu'à  ses  souliers.  Fiamboche  l'empoigne  par 
les  bras,  Bras-d'acier  par  les  jambes,  et  deux  voltigeurs,  sans 
pitié  pour  ses  cris,  lui  retirent  ses  deux  bons  souliers  ferrés  que 
l'un  d'eux  chausse  aussitôt  avec  joie. 

Clopin-clopant,  et  pataugeant  avec  ses  deux  bas  dans  la  bouc,  le 
gros  Allemand  est  retourné  dans  sa  maison  plus  honteux  qu'un 
renard  pris  au  piège.  Mais  cette  scène  avait  épouvanté  le  village 
tout  entier.  Les  habitants  s'étaient  claipicmurés,  ils  croyaient 
qu'on  avait  égorgé  le  gros  homme  à  la  pipe  de  porcelaine,  et  il  a 
fallu  enfoncer  les  portes  pour  achever  les  réquisitions. 

Lorsque  tous  les  souliers  nécessaires  à  la  demi-brigade  ont  été 
placés  sur  notre  dos,  —  nous  étions  même  chargés  comme  des 
mulets,  —  il  nous  a  été  permis  de  songer  à  nous-mêmes,  les 
réquisilionnaires. 

Nous  avons  continué  en  conséquence  les  perquisitions,  et  je  me 
suis  offert  une  paire  de. bottes  fourrées  dans  laquelle  je  suis  mieux 
qu'un  prince  russe.  Elles  appartenaient  à  M.  Bosenbouff,  un  bailli 
en  perruque  qui  m'a  l'air  d'aimer  le  ouifortable. 

Quant  à  Bersouillon,  je  ne  sais  pas  comment  il  s'y  est  pris. 
Radois,  qui  n'est  pourtant  pas  bien  délié  de  sa  nature,  a  trouvé  de 
quoi  se  chausser,  taudis  que  lui,  Bersouillon,  toujours  en  relard,  a 
passé  après  tous  les  autres  et.  pressé  par  le  clairon,  il  a  ramassé 
des  souliers  au  hasard  dans  une  maison  et  est  accouru  avec  une 
paire  de  souliers  d'enfants  à  la  main  I 

Les  habitants  eux-mêmes,  malgré  leur  émoi  de  se  voir  dépouillés 
de  leurs  chaussures,  riaient  de  voir  Bersouillon  défiler  parmi  nous, 
nu-pieds  avec  ses  petits  souliers. 

Bras-d'acier  lui  a  ordonné  de  les  garder  pour  lui  apprendre  à 
être  plus  vif  une  autre  fois. 

—  Ce  sera  ta  honte,  luia-t-il  dit,  et  je  veux  que  le  colonel  te  voie 
avec  ça,  lui  qui  a  surtout  ordonné  la  réquisition  à  cause  de  loi. 

Le  citoyen  colonel  Baulard  a  mis,  en  effet,  Bersouillon  trois  joui'S 
à  la  garde  du  camp  pour  le  punir. 

Mais  ce  qui  me  met  furieux,  chers  parents,  c'est  que  cet  animal 
a  reluqué  mes  belles  bottes  fourrées,  et  qu'il  atleiul  que  je  sois  tué 
pour  me  les  prendre  I  Croyez-vous  que  ce  Bersouillon  a  l'àmc  assez 
peu  républicaine? 

Dans  tous  les  cas,  je  ne  suis  pas  encore  tué,  et  il  faut  que  je 
vous  raconte  comment  j'ai  gagné  mon  fusil  d'honneur. 

{La  suite  au  prochain  numéro.)  Jeau  Dn.\ULT. 


ivvis  A  ivos  A.ito:«.^ii:s  direscxs 


Nous  prions  ceux  de  nos  abonnés  dont  l'abonnement  expirait 
le  l^f  mai  et  qui  ne  nous  en  ont  pas  encore  envoyé  le  mouinni,  de 
vouloir  bien  le  faire  le  plus  lot  possible.  (  G  francs  pour  la  France, 
l'Algérie  et  la  Belgique;  —  7  francs  pour  les  colonies  elles  aulres 
pays  de  l'étranger.) 

Us  pourront  profiter  de  cette  occasion  pour  nous  demander  notre 
intéressante  prime  de  mai  ou  quelque  autre  de  nos  nouveautés. 

Aux  personnes  dont  nous  n'aurons  pas  reçu  l'abonucmcnt 
avant  le  25  mai,  nous  ferons  [ircsenler,  du  23  au  30  mai,  par  le 
facteur,  une  quittance  augmentée  de  25  centimes  pour  frais  de 
recouvrement. 


CHRONIQUE  HEBDOMADAIRE 


LA  DERNIÈRE  PERIODE  ELECTOIIALE.  —  CANDIDATS  EXCENTRIQUES.  — 
«  L'ANTI-nUREAUCRATE  ))  ET  I.E  «  POINTILLISTE  ».  —  LE  PSKUnO-ABBÉ 
COTTON  ET  LE  .MARQUIS  DE  NEUVILLE.  —  l'oRDRE  DkS  ÉCLUSIERS.  — 
CONFIDENCES  A  UNE  MARCHANDE  DE  JOURNAUX.  —  LES  «  SAINTS  DR 
GLACE».  —  LE  JARnlNIRIÎ  DU  liOI  DE  PRUSSE.  —  LA  RÉBELLION  o'UN 
PARAl'LUIH.  —  UN  PEU  DE  PSVCHOLOlilE.  —  LE  LENDIT  ET  LE  SUR.ME- 
NAGE  ATHLÉTIQUE.  —  LES  IIARRKS  PARALLÈLES  KT  LA  JEUNESSE.  — 
MEETING  ET  CONGRÈS.  —  LES  AGITATEURS  DE  LA  RUE.  —  EST-CE  UT» 
EFFET    DU  PRINTEMPS? 

Parmi  les  nombreux  candidats  qui,  pendant  la  dernière  période 
électorale,  ont  sollicité  les  sulTrages  des  électeurs,  on  a  vu  figurer 
quelques-uns  de  ces  personnages  cxcentriipies  qui  font  la  joie  du 
bon  (lopulaire.  Près  des  Halles,  un  niiinhand  de  beurre,  le  sieur 
Wachcrer,  s'est  intitulé  «  candidat  réaliste  ».  Dans  le  I.V'  arrondis- 
sement, a  surgi  la  candidature  de  «  l'anli-bureaucrale  »  Caperon,  dit 


L'OUVRIER 


39 


Marlin  Cip,  et  celle  du  «  poinlilliste  »  Gustave  Morin.  AMontrouae, 
le  siciir  li.nfiobcil  a  reven(lif|iié,  comme  auteur  dramatique,  les 
Toix  de  Ions  les  acteurs  cl  de  toutes  les  actrices  de  Paris  et  des  fau- 
bourgs. Ailleurs,  un  citoyen  Pacault  a,  de  sa  meilleure  plume, 
adresse  l'appel  suivant  à  la  presse  : 

«  Journalislps,  si  vous  marchez  contre  nous,  travailleurs,  nous 
nous  ruerons,  les  yeux  injectés  de  sang,  sur  votre  peau;  de  vos 
cadavres,  nous  drosserons  des  trophées,  où  chaque  année,  à  une 
épofpie  fixe,  et  pour  célébrer  notre  victoire,  nous  irons  encore 
danser  devant  celle  charogne,  que  les  corbeaux,  par  instinct  de 
conscrvalinn,  n'auront  pas  voulu  toucher;  puis  nous  cracherons 
sur  vos  carcasses  desséchées  par  le  soleil.  » 

Quelle  Iriiculcncc!  cl  dire  que,  malgré  ces  menaces,  Pacault  n'a 
pas  recueilli  50  voix.  Hélas!  les  types  originaux  s'en  vont!  Depuis 
les  dcruiéics  élcdions  municipales,  Paris  a  perdu  deux  candidats 
perpélunls  qui  répand.iient  un  peu  do  gaieté  dans  les  réunions 
pid)liques.  Je  veux  parler  du  soi-disant  abbé  Collon  et  du  marquis 
de  Neuville.  Sous  l'Empire,  Cotlon  avait  voulu  fonder  l'ordre  des 
«  Ki'ércs  Éclusk'rs  1.  Il  recourut  il  la  pi-jiicessc  Clolilde  pour  la  prier 
de  lui  l'aire  obtenir  la  chaii'e  de  Noiro-Dame.  L'apothéose  de  la 
femme  libre,  le  salut  des  «  Ames  irasciMes  »  et  le  rachat  des  inter- 
dits et  des  cxcoinmiuiiés,  telles  étaient  les  thèses  que  le  pseudo-abbé 
voulait  soulcuir  devant  le  principal  auditoire  de  Paris.  N'ayant  pas 
obtenu  de  réponse,  Cotlon  fil  paraître,  le  24  décembre  t869,  un 
Slaiiifesle  niri«i  conçu  ;  t  I.,e  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu, 
Jc''sus,  le  Vorlic,  se  fera  un  devoir  d'éclairer  les  hommes  qui  se  croie  ni 
appelés  cl  devenir  les  amis  de  l'époux  dans  riiislilul  des  t  frères 
éclusiers»,  ainsi  rpie  les  filles  d'Eve  qui  brûleraient  d'être  tant  soit  peu 
les  amies  del'.'pouxdansla  Congrégation  des  Ronues  Jardinières  du 
jardin  divin.  Il  n'csl  pas  nécessaire  d'écrire  franco  et,  pour  termi- 
ner l'éclairrissement  de  la  grande  chose,  il  faut  se  présenter 
rue  Forou,  0,  de  six  heures  du  soir  a  six  heures  du  malin,  comme 
Nicodème.  »  Cet  appel  amusa  fort  le  quartier  Latin. 

En  1871,  Cotton  se  porta  candidat  à. \vignon.  Vêtu  enEcce  Homo, 
la  couronne  d'épines  au  front,  une  chemise  rouge  serrée  à  la  taille, 
une  canne  de  pécheur  à  la  main  en  guise  de  roseau,  (lotton  allait 
par  les  rues  réciter  sa  profession  de  i'oil  II  obtint  35  suffrages  1  Un 
internement  .'i  l'asile  de  Mondevergnes  ne  refroidit  pas  l'ardeur  do 
«  l'.Vbbé  dos  l'^clusicrs  ».  Sorti  de  l'iiospice,  il  brigua  successivement 
les  voix  des  électeurs  de  Marseille,  de  Lyon  et  de  Paris  et  arbora, 
dans  des  réunions  publiques,  un  costume  absolument  étourdissant. 
Jugez  en!  Une  robe  blanche  et  un  manteau  de  même  couleur  fait 
détolfcs  h  riileaux  enveloppait  Cotton  des  pieils  à  la  tête.  Sur  ses 
épaules,  flottail  une  couverture  de  laine  grise;  les  jambes  avaient 
pour  étui  de  longues  guêtres  jaunes;  enfin,  la  tète  était  coiffée  d'un 
foi'midalile  casque  en  zinc,  au  cimierduquel  voltigeaient,  en  guise 
de  panache,  des  flots  de  dentelle  et  des  bandorolles  couvertes 
d'inscriptions  latines.  Ebahies  par  les  allures  solennelles  d'un 
personna;;e  dont  la  chevelure  et  la  barbe  cntioroment  blanches 
complétaient  l'aspect  apocalyptique,  les  bonnes  femmes  tombaient 
à  genoux  et  se  signaient  dévotement. 

ICn  1893.  Cotton  parcourut  dans  cet  équipement  les  rues  de 
Cclleviile  en  chantant  une  Mavsrillaise  de  son  cru,  qui  n'avait  pas 
moins  de  deux  cents  couplets.  La  police  intolérante  s'empara  du 
pauvre  trouvère  et  l'envoya  diriger  l'institut  desEclusiers  à  Sainte- 
.\nne. 

Le  marquis  de  Neuville  —  marquis  1res  authentique  —  n'arbo- 
rait pas  le  costume  carnavalesque  qu'affectionnait  le  pseudo-abbé 
Cotton.  Toujours  en  habit  noir,  il  distribuait  lui-même  dans  les 
rues  ses  prospectus  électoraux,  invariablement  rédigés  en  vers, 
et  quels  vers!  Un  beau  soir,  vers  minuit,  il  y  a  trois  ans,  je  ren- 
contrai le  marquis  sur  le  boulevard  des  Capucines,  révélant  gra- 
vement à  la  marchande  de  journaux  qui  stationne  devant  le 
Grand-Hôtel,  les  sévices  e.xercés  au  xve  siècle  par  la  famille 
de  Gonlaul-Biron  contre  la  dynastie  des  Neuville.  Le  marquis 
arrivait  d'Espagne,  où  il  était  allé  consulter  les  archives  de  Simancas 
tout  exprès  pour  chercher  la  preuve  de  la  félojiie  de  ses  cousins, 
et  c'est  à  la  bonne  dame  qu'il  confiait  tout  naturellement  ses  décou- 
vertes. Comme  la  malheureuse,  accablée  de  sommeil,  fermait  son 
Inosque  et  se  dérobait  du  mieux  qu'elle  pouvait  au  récit  du  gen- 
tilhomme, le  marquis  prit  à  part  un  garçon  de  café  et  lui  narra  la 
fin  de  l'histoire  avec  l'accompagnement  obligé  d'un  sonnet. 
Quelques  jours  après,  j'appris  que  la  Camarde  avait  brisé  la 
lyre  du  troubadour  nocturne. 

Hélas!  toutes  ces  figures  si  pittoresques  disparaissent.  Je  le 
déplore  pour  mon  propre  compte.  N'était-il  pas  plus  gai  d'entendre 
Colton  lire  dos  dissertations  philosophiques  et  Neuville  dire  des 
sonnets,  que  de  subir  les  solennelles  proclamations  des  Bassinet 
e  l  d  e  s  Ch  a  m  p  0  u  d  ry  ? 


jardiniers  depuis  plusieurs  siècles,  et  comme  elles  coïncident,  la 
plupart  du  temps,  avec  les  joiu's  où  l'Eglise  honore  saint  .Mamert, 
sai'~t  Pancrace  et  saint  Gervais,  le  peuple  api)elle  familièrement 
ces  vénérés  patrons  les  •  saints  de  glace  ».  .Malheur  à  qui  les 
dédaigne  ! 

On  raconte  mie,  vers  les  premiers  jours  du  mois  de  mai  17S0. 
le  roi  Frédéric  de  Prusse  se  promenait  sur  la  terrasse  du  chiteau 
de  Sans-Souci.  L'air  était  liède,  le  soleil  chaud.  Le  roi  s'étonna  que 
les  orangers  ne  fussent  pas  encore  sortis.  Il  ajipela  son  jardinier 
—  un  disri|de  français  du  célèbre  La  Quintinie  —  et  lui  ordonna 
d'exposer  les  arbustes  h  l'air  extérieur. 

—  Mais,  Sire,  objecta  le  jardinier  inquiet,  vous  ne  craignez 
donc  pas  les  «  saints  de  glace  >? 

Le  roi,  en  sa  qualité  de  philosophe,  se  moqua  des  saints,  et 
voulut  que  son  fidèle  serviteur  dérogeât  à  la  coutume.  Il  fallait  en 
finir  avec  une  stupide  supers!ition. 

Le  jardinier  obéit.  Jusqu'au  10  mai,  tout  alla  bien,  mais  le  jour 
de  saint  Mamert,  le  vent  du  nord  se  mit  à  souffler  ;  le  jour  de 
saint  Pancrace,  la  température  baissa  sensiblement,  et  le  jour  de 
saint  Gervais,  la  gelée  frappait  de  mort  les  orangers  frileux.  La 
croyance  du  jardinier,  fondée  sur  de  nombreuses  observations 
météorologiques,  n'était  donc  pas  sans  fondement.  Le  roi,  inter- 
loqué, fil  appeler  deux  savants,  les  docteurs  Mœdier  et  Lohrman, 
et  leur  donna  l'ordre  de  contrôler  les  dires  du  jardinier.  Un  inté- 
ressant travail  de  statistique,  entrepris  par  l'observatoire  de  Uerlin, 
justifia  les  défiances  du  bonhomme. 

Quelle  est  la  cause  de  ce  singulier  phénomène?  Beaucoup  de 
savants  l'attribuent  à  la  fonte  subite  des  neiges  et  des  glaces  dans 
le  nord  et  sur  les  montagnes  de  l'Europe.  La  neige,  en  fondant, 
absorbe,  comme  on  sait,  la  chaleur  ambiante  de  l'air  avec  lequel 
elle  est  en  contact.  On  sup[iose  que  le  froid,  qui  résulte  de  cette 
absorption,  se  propage  du  nord  au  sud  et  provoque  ainsi  l'abaisse- 
ment de  température  dont  se  plaignent  les  cultivateurs. 


Je  viens  de  sortir.  Les  flilneurs  hâtent  le  pas;  les  camelots 
renoncent  à  convier  les  badauds  autour  de  leurs  éventaii'cs,  les 
chaises  rangées  sur  la  terrasse  des  cafés  et  dss  brasseries  du  bou- 
levard se  vident.  Dans  les  kiosques,  les  marchandes  se  hâtent  de 
placer  de  lourds  fragments  de  fer  à  cheval  sur  les  paquets  de 
jom-naux,  pour  empêcher  les  gazettes  de  prendre  leur  vol  vers  la 
chaussée.  Précaution  utile  ;  soudain  une  rafale  de  vent  secoue  les 
branches  des  arbres,  et  fait  pleuvoir  les  bourgeons  des  fleurs  sur 
les  trottoirs;  puis  une  violente  averse  achève  la  déroute  des  pro- 
meneurs et  les  précipite  vers  les  passages.  Pendant  que  je  mau- 
grée au  milieu  du  groupe  peu  joyeux,  une  scène  nous  tire  de  nos 
réflexions  maussades.  Que  voyons-nous?  Un  quidam,  pris  à  l'im- 
proviste,  lutte  contre  son  parapluie,  qui  vient  de  se  retourner. 
L'homme  essaie  de  replacer  les  baleines  dans  leur  position  natu- 
relle, mais  le  parapluie  refuse  d'entendre  raison  et  les  spectateurs 
rient.  Le  spectacle  de  ce  duel  me  procure  même,  je  l'avoue,  une 
joie  sincère.  Pourquoi?  Pourquoi  rions-nous?  Cruelle  énigme!  Un 
élève  de  M.  Bourget,  que  j'interroge  là-dessus,  daigne  me  donner 
la  consultation  suivante  : 

«  Si  les  badauds  comme  vous  s'amusent  en  présence  d'un 
riflard  rebelle,  c'est  qu'une  opposition  très  nette  et  très  sai- 
sissablese  révèle  entre  la  conduite  scandaleuse,  la  révolte  violente 
du  parapluie  et  le  caractère  bonhomme  et  rangé  que  nous  lui 
•connaissons.  Presque  instantanément,  il  se  fait  dans  votre  esprit 
deux  jugements  dont  le  second  contredit  et  dédit  le  premier. 

«  Premier  jugement  :  le  parapluie  est  l'humble  serviteur  de 
l'homme;  son  rôle  est  un  rôle  de  modestie,  d'abnégation  et  de 
dévouement. 

•  Second  jugement  qui  détriu't  le  premier  :  cet  être  humble  et 
pacifique  devient  superbe  et  violent. 

«  Eu  révolte  contre  son  maître,  il  met  dans  la  lutte  une  telle 
âpreté  et  un  tel  acharnement  qu'on  ne  sait  pas  encore  qui  sera 
vainqueur  de  lui  ou  de  son  adversaire. 

«  Comme  le  second  jugement  est  en  contradiction  avec  le  pre- 
mier, il  se  fait  dans  l'esprit,  pour  passer  de  l'un  à  l'autre,  une 
brusque  secousse  qui  l'excite,  l'anime,  l'avertit  ainsi  de  sa  propre 
existence,  et  lui  cause  un  vif  plaisir,  puis,  selon  les  tempéraments, 
demeure  tout  intérieur  ou  se  manifeste  au  dehors  par  le  rire.  Ces 
jugements  s'accomplissent,  celte  secousse  se  produit  dans  l'àrae 
avec  la  rapidité  de  l'éclair,  l'àuie  n'analyse  pas  :  elle  sent;  elle  a 
conscience  non  des  causes,  mais  des  résultats.  » 

C'est  ainsi  qu'a  ratiociné  mon  psychologue.  Vous  verrez  qu'un 
jour  ou  l'autre  cette  analyse  de  la  rébelliou  d'un  riflard  conduira 
l'auteur  à  l'Académie. 


Quel  étrange  mois  que  le  mois  de  mai!  Les  arbres  ploient  sous 
l'amas  touffu  de  leurs  feuilles  brillantes  et  claires;  les  jardins  se 
parfumentderoseset.  parmi  Icsaubépines,  les  fauvettes  construisent 
leui-s  nids.  Et  cependant,  une  bise  glaciale  nous  oblige  parfois  à 
relever  le  col  de  nos  jaquettes  et  à  nouer  autour  du  cou  un  fou- 
lard prnlectcui'.  Que  signifie  ce  refroidissement  subit  de  la  tempé- 
rature? Les  gelées  de- mai,  effroi  des  vignerons,  préoccupent  les 


Ne  trouvez-vous  pas  que  les  exercices  nommés  athlétiques  sont 
entrain  de  jouer  un  rôle  trop  considérable  dansla  vie  scolaire  et  de 
prendre  dans  les  journaux  une  place  démesurée?  Tous  les  jours, 
ou  à  peu  près,  il  est  question  du  n  lendit  »,  dans  les  feuilles 
publiques?  Et  ces  causeries  du  «  lendit  »  —  comme  dirait  Gros- 
claude  —  ne  sont  pas.  daignez  le  croire,  celles  qui  sont  les  moins 
lues  dans  les  collo:;es. 


40 


L'OUVRIER 


Nos  mattres,  les  Grecs,  divisaient  l'éducation  en  deux,  la 
<  Gymnastique  »  et  la  «  Musique  •.  La  gymnastique  avait  pour 
objet  d'exercer  le  corps  qui  a,  en  effet,  ses  droits;  la  musique 
s'adressait  aux  facultés  intellectuelles  et  regardait  tout  ce  qui 
touche  au  culte  des  Muses.  La  vieille  pédagogie  française,  celle  du 
bon  Rollin  et  de  son  Traité  des  études,  si  vous  voulez,  faisait  peut- 
être  trop  peu  de  cas  de  la  gymnastique.  Son  idéal  était  plutôt, 
j'en  conviens,  le  fort  en  thème  que  le  fort  de  la  Balle.  En  ce 
temps-là,  le  championnat  de  France  et  la  coupe  d'honneur,  si 
ardemment  disputée,  n'étaient  pas  connus.  Le  Concours  général 
entre  les  lycées  et  collèges  de  Paris  n'existait  que  pour  les  choses 
de  l'intelligence.  Une  pédagogie  récente,  renouvelée  des  Grecs  ou 
imitée  des  Anglais,  présente  aujourd'hui  aux  collégiens  le  travail 
comme  un  jeu,  et  le  jeu  comme  un  travail.  Les  récréations  sont 
devenues  matière  à  compositions.  On  se  prépare  et  on  s'entraine  à 
l'avance  à  sauter,  à  courir,  à  cavalcader,  à  jouer  du  fleuret  ou  de 
la  savate.  Je  ne  sais  pas  si  les  études  en  souffrent.  Je  crains  un  peu 
que  le  professeur  de  gymnastique  n'en  tire  un  orgueil  et  n'en 
prenne  une  importance  "qui  fassent  de  lui  un  régénérateur  outre- 
cuidant de  la  société  française.  J'ai  peur  que  ce  nouvel  enseignement 
spécial  n'aspire  à  être,  comme  l'autre,  à  brève  échéance,  le  rival 
encombrant  et  méprisant  de  l'enseignement  classique  proprement 
dit,  —  ce  vieil  universitaire. 

On  a  longtemps  et  beaucoup  parlé  du  surmenage,  du  surme- 
nage intellectuel,  bien  entendu.  Le  surmenage  gymnique  ne  serait 
pas.  je  pense,  moins  à  redouter  que  l'autre,  et  ne  donnerait  pas, 
â  tous  les  points  de  vue,  de  meilleurs  résultats.  Il  ne  faudrait  pas, 
la  mode  aidant,  que  nos  collégiens  devinssent  des  acrobates  pré- 
coces. Le  cirque  Molier  n'est  pas  encore  une  école  de  gouvernement. 

Si  cet  engouement  continue,  il  ne  nous  restera  plus  qu'à  débap- 
tiser les  lycées  et  à  les  nommer  des  c  gymnases  »,  au  vrai  sens  du 
mot.  Les  bancs  seront  alors  des  barres  parallèles,  et  les  exercices 
scolaires,  je  veux  dire  les  travaux  intellectuels,  passés  au  rang  de 
gymnastique  cérébrale,  prendront  le  pas  derrière  l'autre,  la  cor- 
porelle, modestement.  Faire  des  acrobates  serait  déjà  dangereux  ; 
faire  des  cabotins,  de  jeunes  cabotins,  serait  pire,  et  nous  y  allons. 
La  presse  et  la  réclame  ont  mené  grand  bruit  autour  de  ces  jeux 
icariens  qui  passionnent  actuellement  la  jeunesse  française.  Cet 
âge  n'est  pas  seulement  sans  pitié,  il  est  aussi,  et  cela  est  bien 
naturel,  sans  réflexion;  il  a  un  goût  très  vif  pour  la  publicité 
retentissante.  Les  journaux  qui  donnent  les  noms  et  racontent  les 
prouesses  des  lauréats  ont  surexcité  l'ambition  gymnique.  Les 
Pindares,  à  un  sou  la  feuille,  qui  chantent  les  exploits  de  nos 
athlètes,  ont  plus  de  lecteurs  à  l'extérieur  et  même  à  l'intérieur  de 
nos  collèges  qu'on  ne  le  pense.  On  a  réagi  dernièrement,  et  fort 
à  propos,  contre  les  empiétements  de  l'orthographe  draconienne  et 
intransigeante.  Le  lendit,  avec  le  régime  acrobatique  cpi'il  com- 
porte et  le  cabotinage  qu'il  amène,  demande,  lui  aussi,  à  être  sinon 
réprimé  du  moins  contenu  par  de  sages  précautions.  Sans  cela, 
nous  aurons  bientôt  tant  d'athlètes  qu'il  faudra  créer  un  baccalau- 
réat nouveau,  en  plusieurs  parties,  pour  contenter  les  familles  et 
pour  couronner  ou  pour  réfréner  les  vocations. 


Heureuse  jeunesse  pourtant!  Ne  la  gourmandons  pas  trop.  Les 
jeux  athlétiques,  si  extravagants  qu'ils  soient  parfois,  sont  plus 
innocents  que  les  nôtres.  A  quelles  furibondes  querelles  ne  nous 
livrons-nous  pas,  nous  autres,  depuis  quelques  semaines?  La  poli- 
tique courante  n'a,  certes,  rien  à  voir  dans  ces  familières  causeries, 
mais  pouvons-nous  nous  désintéresser  complètement  des  graves 
sollicitudes  qui  agitent  l'opinion  publique?  Voici  qu'on  parle  de 
congrès,  de  voyage  à  Versailles,  de  dissolution,  de  meetings,  et  que 
les  conflits  recommencent  entre  la  police  et  les  agitateurs  de  la 
rue.  Comment  tout  cela  finira-t-il  ?  Mais  chuti  assez. 

Un  vieil  almanach  qui  me  tombe  sous  la  main  prétend  que 
toute  cette  effervescence  est  un  «  effet  du  printemps  ».  C'est  la 
saison  qui  veut  cela.  En  Normandie,  un  dicton  affirme  que  le  prin- 
tsmps  est  la  saison  des  fous. 

Les  mois  de  mai  et  de  juin  ont  vu  souvent  depuis  un  siècle  se 
produire  des  événements  tragiques. 

C'est  en  juin  1792  que  le  peuple  envahit  les  Tuileries.  C'est  en 
juin  1793  que  fut  envahie  la  Convention  et  que  furent  arrêtés  les 
Girondins. 

En  juin  1832,  une  insurrection,  qui  coûta  la  vie  à  des  milliers 
d'ouvriers,  faillit  renverser  Louis-Philippe. 

En  mai  1839,  Blanqui  et  Barbes  s'emparèrent  de  l'Hôtel  de 
ville.  La  troupe  les  en  chassa  en  tuant  de  nombreux  émeutiers. 

En  mai  1848,  l'Assemblée  constituante  fut  envahie.  En  juin  1848, 
le  faubourg  Sainl-.\ntoine  dressa  des  barricades  et  Mgr  Affre  fut 
tué  en  voulant  s'interposer  entre  l'émeute  et  les  troupes. 

En  juin  1849,  nouvelle  émeute,  qui  motiva  l'arrestation  de 
Lodru-RoUin. 

En  juin  !8()9,  rixes  sanglantes  à  la  Ricaraarie.  Les  soldats,  dans 
une  éihuuffourée,  font40prisonnieis.  Lesgrévisles  veulent  repren- 
dre leurs  camarades.  La  troupe  fait  feu:  14  morts  et  40  blesses 
jonchent  le  champ  de  bataille. 


En  mai  1871,  se  produisent  les  journées  sanglantes,  l'agonie  de 
la  Commune. 

Serions-nous  à  la  veille  de  tragédies  analogues  ?  Il  me  plaît 
d'espérer  que,  cette  fois,  nous  en  serons  quittes  pour  une  courte 
alerte,  et  que  si  la  politique  nous  inflige  quelque  ennui,  la  paix 
sociale  ne  sera  pas  compromise. 

OSCAH  Hav.^rd. 


RECETTES  DE  LÀ  SEMAINE 


Procédé  pour  enlever  au  vin  le  goût  de  fût,  de  moisi,  etc.  * 

Il  est  difficile  de  rendre  bon  un  vin  qui  a  pris  le  goût  de  moisi. 
Voici  cependant  quelques  remèdes  : 

1er  Procédé.  — On  peut  soutirer  le  vin  et  le  mélanger  avec  d'autre 
excellent  vin  qui  le  guérira.  Mais  il  faut  opérer  avec  prudence,  de 
crainte  que  le  vin  mauvais  ne  gâte  le  bon. 

2e  Procédé.  —  On  verse  dans  la  barrique  1  litre  d'huile  d'olive 
pour  230  litres  de  vin.  On  agite  avec  un  bâton  :  l'huile  et  les  matières 
de  moisissure  viennent  à  la  surface  du  vin  où  on  peut  les  laisser. 

3e  Procédé.  —  Pour  un  hectolitre  de  vin  on  fait  torréfier  à  la 
manière  du  café  un  bon  verre  de  blé,  puis  on  l'enferme  très  chaud 
dans  une  toile  en  forme  de  boudin  et  on  l'introduit  dans  le  fût,  où 
on  le  tient  suspendu  au  moyen  d'une  ficelle. 

On  agite  quelques  instants  le  fût;  au  bout  de  deux  heures  on 
retire  le  sachet  et  le  vin  est  guéri.  Ce  blé  est  alors  si  infect  que 
les  poules  s'en  éloignent  avec  horreur.  Après  cette  opération  on 
soutire  le  vin.  Ce  procédé  est  bon  aussi  pour  les  vins  aigres. 

Contre  les  tremblements  nerveux  '. 

(RECETTK    nEMANOÉE) 

l»  Infusions  de  sommités  fleuries  de  lavande  (aspic),  i  la 
dose  de  4  à  8  grammes  pour  un  litre  d'eau. 

2»  Infusions  de  sommités  fleuries  de  sauge  (grande  offici- 
nale) à  la  dose  de  10  à  13  grammes  pour  un  litre  d'eau,  ou  en  poudre, 
de  1  à  4  grammes,  prise  à  l'intérieur. 

Pour  conserver  les  groseilles  sur  pied. 

Aussitôt  les  groseilles  mûres,  on  choisit  les  groseilles  ayant  le 
mieux  conservé  leurs  feuilles,  on  les  enveloppe  d'un  paillon  attaché 
au  pied  et  à  la  tête.  Traités  ainsi,  les  fruits  peuvent  se  conserver, 
parait-il,  jusqu'au  mois  de  décembre. 

Contre  l'enflure  des  pieds. 

Lorsque,  à  la  suite  d'une  marche  fatigante,  d'une  journée  de 
chasse,  les  pieds  sont  enflés,  prendre  un  bain  local  un  peu  pro- 
longé dans  une  décoction  de  sureau,  additionnée  d'une  forte  poignée 
de  sel  gris. 

1.  Recelte  tirée  du  Trisor  des  Familles,  p«r  Louis  Bonconieil.  i  vol.  in-8«  relU 
toile.  Prix  fraoco  :  5  francs. 

2.  Trésor  des  Familles. 


UNE  ERREUR  FATALE 


Une  Erreur  fatale  est  bien  le  plus  étrange  et  le  plus  captivant 
des  romans  judiciaires  de  Raoul  de  Navery.  La  publication  en  a 
commencé,  il  y  a  quelques  semaines,  en  livraisons  à  dix  centimes, 
avec  de  très  intéressantes  illustrations  de  Marcel  Lecoultre. 

Cet  ouvrage,  qui  sera  complet  en  vingt-six  livraisons,  continue 
la  remarquable  série  des  Drames  de  la  Justice  dont  nous  avons 
entrepris  la  vulgarisation. 

Les  livraisons  se  trouvent  chez  tous  les  libraires,  marchands 
de  journaux  et  dans  les  gares. 

Aux  personnes  qui  désireraient  recevoir  ces  livraisons  à  leur 
domicile,  franco  par  la  poste,  nous  expédierons  deux  livraisons 
par  semaine,  moyennant  2  fr.  50  en  mandat-poste  ou  timbres  fran- 
çais, que  nous  les  prions  d'adresser  à  M.  He.nri  Gautier,  éditeur, 
53,  quai  des  Grands-Augustins  à  Paris. 


Le  Directeur-Gérant  :  Henri  GAUTIER.  —  Sceaux.  Imp.  Charaire  et  Ci' 


centimes  leN' 
année  courante 


l  (10  aSVc^^èT)         K  1914 


TREITR-SIZIÉIE   ARIfiS.    -   20  Sitr^Set; 


L'OUVRIER 

•Ioiii*iia.l  illustpé  pai*als»s»£iiit  le  ]ller*ci*e«lî  et  le  Samedi 


ABONNEMl^NT  DXN  AN"  : 

(lui  numéros) 

France.  Algérie  et  Belgique 

6  francs. 


DirxECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAUTIER,  scccessecr, 

53,  quai  des  arands-Angustins,  Paris. 


ABOXNEMEKT  D'UN  AN 

(104  numéros) 

Colonies  et  Étranger  (sauf  la 

Belgique!  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  faure 


—  Eh:  comment  va,  EdwiUge^  demanda  le  jeune  ùoiume.  (\oii  pi 


Ai 


L'OUVRIER 


SOStSIAIBE  :  Los  Voleurs  d'oi ,  rsr  G.  Le  F»ur«.  —  Un  Aîfiul  de  Ohapuzot, 
P«r  Jrio  rirsuit  —  Nouvelle  :  La  Mission,  par  G.  de  Ljs.  —  Magie  blan- 
che en  famille,  par  M<gui. 


LES  VOLEURS  D  OR' 


PAK 

GEORGES  LE  FAURE 


VI 

UAU7AISES  NOCYELLB» 

—  Eh  bien  !  mon  cher  Jean,  celle  cousine,  commenl  la  trouvez- 

TOUS  ? 

—  Mais...  fort  jolie  personne,  en  Térilé...,  et  puis  un  charme, 
une  grâce  1...  C'csl  surloul  celle  deinicre  qui  vous  prend  tout 
enlier,  et  elle  a  une  façon  à  elle  Ue  parler...  de  regarder... 

—  Vous  trouvez  ?...  c'est  extraordinaire  1...  moi,  je  trouve 
qu'elle  parle,  qu'elle  regarde  comme  tout  le  monde. 

—  Ne  diies  donc  pas  ça...  Ses  yeux  bleus  ont  un  reflet  pour 
ainsi  dire  céleste... 

—  Ah  1...  elle  a  les  yeux  bleus  t. ..  cette  chère  Edwidge  I...  Du 
diable  si  je  m'en  étais  aperçu!... 

—  Et  ce  sourire  1...  elle  a  un  sourire... 

—  Ah  !  Elle  a  un  sourire...  aussi  1...  Peste  I... 

Jean  de  Urey  prit  son  ami  par  le  bras,  el,  d'une  voix  sérieuse  où 
tremblait  une  pointe  d'émotion  : 

—  De  grice  I  mon  cher  Uenry,  ne  vous  moquez  point;  je  vous 
assure  que  je  suis  fort  malheureux... 

L'aiilre  se  croisa  les  bras,  recula  d'un  pas,  examina  un  instant 
son  interlocuteur,  semblant  le  détailler  depuis  la  tête  brune,  fine, 
aristocrnliriue  et  mile,  avec  la  paire  de  moustaches  ébouriffées  qui 
lui  sabrait  le  visage,  jusqu'aux  pieds  finement  chaussés  de  bottes 
vernies  armées  d'éperons  nickelés, dans  lesquelles  s'emprisonnait  le 
haut  de  la  culotte  bouffaule,  bleu  sombre,  4  passe-poil  jaune; 
la  taille  était  élégamment  prise  dans  le  dolman  à  tresses  sombres 
et  orné  de  boutons  argentés;  sur  les  manches,  deux  galons  d'ar- 
gent indiquaient  le  grade  de  lieutenant  qu'il  occupait  dans  les 
chasseurs  alpins. 

Son  interlocuteur,  plus  grand  que  lui  d'une  demi-tête  au  moins, 
avait  aussi  les  épaules  plus  puissantes,  la  poitrine  plus  large, 
témoignaul,  autant  par  sa  musculature  que  par  la  coloration  de  son 
teint,  de  toute  la  richesse  de  la  race  anglo-saxonne  à  laquelle  il 
appartenait. 

Vêtu  d'un  élégant  costume  de  cycliste  qui  montrait,  saillants 
BOUS  la  finesse  de  son  jersey  bleu,  des  biceps  d'hercule  et  dans  les 
bas  écossais  de  couleurs  un  peu  trop  voyantes  peut-être  pour  être 
distinguées,  la  rotondité  de  jambes  do  colosse,  sir  Henry  KInburn, 
officier  aux  horse-guards,  n'avait  point,  dans  le  port  de  la  tête, 
cette  morgue  qui  particularise  les  enfants  de  la  blonde  Albion  et 
tout  particulièrement  ceus  qui  porlent  l'uniforme  rouge;  l'expres- 
sion du  visage  —  haut  en  couleur,  nous  l'avons  dit,  et  qu'enca- 
draient des  favoris  roux  se  rejoignant  aux  moustarlies  —  trahis- 
sait plutôt  une  nature  quelque  peu  nonchalante  el  fort  éprise  de 
bien-ôlre;  un  sourire  bon  enfant  entr'ouvrail  les  lèvres  charnues, 
laissant  voir  une  doid)le  rangée  de  dents  anglaises,  longues,  larges, 
très  saines, et  fort  propres  au.\  longues  mastications;  l'œil  bleu, 
très  grand  mais  un  peu  à  fleur  de  tète,  riait,  lui  aussi,  achevant  de 
donnci'  à  l'ensemble  du  visage  un  air  content  de  vivre;  enfin,  le 
lecteur  aura  dans  son  ensemble  l'inslantanô  du  personnage,  lors- 
qu'il saura  que  la  casquette  à  visière  minuscule,  mais  à  forme 
exagérément  ballonnée,  —  suivant  la  mode,  —  rejelée  en  arrière 
sur  la  nuque,  laissait  voir  les  cheveux  séparés  en  une  impeccable 
raie,  qui  divisait,  ainsi  qu'un  coup  de  hache,  le  milieu  de  la  tête, 
pour  former  sur  le  front  deux  bandeaux. 

Pour  l'inslanl,  nos  deux  interlocuteurs  déambulaient  lentement 
sur  la  terrasse  de  l'hôtel  de  la  Reine  (Queen's  bolel),  de  laquelle  la 
vue  embrassait  un  panorama  enchanteur  :  devant  soi,  émergeant 
de  la  mer  bleue  ainsi  que  deux  énormes  corbeilles  de  verdure,  les 
îles  de  Lérins,  Sainte-Marguerite  et  Sainl-llonoral  avec,  dans 
nette  dernière,  la  masse  sombre  du  couvent  faisant  tache  sur  les 
frondaisons  des  arbres;  à  gauche,  la_pointe  de  la  Croisette;  à 
droite,  le  massif  rocheux  de  rEsLerel,d''un  bleu  sombre,  découpant 
ses  arêtes  capricieuses  sur  le  fond  tendre  du  ciel,  et  pour  animer 
le  paysage,  de-ci  de-li  des  barques  de  pêche  glissant  insensi- 
blement sur  l'eau,  ainsi  que  de  grands  cygnes... 

Les  deux  jeunes  gens  —  car  Jean  de  lirey,  l'officier  d'alpins, 
pouvait  avoir  de  vingt-cinçi  à  vingt-sept  ans,  et  llcury  Kinburn 
atteignait  à  peine  la  trentaine  —  les  deux  jeunes  gens  claient  tout 
poudreux  de  la  longue  course  qu'ils  venaient  de  fournir,  l'un  k 
cheval,  l'autre  à  bicyclette,  ainsi  qu'ils  avaient  coutunus  de  le  faire 
depuis  bientôt  cinq  semaines  qu'ils  se  trouvaient  à  Cannes. 

1,  Voir  l'Ouvrier,  depuis  le  2  mai  1896. 


Liés  depuis  l'enfance,  —  car  Henry  Kinburn  avait  fait  ses  pre- 
mières éludes  au  lycée  Henri  IV,  et  Jean  de  Brey  était  allé  passer 
six  mois  à  Londres  pour  se  perfectionner  dans  la  connaissance  de 
la  langue  anglaise,  —  ils  se  retrouvaient  ainsi  tous  les  hivers  dans 
le  Midi,  se  donnant  ensuite  rendez-vous,  pour  six  mois  plus  lard, 
dans  quoique  station  balnéaire  de  la  Manche  ou  de  l'Océan. 

Riches  tous  les  deux,  —  ou  du  moins  jouissant  de  rentes  suffi- 
santes à  leurs  appétits,  —  ils  avaient  choisi  la  carrière  des  armes 
pour  occuper  leur  vie,  ne  demandant  de  congés  qu'à  ces  deux 
époques  de  l'année  où  il  leur  était  possible  de  passer  ensemble 
quelques  jours,  ce  qui  était  leur  grand  plaisir. 

—  Tenez,  Jean,  fit  brusquement  Uenry  Kinburn,  si  vous  le 
voulez,  nous  allons  prendre  quelque  chose.  11  y  avait  une  poussière 
de  tous  les  diables  sur  cette  roule  elil  me  semble  que  j'ai  le  Sahara 
dans  la  gorge... 

En  môme  temps  il  frappait  sur  l'une  des  tables  de  zinc  qui 
garnissaient  la  terrasse  et,  deux  boissons  fraîches  commandées  au 
garçon  accouru  aussitôt,  il  se  laissa  tomber  dans  un  grand  fauteuil 
de  jonc  où  il  demeura  étendu  béatement... 

Jean  de  Urey,  lui,  s'était  assis,  et,  le  menton  dans  la  main, 
demeurait  immobile,  les  regards  fixés  sur  l'horizon... 

—  Bi/  god  I  comme  on  dit  chez  nous  1  s'exclama  joyeusement, 
au  bout  d'un  instant,  Henry  Kinburn,  c'est  parce  que  vous  êtes 
malheureux  que  vous  faites  une  tête  semblable,  Henry? 

Celui-ci,  pour  toute  réponse,  haussa  les  épaules;  alors  l'autre 
reprit  : 

—  Et  pourquoi  êles-vous  m.ilheureux,  s'il  vous  plaît  ?  Bon,  vous 
nevoulez  pas  parler  I  Eh  bien  I  ne  dites  rien;  je  vais  parler  pour  vous... 
C'est  celte  petite  coquine  d'Edwidge  qui  est  cause  de  tout  celai... 
Mais,  n'ayez  crainte;  lorsque  je  vais  la  voir  tantôt,  je  la  ser- 
monnerai d'importance... 

Jean  sursauta  et,  attachant  sur  son  ami  un  regard  effaré  ; 

—  N'êtes-vous  pas  fou  î 

—  Comment!...  celle  petite  mijaurée  a  l'insigne  honneur 
d'avoir  attiré  et  relenu  l'atleulion  d'un  excellent  ami  à  moi...,  d'un 
des  plus  brillants  officiers  de  l'armée  française,  et  elleferaitsemblant 
de  ne  s'apercevoir  de  rien...,  elle  le  dédaignerait... 

—  Mais,  mon  bon  Henry,  fit  le  lieutenant,  sortant  de  son  mutisme,  il 
n'est  pas  question  <le  ça...,  el  si  vous  voulez  que  nous  nous  brouil- 
lions à  tout  jamais,  ne  prononcez  même  pas  mon  nom  devant 
miss  Cornallelt... 

Il  ajouta,  en  manière  d'excuse  : 

—  Songez  qu'il  y  a  quinze  jours  seulement  que  j'ai  eu  l'avan- 
tage de  lui  être  présenté I 

—  Quinze  jours!  Mais  elle  vous  connaît  depuis  longtemps,.., 
depuis  toujours... 

—  D'accord;  seulement  voici  trois  ans  que  je  ne  l'ai  vue,  et  il 
y  a  trois  ans  c'élait  encore  une  enfant... 

—  Pas  tellement  enfant  que  vous  n'y  ayez  songé... 

—  Je  ne  vous  ai  jamais  fait  de  couliilcnces... 

—  D'aulant  plus  qu'elles  élaienl  inutiles;  j'avais  tout  deviné  et 
la  preuve,  c'est  que  j'en  ai  écrit  à  mon  oncle... 

El  ayant  dit  cela  du  ton  le  plus  natiu'el  du  monde,  Henry  Kin- 
burn se  mil  à  boire  lentemeiil,  à  petites  gorgées,  les  paupières 
mi-closes,  l'orangeade  glacée  qui  venait  de  lui  être  versée,  cepeinbiul 
que  Jean  de  Urey,  dressé  sur  ses  pieds,  le  fixait  avec  des  yeux  pleins 
d'aliurissemenl. 

—  Vous  avez  fait  cela!  s'exclama-t-il. 

—  Oui,  j'ai  fait  cela,  répondit  l'autre  placidement,  n'en  auriez- 
vous  pas  fait  autant  à  ma  place?... 

—  Sans  m'en  parler,  sans  me  consulter!... 

—  Cela  vous  fâche?... 

—  Certes  oui,  au  point  que  je  m'en  vais  repartir  pour  Grasse. 

—  C'csl  de  la  folie  !... 

—  Non,  car  si  vous  avez  prévenu  votre  oncle  de  mes  intentions... 
ou  plutôt  de  mes  espérances,  son  altitude  vis-à-vis  de  moi.  depuis 
quinze  jours,  signifie  assez  cl.Tircmenl  que  vos  combinaisons 
matrimoniales  ne  sauraient  lui  convenir... 

Henry  Kinbiu'n  partit  d'iui  grand  éclat  de  rire  qui  découvrit 
jusqu'aux  molaires  de  ses  nitteboires. 

—  Que  vous  connaissez  m.il  ce  cher  lord  Cornallelt!  s'exciama- 
t-il ;  sorli  de  ses  mines  d'or,  il  ne  songe  à  rien,  il  no  s'occupe  de 
rien  et  du  diable  même  s'il  se  rappelle  ce  que  je  lui  ai  érrit... 

—  Mais,  en  tout  cas,  il  a  dû  en  parler  usa  fille...,  cl  la  réserve 
absolue  dans  laquelle  miss  Edwidge  se  renferme... 

—  ...Ne  signifie  rien  du  tout;  car  il  se  peut  fort  bien  que  mon 
oncle  ne  lui  ait  parlé  de  rien  ;  outre  qu'il  n'est  guère  bavard,  il  est, 
comme  je  viens  de  vous  le  dire,  si  préoccupé  par  ses  affaires,  qu'il 
n'y  aurait  rien  d'étonnant  à  ce  que  le  contenu  de  ma  lettre  lui  soit 
sorti  de  la  mémoire... 

Le  visage  de  Jean  de  Brey  était  demeure  assombri  el  il  mur- 
mura : 

—  N'importe;  j'eusse  préféré  que  vous  ne  parliez  point  de  ces 
choses... 

—  C'élait  par  amitié  pour  vous... 

—  Je  n'en  doute  [)ns,  et  je  vous  remercie  de  vos  bonnes  inten- 
tions... mais  masiluation  est  tellement  délicate... 

—  Délicatel...  k  cause  delà  diiïérence  de  foclunet...  s'exclama 


L'OUVRIER 


43 


Henry  Kinbiirn,  en  bourrant  une  courte  pipe  de  merisier  qu'il 
alluma  ensiiile  avec,  une  Tisible  sallsfaclion...  délicate,  c'est  une 
piaisanleric...  Edwidge  a  assez  de  fortune  pour  ne  se  point 
occuper  de  celle  que  vous  pouvez  nvoir. 

—  Votre  oncle  peut  ne  pas  partiger  un  si  parfait  désintéresse- 
ment... et  ce  Ml  est  une  grande  gène...  croyez-le,  de  me  trouver  en 
présence  do  miss  Coinaliell... 

L'autre  frappa  l'une  contre  l'autre  ses  larges  mains,  qui  produi- 
sirent un  vacarme  épouvantable. 

—  En  vérité!  Dt-il  narquoiscment...  Alofs  pourquoi  cherchez- 
vous  tous  les  prétextes  de  lavoir,  delà  rencontrer,  de  lui  parler?... 

—  Parce  qu'elle  me  plait,  parbleu  1  gronda  le  lieutenant  avec 
mauvaise  humeur,  et  que  je  suis  un  Iflche... 

Puis,  son  visage  changeant  d'expression,  il  dit  d'une  vois  plus 
douce  : 

—  Elle  paraît  se  bien  trouver  du  climat;  depuis  deux  mois 
qu'elle  est  ici,  ce  n'est  plus  la  iriènie  jeune  lille... 

—  Deux  mois  de  repos  Isongoz  donc!  ici,  elle  peut  se  soigner  ; 
mais,  là-bas,  son  père  l'emmène  partout  avec  lui...  ce  sont  des 
voyages  à  n'en  plus  unir...  et  avec  quels  moyens  de  locomotion... 
grand  Dieu!... 

Un  silence  suivit,  durant  leq\iel  l'Anglais  aspirait  voluptueuse- 
ment d'énormes  bouffées  do  fumée  qu'il  renvoyait  ensuite  en 
épais  nuages  au  milieu  desquels  sa  tète  disparaissait;  son  compa- 
gnon, lui,  battait  la  charge  du  bout  de  ses  doigts  nerveux  sur  le 
rebord  de  la  table,  tandis  que  ses  regards  erraient,  vagues,  sur 
l'horizon. 

—  Dix  heures  I  fit-il  en  se  levant  brusquement,  j'ai  cinq 
minutes  pour  gagner  la  gare  :  je  n'ai  que  le  temps... 

—  Non!...  c'est  sérieux  ;  vous  repartez  pour  Crasse?... 

—  Absolument  sérieux,  d'ailleurs  j'attends  des  lettres  de 
Paris...  très  importantes,  et  qui  nécessiteront  peut-être  une  réponse 
immédiate. 

11  avait  tendu  la  main  à  son  ami  qui  le  retenait  encore. 

—  A  propos  de  Paris...  Et  les  mines  d'or...  i,a  marche  ?. .. 

—  Trop  bien...  j'ai  peur  d'une  débâcle... 

nenry  liinburn  haussa  les  épaules  et  lui  cria  de  loin  en  plaisan- 
tant : 

—  Vous  êtes  fait  pour  jouer  à  la  Bourse  comme  moi  pour 
jouer  la  comédie... 

Un  instant,  il  suivit  son  compagnon  des  yeux,  puis  quand  le 
képi  de  l'oflicier  eut  disparu  derrière  un  massif  de  mimosas: 

—  Drave  garçon  I...  mais  pas  pratique  pour  six  pences!  il  est 
vrai  que  cette  Edwidge  n'a  pas  pour  deux  pences  de  sang  anglais 
dans  les  veines!...  On  voit  bien  qu'elle  a  clé  élevée  dans  un  couvent 
de  France!  Quelle  réserve!  quelle  retenue!  du  diable  si  on  dirait 
jamais  que  c'est  une  miss  anglaise!...  Nos  miss  ont  la  langue  plus 
déliée  qucça...  et  aussi  les  regards  plus  expressifs. 

Puis,  frappant  sur  la  table,  comme  si  seulement  alors  une  idée 
lui  eût  traversé  l'esprit,  il  ajouta  : 

—  Ce  serait  trop  béte  de  les  laisser  tous  les  deux  comme  ça!  et 
puisqu'il  n'ose  pas  parler,  eh  bien!  c'est  moi  qui  parlerai  pour  lui. 

11  paya  ses  consommations,  descendit  lentement  les  marches, 
et  dans  la  cour  enfourcha  sa  bécane  qu'un  chasseur  vint  lui  pré- 
senter respectueusement  :  en  quelques  coups  de  pédales  il  fut  loin, 
et,  moins  de  dix  minutes  plus  tard,  il  franchissait  la  grille  d'une 
superbe  villa  enfouie  au  milieu  d'un  massif  de  mimosas,  d'euca- 
lyptus, de  pins  et  d'orangers  géants,  à  mi-côte  de  la  Californie. 

Un  gros  homme,  étendu  dans  un  rocking-chair,  —  sous  la 
véranda  que  des  arbustes  encombraient,  —  dépouillait  un  volumi- 
neux courrier,  tout  en  fumant  un  énorme  cigare  ;  les  enveloppes,  les 
bandes  froissées  jonchaient  le  sol,  tandis  que,  sur  une  table  placée 
auprès  de  lui,  les  lettres,  les  journaux  s'empilaient,  couverts  d'an- 
notations faites  au  crayon  bleu. 

—  Voilà  ce  que  lord  Corriallett  appelle  se  reposer  sur  la  côte 
d'Azur!  s'exclama  de  loin  le  jeune  homme  en  sautant  k  bas  de  sa 
machine  qu'il  appuya  contre  un  tronc  d'arbre... 

—  Tiens  I  vous  voilà,  mauvais  sujet!...  crial'oncle;  un  moment, 
je  vous  prie,  et  je  suis  à  vous... 

El  tandis  que  le  jeune  homme  s'avançait  lentement,  humant 
de  droite  et  de  gauche  les  parfums  pénétrants  qui  s'échappaient 
des  buissons,  le  lord  faisait  voltiger  son  crayon  sur  la  marge  d'un 
journal  anglais,  dont  les  colonnes  se  composaient  presque  exclusi- 
vement de  chilTres. 

—  El  comment  va?  dit-il  en  tendant  la  main  à  son  neveu... 

—  Fort  bien,  comme  vous  pouvez  Toir,  mon  oncle...  et  vous- 
même? 

—  Moi!  je  m'ennuie...  et  il  me  tarde  que  le  jour  du  départ  soit 
arrivé  pour  m'en  retourner  là-bas...  reprendre  mes  occupations... 

—  Pensez-vous  qu'Ed  widge  partage  celle  impatience?  interrogea 
le  jeune  homme,  ravi  de  cette  occasion  que  lui  offrait  son  oncle 
d'aborder  tout  naturellement  le  sujet  qui  motivait  cette  visite 
matinale... 

Le  lord  parut  tout  surpris  : 

—  Elle!  ah!  la  chère  petite!...  mais  elle  n'a  jamais  eu  d'autre 
volonté  que  la  mienne... 

—  Peut-être  parce  que  vous  ne  lui  avez  jamais  permis  d'en 
avoir  d'autre. 


—  Ne  dirait-on  pas  —  &  vous  entendre  —  que  je  suis  un 
père  égoïste  et  bourreau... 

—  Loin  de  moi  cette  pensée!...  mais  enfin,  vous  aimez  telle- 
ment Eihvidge  que  vous  ne  pouvez  vus  séparer  d'elle... 

—  F.st-ce  un  mal  ? 

—  Et  que  lorsque  viendra  le  moment  où  une  séparation  s'impo- 
sera, vous  souffrirez  beaucoup. 

Lord  Cornallett  sursauta  et  fit  faire  à  son  rocking-chair  une 
brusque  évolution  qui  le  mit  nez  à  nez  avec  son  interlocuteur. 

—  l.n  moment  où  une  séparation  s'imposera,  répéta-t-il  lente- 
ment, cherchant  encore  à  deviner  ce  que  pouvaient  bien  signifier 
ces  mots;  et  attachant,  sous  ses  sourcils  rébarbalivemcnl  hérissés, 
un  regard  inquisitorial  sur  Henry  Kiuburn:  de  quelle  séparation 
voulez-vous  parler,  Henry? 

—  De  celle  qui  attend  logiquement,  fatalemeut,  toute  jeune  fille 
en  âge  de  se  marier. 

Le  lord  eut  im  hochement  de  tète  rassuré  et  répondit  en  frot- 
tant ses  mains  grasses  l'une  contre  l'autre  : 

—  Ûli!  alors,  j'ai  du  temps  devant  moi...  Edwidge  n'est  pas 
encore  en  Ige  de  se  marier. 

—  Elle  va  sur  ses  ilix-neuf  ans,  et  vous  n'avez  pas,  que  je 
sache,  l'intention  de  la  laisser  coiffer  sainte  Catherine... 

Cornallett  se  croisa  les  bras,  et  examinant  son  neveu  d'un  air 
soupçonneux  ; 

—  Ah  ça!  mon  cher  Henry,  voudriez-vous  m'cxpliquer  quel 
intérêt  si  soudain  vous  prenez  d'Edwidge,  cl  me  dire  en  quoi  il 
peut  vous  importer  qu'elle  coiffe  ou  non  la  sainte  dont  vous  venez 
de  parler... 

Henry  Kinburn  prit  une  chaise  sur  laquelle  il  se  mit  à  califour- 
chon, et,  s'approchant  de  son  oncle,  lui  demanda  d'un  ton  de 
confidence  : 

—  Avcz-vous  donc  oublié  la  lettre  que  je  vous  ai  écrite  —  il  y 
a  une  demi-douzaine  de  mois  —  à  Johannesburg...  ou  au  Cap... 
je  ne  me  souviens  plus  bien  de  l'endroit  où  vous  étiez... 

—  Oui...  enfin,  peu  importe  l'endroit  où  j'étais...  qu'y  avait-il 
dans  celte  lettre?... 

—  11  y  avait...  il  y  avait...,  enfin,  je  vous  parlais  d'Edwidge... 
je  vous  disais  que,  si  vous  étiez  disposé  à  la  marier...,  je  connaissais 
un  jeune  homme...  qui  l'aimail  sincèrement,  profondémeut... 

—  Que  m'importe... 

—  Il  doit  vous  importer...  car  l'affection  est  un  sûr  garant  du 
bonheur,  et  du  moment  que  celui  qui  épousera  Edwidge... 

D'un  mouvement  brusque,  lord  Cornallett  se  rejeta  en  «rrière, 
examina  son  neveu  curieusement,  et  s'écria  : 

—  Ce  jeune  homme  !  c'est  vous,  Henry  l 

—  Moi  !...  ah  !  mon  oncle  I...  pouvcz-vous  penserl... 
Le  lord  prit  un  air  piqué  et  grommela  : 

—  Après  tout!...  qu'est-ce  que  cette  supposition  a  donc  de  si 
déraisonnable  ?...  Edwidge  est  fort  jolie  et  la  dot  qu'elle  aura  n'est 
point  à  dédaigner... 

— Je  suis  d'accord  avec  vous  sur  ces  deux  points...  mon  oncle...  ; 
mais  enfin,  ce  n'est  point  vers  Edwidge  que  mes  pensées  se 
tournent...  et  ce  n'est  point  de  moi  quil  s'agissait  dans  celle 
lettre... 

—  Et  de  qui  donc?...  c'est  curieux!  je  ne  me  souviens  plus  du 
tout... 

—  Il  s'agissait  d'un  de  mes  amis...  de  mon  meilleur  ami...  que 
vous  connaissez  d'ailleurs...  le  vicomte  Jean  de  Urcy... 

Milord  Cornallell  sursauta,  les  yeux  arrondis  en  forme  de  sou- 
coupe et  les  pommettes  congestionnées... 

—  Comment!  et  c'est  de  M.  de  Drey  qu'il  était  question... 

—  Mais...  qu'il  est  encore  question,  mon  oncle;  je  le  quitte  à 
l'instant,  le  pauvre  garçon,  et  je  l'ai  vu  si  malheureux  que  je  suis 
venu  tout  de  suite  vous  parler  de  lui... 

—  Me  parler  de  lui  1  répéta  lord  Cornallett  d'un  ton  surpris,  en 
passant  la  main  dislrailemenl  sur  ses  favoris,  il  quel  sujet  ?... 

Le  jeune  homme  ne  fut  pas  maître  d'un  mouvement  de  sur- 
prise. 

—  .Mais  au  sujet  de  miss  Edwidge,  mon  oncle,  répondit-il;  je 
viens  de  vous  dire  qu'il  désire  l'épouser... 

—  L'épouser  1  c'est  fort  joli,  répliqua  le  lord;  mais  si  elle  ne 
l'aime  pas,  elle... 

11  sembla  que  ces  paroles  procurassent  à  Henry  Kinburn  une 
grande  surprise,  comme  s'il  n'eût  pu  lui  entrer  dans  l'esprit  que 
Edwidge  n'aimUl  pas  son  ami  et  il  murmura  : 

—  Si  elle  ne  l'aime  pas...,  ohl...  alors,  c'est  autre  chose... 
Puis  reprenant  possession  de  lui-même,  il  insinua  : 

—  Le  meilleur  moyeu  de  le  savoir  serait  de  le  lui  demander. 
Cornallett  fil  la  grimace  et  dit  sèchement: 

—  J'aime  autant  ne  pas  la  questionner  parce  qne  je  l'aime 
beaucoup  et,  si  elle  me  répondait  affirmativement,  cela  me  peine- 
rait énormément... 

—  Je  ne  comprends  plus... 

—  J'ai  d'autres  projets  sur  Edwidge... 

—  Permettez-moi  d'insister,  car  je  doute  qu'aucun  parti  puisse 
vous  donner,  pour  ma  cousine,  autant  de  garanties  de  bonheur 
qu'en  offre  Jean  de  Brcy  ;  c'est  un  brave  garçon,  honnête,  loyal, 
ayant  l'avenir  devant  lui. 


L'OUVRIER 


—  L'avenir!  répéla  )e  lord  avec  un  sourire  de  dédain,  j'aime 
mieux  le  présent... 

Et  il  faisait  significativement  glisser  son  index  contre  son 
pouce... 

—  Mais  il  n'est  pas  sans  fortune  !  s'écria  Henry  Kinburn,  décidé 
à  lutter  jusqu'au  bout  en  faveur  de  son  ami  ;  et  puis  Edwidge  est 
riche  pour  deux... 

—  C'est  là  que  vous  vous  trompez,  Henry,  la  fortune  de  ma  fille 
et  la  mienne  sont  fort  engagées  dans  les  affaires  de  mines,  et  si  le 
malheur  voulait  que  les  choses  tournassent  mal.... 

—  Quel  pessimisme!...  la  Bourse  est  excellente!...  les  naines 
montent  tous  les  jours!... 

—  Il  ne  faut  qu'un  coup  de  vent  pour  faire  tourner  une  girouette, 
Henry,  dit  philosophiquement  le  vieux  lord... 

Le  jeune  homme  paraissait  tout  interloqué;  cependant,  ne  se 
tenant  pas  pour  battu,  au  bout  de  quelques  secondes,  il  revint  à  la 
charge. 

—  Si  cependant  Edwidge  aimait  Jean?  insinua-t-il. 

—  Mais,  Edwidge  est  une  fille  trop  bien  élevée  pour  se  per- 
mettre d'éprouver  un  sentiment  pareil  sans  m'en  avoir  parlé... 

—  Avec  ça  que  ces  sentiments-là  vous  demandent  la  permis- 
sion avant  de  s'emparer  de  votre  cœur;  ne  m'avez-vous  pas  conté 
que  votre  mariage  avec  la  sœur  de  ma  mère  avait  été  la  consé- 
quence de  ce  qu'on  appelle  le  coup  de  foudre? 

—  Mais  moi  !  c'est  autre  chose;  je  suis  un  homme...  Et  puis,  à 
quel  moment  aurait-elle  pu  s'éprendre  de  lui  1...  Voici  deux  mois 
que  nous  sommes  ici  et  lui-même  n'est  arrivé  qu'il  y  a  quatre 
semaines... 

—  Mais  elle  le  connaissait  depuis  longtemps...  depuis  trois 
ans  !  elle  l'a  vu  tout. petit... 

—  Oui...  quand  il  était  plus  occupé  de  son  cerceau  et  de  ses 
billes  que  d'elle... 

Henry  ne  perdait  pas  tout  espoir  cependant  d'attendrir  son 
oncle. 

—  Enfin  voulez-Vous  m' autoriser  k  interroger...  ohl  très  adroi- 
tement, Edwidge?  dit-il. 

Le  vieillard  sursauta  sur  son  rocking-chair. 

—  Gardez-vous-en  bien;  si  je  savais  ce  qu'elle  pense,  cela  me 
lierait  les  mains,  —  car  vous  savez  que  j'aime  beaucoup  votre  cou- 
sine, Henry,  et  je  ne  pourrais  peut-être  pas,  si  une  combinaison 
avantageuse  se  présentait,  —  en  profiter... 

—  Mais  si  votre  fille  est  malheureuse...  insista  le  jeune 
homme. 

—  Au  moins,  n'y  serai-je  pour  rien,  répondit  impassiblement 
lord  Cornallett,  et  n'aurai-je  aucun  remords. 

Stupéfait  de  ce  raisonnement,  d'un  égoïsme  profond,  Henry 
Kinburn  demeurait  là,  à  califourchon  sur  sa  chaise,  ne  sachant 
quel  nouvel  argument  employer,  et  cependant  désolé  d'abandonner 
la  partie. 

Son  oncle,  jugeant  la  conversation  terminée,  avait  fait  exécu- 
ter à  son  fauteuil  un  quart  de  conversion,  de  façon  à  se  trouver,  de 
nouveau,  à  portée  de  la  table  qui  supportait  son  courrier  et 
s'était  remis  à  décacheter  ses  lettres  et  à  parcourir  ses  journaux. 

Le  jeune  homme,  pour  avoir  une  contenance,  avait  pris  dans 
un  élégant  étui  une  cigarette  qu'il  fumait  nerveusement,  rejetant 
par  les  narines  d'épaisses  volutes  qui  montaient  en  spirales  légères 
vers  le  ciel  bleu. 

Entendant  le  gravier  crier  sous  un  pas  léger,  il  se  retourna  et, 
jetant  sa  cigarette  à  peine  au  quart  consumée,  se  leva  brusquement 
pour  aller  à  la  rencontre  de  sa  cousine  qui  s'avançait  vers  le  per- 
ron :  son  fin  visage  qu'encadraient  ses  cheveux  blonds  cendrés, 
arrondis  en  bandeaux,  disparaissait  presque  en  entier  dans  un 
énorme  chapeau  de  paille  blanche,  orné  de  deux  grandes  hiron- 
delles de  mer  noires,  posées  dans  une  touffe  de  maline  écrue,  ainsi 
que  dans  un  nid;  des  brides  de  velours  noir,  dénouées  à  cause  de 
la  tiédeur  de  la  température,  flottaient  sur  ses  épaules,  faisant  res- 
sortir son  cou  à  la  courbe  délicate,  au  teint  d'albâtre,  et  l'orbe  de 
soie  rose  de  l'ombrelle  qui  la  garantissait  du  soleil  mettait  sur 
ses  joues,  toujours  un  peu  pâles,  une  ombre  colorée  qui  lui  donnait 
un  air  de  santé. 

Elle  était  vêtue  d'une  robe,  très  simple,  de  mousseline  blanche, 
qu'une  haute  ceinture  de  moire  serrait  à  la  taille,  faisant  ressortir 
sa  sveltesse  gracile  et  donnant,  par  sa  légèreté,  à  sa  démarche  gra- 
cieuse quelque  chose  du  volètement  de  l'oiseau... 

—  Eh  !  comment  va,  Edwidge  ?  demanda  le  jeune  homme  avec 
un  familier shake-hand;  vous  avez  fait  une  bonne  promenade?... 

—  Je  suis  allée  jusqu'au  marché  aux  fleurs...  mais  il  n'y  avait 
personne  au  bord  de  la  mer,  et  je  suis  revenue... 

Comme,  en  disant  cela,  elle  promenait  instinctivement  ses 
regards  autour  d'elle,  —  cherchant  quelque  chose  ou  quelqu'un,  il 
dit  avec  un  grand  sérieux: 

—  M.  de  lirey  est  reparti  pour  Grasse. 

Cette  fois,  ce  ne  fut  pas  la  transparence  de  l'ombrelle  qui  em- 
pourpra les  joues  de  la  jeune  fille  et  elle  murmura,  tout  embar- 
rassée : 

—  Pourquoi  me  dites-vous  cela  ? 

—  Miiis  pour  rien...,  comme  je  dirais  autre  chose...  pour 
pnrler... 


11  souriait  tout  en  parlant,  la  regardant  d'une  façon  troublante, 
car  elle  rougit  davantage  encore  et  détourna  la  tête. 

—  Savez-vous  qu'il  vous  aime?  demanda-t-il  à  brftle-pourpoint 

—  Oh!  Henry  i...  balbutia-t-elle  en  se  cachant  le  visage. 

—  Pardonnez-moi,  ma  cousine,  dit-il,  je  ne  savais  pas  vous 
froisser;  mais  la  singulière  éducation  que  vous  avez  reçue  en 
France  est  tellement  dissemblable  de  celle  que  les  jeunes  filles 
reçoivent  en  Angleterre...  Ce  sont  les  choses  que,  chez  nous,  les 
intéressés  traitent  directement,  tandis  que  cette  pruderie  qu'en- 
seigne votre  religion  catholique  déconcerte  et  décourage...  Enfin, 
vous  voilà  prévenue;  vous  savez  maintenant  qu'il  est  trèsmalheureux 
et  qu'il  s'en  est  retourné  parce  qu'il  croit  vous  être  indifférent... 

—  Pouvez-vous  dire  cela  !  s'exclama-t-elle. 

Henry  Kinburn  sourit,  et,  lui  saisissant  la  main  pour  la  mieux 
regarder  : 

—  M'autorisez-vous  à  lui  répéter  ces  quelques  mots. 
Elle  se  récria,  en  jetant  un  regard  inquiet  vers  son  père. 

—  Gardez-vous-en  bien...,  si  vous  saviez... 

En  ce  moment,  lord  Cornallett  demanda,  sans  lever  son  nez  de 
dessus  les  journaux  : 

—  Eh  bien  I  quand  vous  aurez  fini  votre  entretien,  Edwidge, 
vous  pourrez  venir  me  souhaiter  le  bonjour... 

Avec  un  geste  suppliant  à  l'adresse  de  son  cousin,  la  jeune  fille 
se  dirigea  vers  le  perron  et  vint  tendre  le  front  à  son  père  qui  y 
déposa  un  baiser  bruyant. 

—  Bonne  promenade,  fillette  ?  demanda-t-il. 

Et,  sans  attendre  la  réponse,  «'adressant  à  son  neveu  : 

—  Est-ce  que  vous  êtes  sur  les  mines,  Henry  ? 

—  Comme  tout  le  monde...,  c'est  une  question  de  patriotisme. 

—  Tant  pis,  car  je  lis  là,  dans  cette  lettre  qui  m'est  adressée, 
qu'il  faut  s'attendre  à  un  krack  imminent. 

—  By  god!...  s'exclama  le  jeune  homme,  et  ce  pauvre  Jean 
qui,  sur  mon  conseil,  y  a  mis  la  presque  totalité  de  son  avoir.  Je 
vais  lui  envoyer  une  dépêche... 

Et,  se  penchant  vers  la  jeune  fille,  il  ajouta  tout  bas  : 

—  Plaie  d'argent  n'est  pas  mortelle,  et  ce  que  je  vais  lui  dire 
sera  comme  un  baume  souverain  qui  le  guérira. 

Laissant  Edwidge  toute  décontenancée,  il  descendit  lentement  les 
marches,  et,  enfourchant  sa  bicyclette,  ne  tarda  pas  à  disparaître. 

—  Ah  I  par  exemple,  par  exemple...,  murmura,  presque  aus- 
sitôt son  départ,  lord  Cornallett  en  froissant  une  lettre  qu'il  venait 
d'ouvrir,  voilà  qui  est  fort... 

n  se  tourna  vers  sa  fille  et  lui  dit  : 

—  Savez-vous,  ma  chère,  qui  va  arriver  ici  d'un  moment  à 
l'autre?  Ne  cherchez  pas,  vous  ne  trouveriez  pas...  Ce  sauvage  de 
Boer...  Guillaume  Brey. 

Défaillante,  elle  se  soutenait  à  peine,  les  mains  crispées 
au-dessus  du  fauteuil  sur  lequel  son  père  était  étendu. 

—  Hein  I  fit-il,  interprétant  son  silence  à  sa  façon,  ça  vous 
stupéfie...  comme  moi  !  Que  peut-il  venir  faire  en  Europe?.'.. 

—  C'est  lui  qui  vous  écrit  ?  interrogea-t-elle  d'une  voix  trem- 
blante. 

—  Non...,  un  agent  de  la  compagnie...  qui  arrive,  lui  aussi,  et 
qui  me  met  cela  en  post-scriptum...  Vous  le  connaissez  d'ailleurs, 
cet  agent  ;  c'est  celui  qui  voyageait  avec  nous  lorsque  nous  avons 
failli  être  tués  dans  la  rivière  Vaal...,  vous  vous  souvenez,  Edwidge? 

Si  elle  se  souvenait  !  Grand  Dieu  !  C'était  à  partir  de  cet 
instant  qu'elle  avait  senti  se  glisser  dans  son  âme  ce  trouble  et 
dansson  espritcetteinquiétude  qui,  depuis,  ne  l'avaient  point  quittée. 

Depuis  son  séjour  à  Ferme  Elisabeth,  il  lui  semblait  qu'un 
vent  de  malheur  avait  passé  sur  les  espoirs  légers  et  vagues  qui 
berçaient  ses  longues  rêveries  de  jeune  fille,  espoirs  nés  de 
souvenirs  d'enfance  et  qui  lui  faisaient  entrevoir  l'avenir  sous  des 
couleurs  très  douces... 

Et,  sans  qu'elle  pût  se  rendre  compte  du  pourquoi,  effrayée 
d'elle-même  et  sans  chercher  à  analyser  le  sentiment  qui  l'oppres- 
sait, ce  Guillaume  Brey,  au  courage  duquel  elle  devait  la  vie,  elle  le 
haïssait. 


(La  suite  au  prochain  numéro.) 


G.  Lb  Faube. 


A.VIS  A  NOS  iVBOIVTVES  DIRECXS 


Nous  prions  ceux  de  nos  abonnés  dont  l'abonnement  expirait 
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l'Algérie  et  la  Belgique,  —  7  francs  pour  les  colonies  et  les  autres 
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der notre  intéressante  prime  de  mai  ou  quelque  autre  de  nos  nou- 
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L'OUVRIER 


43 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN 'aïeul  de  CHAPUZOT' 

Par  JEAN  DRAULT 


VI 

Chapuzot  s  était  soudainement  arrêté  dans  saieofnre;  îl  tour- 
nait et  retournait  avec  inquiétude  les  feuillets  jaunis  sur  lesquels 
un  conscrit  de  la  74e  avait  tracé  les  caractères  informes  destinés 
pourtant  à  transmettre  à  la  postérité  les  hauts  faits  de  son  cama- 
rade Chapuzot. 

—  Eh  bien!...  quoi?...  lui  demanda  le  colonel  Panachard.  Et 


le   fusil   d'honneur,   va-t-il    l'avoir,  oui    ou   non,    votre    grand- 


—  Dame,  mon  colonel  !  dit  Chapuzot,  la  lettre  a  été  déchirée 
juste  à  l'endroit  où  nous  aurions  su  ça. 

—  C'est  bien  embêtant  1  fît  Bidouille,  qui  fumait  sa  pipe  en 
imaginant  des  scènes  de  guignols  sur  le  texte  lu  par  Chapuzot. 

—  Montrez  voir  la  déchirure?...  fit  M.  Dufuret.  Nous  autres 
érudits,  rien  qu'à  la  couleur  du  papier,  nous  disons  la  date  exacte 
à  laquelle  le  malheur  a  été  fait,  comment  il  a  été  fait  et,  au  besoin, 
par  qui. 

—  Ah!...  ça  nous  avancera  joliment  de  savoir  ça  I  s'écria  k 
colonel  Panachard. 

—  Montrez  toujours,  dit  l'érudit. 

Alors,  examinant  la  déchirure  du  papier,  l'étonnant  M.  Dufuret 
s'écria  : 

—  Le  malheur  est  très  ancien. 

—  A  quoi  voyez-vous  çal...  demanda  Chapuzot.  Il  me  semble, 
à  moi,  que  la  lettre  était  complète  hier,  et  que  je  l'ai  lue  jusqu'au 
bout.  Ça  serait  pas  toi,  Bidouille,  des  fois,  qui  en  aurais  déchiré 
un  bout  pour  allumer  ta  pipe  ? 

—  C'est  que  ça  se  pourrait  bien  !  dit  Bidouille  tranquillement. 

—  Hein?...  Vous  croyez?...  fit  M.  Dufuret,  ébranlé. 

—  Et  c'est  qu'il  dit  ça  tranquillement!...  vociféra  le  colonel 
Panachard.  Voilà  un  animal  qui  déchire  nos  papiers,  qui  veut 
empêcher  de  savoir  la  suite  des  aventures  du  grand-papa  à  Cha- 
puzot," et    d'épater  les   muffes   de   Cricquebœuf,    et  il  reste  là, 

tranquille  comme  Bap- 
tiste, sans  s'émotionner 
plus  qu'une  poule  qui  a 
trouvé  un  domino  I... 
Ah I...  si  tu  étais  encore 
sous  ma  coupe,  animal, 
tu  en  dégoterais,  de  la 
boîte  ! 

Et,  furieux,  le  colonel 
ajouta  : 

—  Oui  ou  non,  est-ce 
toi  qui  as  déchiré  la 
lettre? 

Alors  ,  Bidouille 
avoua  ; 

—  Ben  voui,  c'est 
moit...    Je   voulais  pas 

e  dire,  rapport  à  la  fu- 
reur bleue  que  je  m'at- 
tendais bien  à  voir  tom- 
ber sur  moi.  Je  croyais 

1 .  Voir  l'Ouvrier,  de- 
miis  le  2  mai  1896. 


que  ça  n'avait  pas  de  valeur, 
ce  bout  df  papier.  Eu  tout  cas, 
il  n'est  pas  perdu;  j'ai  envelo|>pé 
dedans  mon  paquet  de  tabac  qui 
était  crevé.  On  le  retrouvera  chez 
ma  douce  liaurée... 

—  Allons-y  tout  de  suite  !  cla  ma 
M.  Dufuret,  à  qui  l'espérance  d'ap- 
prendre quelque  chose  de  nouveau 
sur  le  serinent  Bras-d'acier  eiil 
fait  transporter  des  monta- 
gnes. 

—  C'est  ça,  dit  Bidouille,  heu- 
reux d'avoir  une  occasion  de  se 
faire  pardonner  sa  nouvelle  ma- 
ladresse. Je  vous  présenterai  m.i 
future  femme  et  on  prendra  un 
verre  sur  son  zinc.  Car  elle  a  un 

zinc,    ma   fiancée,  depuis   pas  longtemps! 

—  Allez!  dit  Chapuzot.  Mais  moi,  je  reste.  Je  suis  de  planton 
à  perpète,  moi! 

Bidouille,  le  colonel  et  le  petit  père  Dufuret  s'acheminèrent 
donc  vers  l'épicerie  et  le  débit  de  vins  de  la  veuve  Barbotle. 

Celle-ci  était  derrière  son  comptoir,  tricotant  en  attendant  la 
vente,  et  coulant  de  temps  en  temps  un  regard  vers  les  passants, 
par-dessus  ses  lunettes. 

Ce  n'était  pas  qu'elle  fût  vieille,  mais  elle  avait  sur  toute  sa 
personne  ce  je  ne  sais  quoi  de  sordide  et  de  rapace  qui  détruit 
jusqu'à  l'apparence  de  la  jeunesse.  Elle  possédait  des  yeux  narquois, 
mais  méfiants,  et  découvrait,  lorsqu'elle  souriait,  une  mâchoire 
édentée,  dans  laquelle  les  canines 
ressortaient,puissanteset  commeprètes 
à  mordre. 

—  .Mâtin!  mon  pauv' Bidouille,  avait 
dit  le  colonel  avant  d'entrer,  elle  a  une 
trompette  qui  ne  me  revient  pas,  votre 
futiure  femme!... 

—  Oh!...  mon  colonel!  avait  répondu 
l'ami  de  Chapuzot,  vous  êtes  bien 
difficile.  C'est  une  femme  sérieuse, 
avec  des  picaillons.  qu'il  me  fallait. 
Elle  n'est  pas  belle,  je  n'ai  jamais 
prétendu  ça  ;  seulement,  c'est  une 
femme  supérieure,  oui,  supérieure,  mon 
colonel. 

Ils  étaient  entrés  dans  la  boutique. 
La  future  M™e  Bidouille  s'était  faite 
gracieuse  en  recevant  des  messieurs  en 
redingote  dans  son  débit  où,  d'ordinaire, 
le  plombier,  venu  pour  réparer  une 
conduite  dans  la  maison  d'en  face,  trin- 
quait avec  les  maçons  occupés  à  surélever  la  maison  d'à  côté. 

Et  pendant  qu'ils  avalaient  un  petit  verre  de  rhum,  tous  debout 
devant  le  zinc.  Bidouille  demanda  : 

—  Z'avez  pas  vu  mon  tabac,  mame  Barbotte  ?...  Figurez-vous 
que  je  l'ai  enveloppé  dans  un  papier  qui  servait  à  ces  messieurs. 

—  Saperlotte!...  déclara  alors  la  veuve  Barbotte.  Ce  papier, 
j'ai  enveloppé  dedans  six  sous  de  bonbons  anglais  pour  le  petit 
garçon  au  brocanteur. 

_  Miséricorde!...  s'écria  M.  Dufuret.  Quel  brocanteur, 
madame?...  Où  est-il  ? 

—  Là-bas,  monsieur! 

Mme  Barbotte  indiqua,  dans  la  rue  de  Bellechasse,  une  sordide 

boutique,  vers  laquelle  M.  Du-        g;;;.^^-^;^-^ rrr- ^ 

furet  se  précipita  aussitôt.  ;  ;| 

Un  individu  au  nez  busqué 
le  reçut  en  ces  termes  : 

—  Ponchur,  messie,  gu'est- 
ce  gue  fus  fulez?... 

—  Monsieur,  expliqua  l'é- 
rudit, on  a  vendu  à  votre  petit 
garçon  six  sous  de  bonbons 
anglais  enveloppés  dans  un 
papier  des  plus  précieux  pour 
moi. 

—  Ah!  oui-tal...  Mon  bé- 
dide  carçon  a  acheté  six  sous 
de  ponpons  anglais  !...  Et  avec 
guoi  tonc?...  Chamais  che  ne 
lui  toune  un  sou. 

Et  le  Juif  appela  : 

^-  Ezéchiel!  Ezéchiel!... 

A  cette  évocation,  un  mou- 
tard au  teint  bronzé,  à  l'œil 
fuyant,  apparut  dans  le  cadre 
de  la  porte  de  l'arrière-bou- 
tique. 

—  Ezéchiel  l...Tu  m'as  pas 


46 


L'OUVRIER 


dit  gue  du  afais  acheté  sis  sous  de  ponpons  anglais  !...  Bolisson  !... 
Où  les  as-dii  pris,  ces  six  sous?... 

Comme  l'enfant  ne  répondait  pas,  le  père  continua  : 

—  C'est  tnns  mon  gaisse,  bddide  ganaille!...  Voilà  gné  du  foies 
don  bère,  bédide  m;illKureiix  !...  Attends  loir  un  ben  gue  j'ai  Uni 
afec  messie  et  du  Iris  foir  cette  dribodée!... 

Le  Juif  dit  alors,  tandis  que  son  rejeton,  inquiet,  écoutait  de 
toutes  ses  oreilles  : 

—  Alors,  messie,  cette  babier  gui  enfeloppc  les  ponpons,  il  est 
drès  brécieux? 

—  Ah!...  monsieur!  clama  Ij'riquement  le  petit  père  Dufuret, 
précieux  au  delà  de  tout  ce  que  vous  pouvez  imaginer!...  Rendez- 
le-moi  donc,  je  vous  en  prie. 

—  Ahl...  répondit  le  Juif,  dont  les  yeux  pétillnient  d'une 
façon  étrange.  La  goumerce,  c'est  la  goumerce.  Cotte  babier,  il  a 
été  aclieté  par  mon  fils;  il  abardeno  à  mon  famille!  C'ètre  à  brésent 
une  babier  de  familial...  Je  bouvé  vous  le  vendre  bas  moins  de 
500  vrans! 

—  Miséricorde  divine!...  clama  le  pauvre  père  Dufuret.  Un 
bout  de  papier  qui  enveloppait  des  bonbons  anglais  ! 

—  Mais  puisque  fus  mé  dites  que  c'est  un  babier  précieux! 
C'ètre  bas  moi  gui  lé  dit.  c'est  vous!...  Ezéchiel  !...  Où  as-du  mis 
la  bédide  babier  gui  enfeloppait  les  ponpons  anclais?...  Clie  de 
bardonnerai  ton  fol,  bédide  goguinl 

La  figure  d'Ezccliiel  s'éclaira  d'un  mauvais  sourire. 

—  Le  babier,  dit-il.  Che  me  suis  mouché  dedans  bur  égonomiser 
mon  mouchoir  et  che  l'ai  jeté. 

—  Goguin  !...  Ganaille  !...  Avreux  bolizonl...  s'écria  le  Juif  en 
poursuivant  son  rejeton  pour  le  gifler.  Tu  me  ruines!...  ïu  me 
foies!...  Tu  foies  ta  race,  ton  sang!...  Tu  téchires  le  sein  gui  te 
nourris  !...  Mébrisaple  crétin  I...  Attends  un  peu  !... 

Ezéchiel  esquiva  la  bourrasque  en  filant  dans  la  rue  comme 
une  flèche. 

Sauvé  des  mains  paternelles,  il  adressa  à  son  père,  qui  lui  mon- 
trait le  poing,  un  superbe  pied  de  nez,  et  s'approcha  du  père  Dufuret 
qui  s'éloignait  navré  : 

—  Mossieu,  lui  dit-il,  j'ai  le  papier  dans  ma.  poche.  Mon  père 
voulait  le  vendre  SOO  francs  ;  c'est  un  voleur,  comme  tous  les 
Juifs.  Moi,  je  vous  le  donnerai  pour  20  balles. 

Comme  on  le  voit,  Ezéchiel  était  plus  fin  de  siècle  et  la  la'ique 
lui  avait  donné  du  vernis. 

!1  roulait  déjà  son  père  I 

L'érudit,  tout  heureux,  donna  les  20  francs  au  jeune  polisson  et 
reprit  le  papier  qui  était  un  peu  chiffonné  et  poisseux,  mais  qui 
contenait  la  fin  de  la  lettre  de  l'aïeul  de  Chapuzot. 

Triomphant,  il  l'apporta  au  colonel  et  à  Uidouille  en  disant  : 

—  Moquez-vous  donc  des  procédés  de  l'érudition  moderne 
pour  retrouver  les  documents  disparus!...  Est-ce  vous  qui  auriez 
découvert  cette  lettre?... 

Le  colonel.  Bidouille  et  la  veuve  Barbette  elle-même  furent 
d'avis  que  la  science  de  l'érudition  était  tout  de  même  une  belle 
chose  et  qu'on  obtenait,  grâce  à  elle,  des  résultats  surprenants. 

—  N'empêche,  dit  le  colonel  à  Bidouille,  que  c'est  la  deuxième 
fois  que,  sous  prétexte  de  nous  aider  dans  notre  travail  de  recon- 
stitution delà  chose  du  grand-papa  de  Chapuzot,  vous  nous  fichez 
dans  le  lac.  Ça  devient  canulanll... 

Bidouille  s'excusa  du  mieux  qu'il  put,  tandis  que  la  veuve  Bar- 
botte  s'écriait  : 

—  Ohl...  une  chance  qu'il  aura  de  m'épouser,  ce  garçon-là, 
pour  organiser  ses  affaires  et  lui  faire  mettre  de  l'argent  de  côté, 
il  est  brouille-tout,  si  vous  saviez!... 

Une  demi-heure  après,  Bidouille  étant  retourné  au  ministère, 
le  colonel  et  le  petit  père  Dufuret  se  réunissaient  de  nouveau  chez 
Chapuzot  et  prenaient  connaissance  de  la  fin  de  la  lettre  adressée 
de  Mayence  par  le  soldat  de  la  République  à  ses  parents. 

VII 

MOTEK    BIZARRE    EMPLOYK    PAR   l'aIEDL    UK    CHAPUZOT   POUR 
GAGNER    UN   FUSIL    d'hONNEUR 

Depuis  six  jours,  chers  parents,  je  suis  proposé  pour  un  fusil 
d'honneur  qu'on  me  délivrera  après  la  campagne  avec  les  coinidi- 
ments  du  Comité  de  Salut  public,  qui  est  préposé  à  la  distribution 
des  fusils  et  des  sabres  d'honneur. 

Si  j'étais  un  flambard,  comme  il  y  en  a  tant  dans  la  74e,  je 
vous  raconterais  que  je  me  suis  battu  comme  un  lion,  que  j'ai 
démoli  des  douzaines  de  cavaliers,  et  pris  des  batteries  d'artillerie. 

Mais  ce  n'est  pas  ça  du  tout,  et  bien  que  ça  doive  un  peu  humi- 
lier mon  orgueil  de  soldat,  j'aime  autant  vous  dire  que  ce  n'est  pas 
de  ma  faule  si  j'ai  eu  un  fusil  d'honneur  et  les  félicitations  du 
capitaine  Boufignac. 

Cetle  nuit-là,  donc,  ce  n'était  pas  ma  compagnie  qui  était  de 
garde.  11  gelait  qu'il  y  avait  de  quoi  rester  collé  à  la  terre  à  même 
laquelle  on  couchait,  faule  de  paille  qu'il  faut  bien  laisser  aux 
chevaux,  ces  pauvres  bêtes  qui  crèveraient  de  froid  autrement. 

Au  ciel,  des  étoiles,  mais  pas  de  lune,  et  on  n'entendait  rien  que 
le  bruit  des  sentinelles  qui  se  promenaient  devant  le  bivouac  dans 
leurs  bons  souliers  neufs. 


En  les  entendant  taper  du  pied,  on  se  disait  :  t  Voilà  des  gaillards 
qui  sont  flers  de  ne  plus  marcher  nu-pattes  1  » 

Moi.  j'avais  grelotté  avant  de  m'endormir,  puis  comme  nous  nous 
étions  serrés  comme  des  boudins,  Flaniboche,  lîadois  et  les  autres, 
la  chaleur  avait  fini  par  venir,  excepté  aux  pieds,  et  j'avais  rèvéque 
je  me  couchais  dans  un  lit  bien  mollet,  bien  bassiné,  avec  un  bon 
bonnet  de  coton  autour  de  la  tête,  mais  que  mes  pieds  seuls  ne 
pouvaient  pas  se  réchaulfer,  rapport  à  un  courant  d'eau  glacée  qui 
venait  dessus. 

Dans  mon  rêve,  je  pestais  après  ce  bain  de  pieds  bien  désagréa- 
ble, et  je  me  disais  :  «  Pourquoi  ne  met-on  pas  un  peu  d'eau  chaude 
dans  tant  d'eau  froide,  »  quand  un  coup  de  fusil  tiré  tout  près  du 
bivouac  nous  i-éveille  tous. 

Et  nous  entendons  crier  : 

—  A  moi!  Ala  garde!...  Je  suis  mort!...  L'ennemi!...  Alerte. 
Nous  voilà   debout  dans   l'obscurilé,  cherchant  nos  sacs,  nos 

fusils,  nos  briquets,  pendant  que  le  grenadier  de  faction  qui  avait 
crié,  tombait  sur  le  dos,  dans  une  mare  de  sang,  tué  par  une  balle 
dans  le  ventre. 

Et  on  se  heurtait,  on  s'injuriait,  on  s'embarrassait  dans  son 
harnachement,  quand  la  vois  du  capitaine  RouQgnac  s'éleva  tout 
à  coup  : 

—  Hé  1...  les  enfants  de  la  République!...  criait-il.  Les  Prus- 
siens sont  sur  nous!...  Recevons-les  à  coups  de  fourchette  1...  Ahl... 
les  gredins!...  Ils  veulent  rétablir  la  royauté  et  me  remettre 
caporal!...  C'est  à  voir!... 

Il  n'avait  pas  fini  qu'une  décharge  terribb  abattit  plusieurs  de 
nos  hommes.  Au  hasard,  nous  avons  répondu,  mais  sans  produire 
.beaucoup  d'effet. 

L'ennemi  avait  fait  une  sortiede  nuit;  les  Prussiens, les  semel- 
les entourées  de  linge  ou  de  foin,  étaient  arrivés  sans  bruit,  nous 
avaient  pris  à  dos,  à  revers,  par  tous  les  bouts,  et  nous  fusillaient 
de  tous  les  côtés  comme  des  lapins. 

Si  on  ripostait  à  droite,  vlan!...  les  balles  pleuvaient  à  dos.  Si 
on  se  retournait,  ça  nous  arrivait  à  gauche!... 

Alors,  la  panique  nous  a  empoignés.  J'ai  filé  de  mon  côté 
comme  un  lièvre,  croyant  avoir  le  diable  à  mes  trousses,  et  je  me 
suis  trouvé  tout  à  coup  en  face  d'un  peloton  de  grenadiers  prus- 
siens qui  me  couchaient  en  joue. 

J'ai  cru  que  ma  dernière  heure  était  arrivée. 

{La  suite  au  prochain  numéro.)  Jean  Drault. 


NOTRE  CONCOURS  DE  COLORIAGE 


Nous  avons  déjà  reçu  quelques  compositions.  Elles  ne  sont  pas 
d'une  facture  très  remarquable;  une,  cependant,  nous  paraît  avoir 
chance  d'obtenir  un  prix;  il  nous  semble,  pourtant,  que  l'on  peut 
arriver  à  des  résultats  meilleurs  ;  nous  recommandons  donc 
aux  concurrents  de  ne  pas  se  presser;  ils  ont  encore  une  grande 
semaine  devant  eux. 

Quelques  concurrents  nous  ont  envoyé  seulement  un  ou  deui 
numéros  coloriés;  nous  sommes  obliges  de  les  mettre  hors  con- 
cours; le  jury  n'examinera  que  les  compositions  portant  sur  la 
série  des  trois  numéros. 


LA     MISSION 

Par  GEORGES  DE  LYS 


Dans  la  cellule,  Paul  s'agenouilla.  D'une  envolée,  son  cœur 
ascendait  vers  le  Christ,  dont  le  grand  geste  de  crucifié  s'élargis- 
sait sur  la  blanche  nudité  du  mur.  Et  le  gai  rayon  de  soleil  d'avril 
tombé  de  la  lucarne  sur  la  face  divine  mettait  un  sourire  aux 
lèvres  de  Jésus. 

Douce,  infiniment  douce  et  poignante,  une  émotion  enflait  la 
poitrine  de  Paul,  et  ses  lèvres  frissonnaient  de  mots  balbutiés... 
Prêtre  !...  il  était  prêtre  !...  A  son  appel  d'homme  Dieu  avait  obéi, 
s'était  incarné  dans  ses  mains,  ses  mains,  qui,  tremblantes, 
l'avaient  tenu...  Enfin,  le  pain  de  Vie,  le  sang  de  Dieu  avaient  for- 
tifié son  àine  et  son  corps  I        ♦ 

En  lui  s'était  révélé  un  caractère  nouveau.  Une  force  inconnue 
le  soulevait;  il  ardait  d'une  soif  inaltérable  d'immolation  et 
d'amour.  Et,  désormais,  chaque  jour,  le  ciel  écoulerait  sa  voix,  lui 
donnerait  son  Christ,   lui  enivrerait  l'âme  d'innomées   voluptés! 

Une  soudaine  angoisse  troubla  sa  félicité.  Dans  le  sentiment  de 
son  indignité  des  joies  célestes,  il  se  reprocha  sa  présoiiiptueuse 
allégresse,  se  demanda  si  son  bonheur  no  se  viciait  point  d'orgueil. 
Humblement,  il  s'humilia,  baisa  les  pieds  du  crucifix  et  s'nlTrit  à 
l'humaine  souffrance,  aux  terrestres  épreuves  pour  mériter  la 
divine  extase. 


L'OUVRIER 


47 


Sa  prière  lui  sembla  entendue,  exaucée  déjà.  Alors  il  se  releva, 
i^nlme  et  fort. 

Sa  méditation  évoqua   la   cérémonie  d'où  il  était  sorti  armé 

"\iv  le  bon  combat.  Il  se  vit,  debout,  la  tète  rasée,  la  tonsure  él.ir- 

-icromaie  le  signe  d'auréole  dont,  peut-être,  le  couronnerait  le 

inarl_yrp,  là-bas,  aux  ronirées  sauvages  et  obscirres  conliOes  à  son 

iiidslolat  et  auxquelles    il   porterait   la   lumière  qui  grandit  les 

prits,  la  chai-ilé  qui  élargit  les  cœurs. 

Adossés  au  grand  autel,  lui  et  les  missionnaires,  ses  frères, 
'  ligeaient  comme  un  rivant  rempart  marchant  aux  combats, 
r.ix  conquêtes  pour  Jésus,  le  Dieu  qui  vivait  en  eux  Sous  la  tom- 
bée des  pauiiicres,  leurs  yeux  conlcn]]ilaient,  en  leur  ;\me,  l'œuvre 
it  l'Ouvrier,  et  leurs  fronts  se  haussaient  glorieax  de  son  Signe, 
par  lequel  ils  vaincraient. 

Les  vétérans  les  embrassaient  avec  l'âme  du  souvenir;  eus,  les 
co  s'rits.  échangeaient  le  baiser  d'adieu  avec  l'âme  de  l'espérance, 
la  sublime  foliede  la  Croix.  La  foule,  moite  de  larmes,  aflluait  du 
parvis,  cléi'erlait  par  les  portes  ouvertes  de  la  Table  sainte,  dans  la 
confusion  chrétienne  des  rangs  sociaux;  l'un  après  l'autre,  chaque 
fidèle  se  prosternait,  baisait  les  pieds  nus  des  soldats  d'Amour,  qui 
le  relevaient  à  eux  pour  le  grandir  de  leur  baiser  fraternel. 

Paul  allait  donc  partir.  Dieu  le  glorifiait  de  la  mission  d'apôtre. 
Le  jeune  prêtre  aspirait  vers  cet  inconnu  où  il  lui  serait  donné  de 
confesser  la  Foi,  d'enfanter  au  Christ  de  nouveaux  fils.  Et  son 
cœur  le  devançait,  affranchi  des  liens  terrestres. 

Une  tristesse  inonda  son  cœur  à  la  pensée  du  peu  de  mérite 
acquis  à  son  détachement.  Il  avait  cependant  une  mère...  Hélas!... 
ce  nom  si  dooX  était  plein  d'amertume.  Sa  mère!...  Si  sa  charité 
l'absolvait,  ce  pardon  était  tout  de  devoir  et  de  pitié  ! 

Paul  se  remémorait  l'agonie  vivante  de  son  père,  de  cet 
homme  de  bien  meurtri  dans  son  amour  conjugal  et  qui,  sans 
guérir,  se  réfugiait  dans  sa  tendresse  pour  son  fils.  Il  revoyait, 
par  apparitions  fugaces,  cette  mère  oublieuse  des  siens,  emportée 
par  la  vie  folle  et  qui  avait  complété  le  deuil  du  ménage  par  une 
séparation  volontaire.  Pauvre  femme,  insatiable  de  plaisir,  aveugle 
aux  vraies  joies! 

De  ces  navrants  souvenirs  levait,  dans  le  jeune  prêtre,  une 
gratitude  plus  haute  vers  Dieu,  qui,  en  l'élisant  son  serviteur, 
l'avait  à  jamais  affranchi  des  tortures  mortelles  à  sou  père  bien- 
aimé. 

Il  joignit  les  mains  ;  sa  dernière  prière  sur  le  sol  natal  voulait 
être  pour  lui  qui  dormait  là  son  repos. 

Le  supérieur  était  entré  et  tenait  Paul  sous  son  regard. 

—  Mon  frère,  prononça-t-il  d'une  voix  lente  et  grave,  nos  des- 
seins sont  d'un  poids  léger  dans  la  volonté  divine,  vous  n'êtes  plus 
des  nôtres. 

Paul  le  dévisage,  effaré. 
L'abbé  continua  : 

—  Le  premier  devoir  d'un  prêtre  est  l' obéissance.  "Vous  appar- 
tenez désormais  au  clergé  séculier.  Son  Eminence  le  cardinal- 
archevêque  vous  assigne  pour  résidence  la  paroisse  des  Fougères. 

Pau!  haletait.  Les  Fougères!   Le  village  natal,  l'église  de  son 
enfance,  la  maison  familiale,  la  tombe  de  son  père!... 
Le  supérieur,  après  u.ne  pause,  expliqua  . 

—  Un  grand  devoir  vous  attend.  Vieillie,  votre  mère  est  reve- 
nue au  foyer,  malheureuse,  brisée  par  la  vie,  abandonnée 
de  ce  monde  auquel  elle  a  tout  sacrifié.  Fatal  retour  des  choses 
profanes!  Par  la  voix  de  son  minisire,  Dieu  a  choisi  le  fils  pour 
panser  les  plaies,  pour  dessiller  aux  consolations  sublimes  les 
yeux  de  la  mère.  Tâche  haute!  A  qui  vous  a  donné  la  ^ie  terrestre 
vous  ouvrirez  la  vie  éternelle. 

—  0  mon  père!...  Dieu  ne  m'a  pas  jugé  digne  de  porter  son 
drapeau!   gémit  douloureusement   Pau),    en  fléchissant  sur   les 

L'éUOUX. 

—  Relevez-vous,  monsieur  l'abbé,  commanda  le  supérieur. 
\  ous  manquez  de  foi.  Soyez  humble  et  allez  où  l'obéissance  vous 
reclame. 

—  Mon  Dieu  !...  mon  àme  est  dans  la  douleur;  mais  je  me 
soumets.  Mon  père,  béuissez-mui! 

—  0  mon  fils!  soupira  le  supérieur  en  lui  imposant  les  mains, 
puis  en  lui  ouvrant  les  bras,  je  te  donne,  avec  ma  bénédiction,  le  ' 
baiser  de  paix.  L'épreuve  t'a  trouvé  douloureux  et  fort.  Mon  cœur 
aussi,  sache-le  bien,  saigne  de  le  séparer  de  nous,  bien  que  ma 
volonté  l'ait  voulu. 

—  Vous?... 

—  i..coule-moi,  mon  enfant.  Oui.  c'est  moi  qui  ai  demandé  et 
lenu  pour  loi  la  iia-e  des  Fougères.  Une  lettre  m'est  venue  de  ta 

■  re,  <lé-espérpe.  Sa  beauté  morte,  le  monde  l'a  abandonnée.  Elle 
st  réfugiée  aux  Fougères  :là.  elle  s'est  trouvée  plus  seule  encore, 

rangère  aux  gens  du  pays,  mal  vue  d'eux,  car  ils  aimaient  ton 
|M  re  et  savent  que  par  elle  il  a  souffert.  Affolée,  ne  sachant  où 
chercher  asile,  trop  longtemps  éloignée  de  Dieu  pour  accepter  le 
châtiment  et  se  réfugier  dans  la  prière,  elle  a  peur  de  la  vie  ;  elle 
s'humilie,  elle  invoque  l'amour  que  les  fils  doivent  aux  mères.  J'.ii 
médilé,  j'ai  prié,  et  le  ciel  m'a  dicté  la  vérité  :  ton  devoir  est  près 
de  ta  mère.  J'ai  exposé  le  cas  dans  une  lettre  à  Monseigneur.  Sa 
réponse  m'est  arrivée  ce  malin;  elle  ratifie  mon  jugement  et  doit 
le  consacrer  à  les  yeux,  .aujourd'hui,  tu  es  prêtre,  tu  es  armé  pour 


la  vie  :  va,  et  que  Dieu  te  garde  !...  Tu  as  souffert  par  ta  mère,  je 
le  sais  ;  mais  tu  ne  serais  pas  un  prêtre,  pas  un  chrétien,  pas  même 
un  homme,  si  l'appel  de  celle  qui  la  enfanté  ne  lui  ouvrait  pas 
miséricordieiisement  ton  cœur.  Si  la  tilche  l'effraye,  tu  m'écriras 
tes  inquiétudes,  je  guiderai  tes  premiers  pas  dans  ta  mission  de 
relèvement  et  d'amour.  Car  tu  restes  ainsi  missionnaire,  observa  le 
supérieur  avec  un  doux  sourire.  Sache  bien  que  tu  emportes  avec 
toi  ce  qui  reste  d'amour  humain  dans  mon  cœur  d'homme  et  toute 
la  charité  de  mon  Ame  sacerdotale.  Tu  es  mon  fils  spirituel,  mon 
enfant  d'élection  paternité  aussi  puissante  el  plus  haute  que  celle 
du  saii". 


Le  lendemain,  Paul  célébrait  sa  seconde  messe  dans  l'église 
des  Fougères,  entouré  de  tous  ceux  qui  avaient  béni  son  père, 
qui  l'avaient  lui-même  connu  enfant.  Quand  il  monta  en  chaire,  il 
évoqua,  pour  lui,  pour  celle  qui  portait  son  nom,  le  souvenir  du 
bienfaiteur  de  la  contrée,  de  l'homme  endormi  de  son  dernier 
sommeil,  là,  dans  le  petit  cimetière,  les  larmes  montèrent  aux 
yeux  des  cœurs  amollis. 

.\ussi,  à  la  sortie  de  l'église,  devant  le  respectueux  hommage 
des  fronts  découverts  sur  leur  pass.ige,  devant  la  bonté  épanouie 
dans  les  regards,  la  mère,  au  bras  de  son  fils,  crut  à  l'espcrir  et  au 
pardon. 

Georges  oe  Lvs.' 


MAGIE  BLANCHE  EN  FAMILLI 


Le  foulard  aux  dragées. 
Les  tours  préférés  des  amateurs  magiciens  sont  ceux  qui  n3 
demandent  aucune  espèce  d'appareils  encombrants,  et  qui  cepen- 
dant peuvent  produire  un  certain  effet  au  moyen  d'objets  de  pen 
de  volume,  tels  que  nous  en  avons  indiqué'  déjà  un  si  grand 
nombre  à  nos  lecteurs'  :  foulards,  boulettes  de  cire,  fils  de  soie. 
caoutchoucs,  petits  crochets,  pièce  trouée,  lame  de  mica,  pièce  en 
verre,  œuf  creux,  pochette  en  peau,  morceau  pour  le  mouchoir, 
doigt  à  aiguille,  couteau  et  gros  clou  préparés,  caries  truquées,  etc.  ; 
ces  petits  riens,  tonus  en  réserve  au  fond  d'une  poche  d'habit,  per- 
mettent à  l'amateur  d'improviser  à  première  demande  une  séance 


de  magie  qui  paraîtra  d'autant  plus  surprenante  que  Vartisfesevu 
suppose  n'avoir  à  sa  disposition,  pour  l'exécuter,  que  son  adresse 
et  ses  dix  doigts. 

A  ce  litre,  nous  recommandons  le  joli  lour  du  foulard  aux  dra-i 
fiées,  qui  s'exécute  à  l'aide  d'un  petit  suc  que  nous  allons  décrire: 
Robert  Houdin.  qui  adonne  l'explication  de  ce  tour  dont  il  a  été, 
croyons-nous,  l'inventeur,  y  voyait  entre  autres  avantages  «  celui 
de  laisser  aux  spectateurs  un  doux  souvenir  ».  .\  ce  propos,  si 
vous  voulez  me  croire,  magicien  mon  confrère,  vous  nemamjiierez 
jamais  une  occasion  d'offrir,  pendant  vos  séances,  de  fins  bonbons 
à  vos  spectateurs,  des  fleurs  aux  dames,  des  jouets  aux  enfants: 
vous  vous  ijarderez  doue  d'imiter  certain  monsieur  un  peu  avare, 
qui,  dans  lexéciition  du  lour  qui  nous  occupe,  avait  jugé  bon  de 
remplacer  par  des  pois  chiches  les  dragées;  sans  doute  celles-ci 
1.  Voir  le  volume  ilisi»  blanche  en  famille,  H.  GAUTIER,  fdileur. 


48 


L'OUVRIER 


ne  pourront  servir  qu'une  seule  fois,  comme  disait  notre  monsieur, 
mais  il  faut  compter  pour  quelque  chose  aussi  l'impression  fayo- 
rable  produite  forcément  sur  l'assistance  par  les  générosités  du 
maîïicien  ;  en  pareil  cas,  croyez-moi,  l'exécution  de  yos  tours, 
lais"sàt-elle  quelque  peu  à  désirer,  une  abondante  distribution  de 
bonbons  et  de  fleurs  les  fera  proclamer  excellents. 

Le  petit  sac  à  employer  est  dessiné  dans  notre  première  vignette  ; 
le  numéro  \  en  montre  l'aspect  quand  il  est  -vide,  le  numéro  2  le 
représente  rempli  de  dragées  et  fermé  au  moyen  de  la  boucle  et 
du  petit  crochet  cousus  àchaque  extrémité.  C'est  ainsi  disposé  que 
le  petit  sac  est  posé  debout  sur  la  servante  accrochée  derrière  la 
table  du  magicien;  s'il  fallait  improviser  une  séance,  ce  sac  pour- 
rait être  simplement  épingle  au  tapis  de  la  table. 

Un  plateau,  qui  peut  être  en  laque,  en  cristal  ou  en  métal,  et 
un  foulard  que  tous  soumettrez  à  l'examen  des  spectateurs  sont 
les  instruments  visibles  de  ce  tour  de  magie. 

Après  vous  être  placé  derrière  votre  table,  mettez  devant  vous 
le  plateau  sur  lequel  vous  étalerez  complètement  le  foulard  dont 
vous  dirigerez  un  angle  vers  le  public,  l'angle  opposé  vers  vous,  au- 
dessus  du  petit  sac.  et  les  deux  autres  angles  vers  chacun  des  côtés 
de  la  table.  Saisissez,  entre  l'extrémité  des  doigts  de  la  main  droite, 
le  milieu  du  foulard  comme  pour  l'enlever  et,  de  la  main  gauche, 
prenez  successivement  chacun  des  coins  du  foulard,  à  quelques 
centimètres  de  la  pointe,  et  portez-les  entre  les  doigts  de  la  main 


droite,  à  côté  du  milieu  du  foulard,  qui  sera  ainsi  replié  en  un  petit 
paquet. 

Tout  celaétantaccompagnéd'un  boniment  convenable,  approchez- 
vous  des  spectateurs  en  leur  annonçant  que  vous  allez  faire  appa- 
raître des  dragées  sous  le  foulard.  Comme  si  vous  preniez  pour 
une  marque  d'incrédulité  le  sourire  d'un  spectateur  ou  quelques 
paroles  prononcées  à  mi-voix,  arrêtez-vous  soudain,  soiu-iant 
vous-même  ;  «  Vous  doutez  de  la  réussite  de  mon  expérience?... 
vous  pensez  que  les  dragées  sont  d(>jà  là  ?  »  Neuf  fois  sur  dix  la 
personne  ainsi  interpellée  vous  répondra  :  «  Peut-être.  » 

—  Mais  non,  dites-vou£,  elles  n'y  sont  pas  encore.  Ici,  vous 
continuez  à  débiter  vot  reboniment  avec  volubilité  et  vous  vous  efforcez 
de  paraître  un  peu  troublé  ou  embarrassé,  puis  vous  vous  ari'êtez 
brusquement  en  regardant  le  public  ;  or,  à  ce  moment,  votre  petite 
comédie  a  produit  tout  son  effet  :  un  soupçon  a  été  éveillé  dans 
l'esprit  des  spectateurs  et  des  sourires  très  apparents  vous  montrent, 
a  n'en  pouvoir  douter,  si  même  on  ne  vous  le  dit  pas  clair  et  net, 
que  plus  d'un  —  oh!  par  simple  esprit  de  contradiction  et 
non  pour  autre  chose  —  est  persuadé  que  les  dragées  sont  déjà 
là,  ou  que  le  secret  de  votre  expérience  vient  d'être  surpris.  Otez 
alors  le  foulard  du  plateau,  développez-le  et  montrez-en  les  deux 
côtés:  «  Vous  voyez  bien,  ajoutez-vous  d'un' ton  de  doux  reproche, 
qu'il  n'y  avait  rien;  mais,  de  grâce,  ne  m'embarrassez  pas  ainsi 
par  vos  regards  scrutateurs  au  moment  où,  au  milieu  de  vous,  je 
me  prépare  à  faire  naître  les  dragées.  » 

Le  but  de  celle  pelite  scène  est,  on  le  comprend,  de  relever  le 
prestige  du  tour  en  faisant  croire  que  c'est  au  milieu  de  la  salle,  les 
manches  relevées,  que  le  prestidigitateur  fait  apparaître  les  dragées 
sur  ce  plateau  isolé  et  recouvert  simplement  du  mince  foulard 
que  l'on  a  examiné 

—  Je  vais  donc  recommencer,  dites-vous  d'un  petit  air  légère- 
ment contrarié  en  retournant  à  votre  table. 

Etalez  alors  le  fiiulard  sur  le  plateau,  comme  la  première  fois; 
saisissez-en  le  milieu,  joignez-y  d'abord  l'angle  qui  regarde  les 
spectateurs,  puis  celui  qui  est  près  de  vous,  et  saisissez  alors  en 
même  temps  le  petit  sac  de  dragées;  continuez  l'opération  en  sou- 


levant les  deux  coins  qui  regardent  les  côtés,  et  rendez-vous  une 
seconde  fois  au  milieu  de  la  salle. 

c  Tous  ces  regards  me  troublent  et  je  crains  vraiment  de  ne  pas 
réussir.  Quelle  confusion  pour  moi  si,  au  lieu  de  bonbons,  j'allais 
faire  naître  des  cailloux  sur  ce  plateau  I...  Attention  !  je  vais  secouer 
le  foulard,  doucement  d'abord,  un  peu  plus  fort...  et  voilà  d'excel- 
lentes dragées  !  i 

Le  foulard,  enlevé  du  plateau,  est  légèrement  enroulé  et  jeté 
négligemment  sur  la  table,  tandis  que  )e  plateau  circule  au  milieu 
de  l'assistance  qui  goûte  et  savoure  les  excellents  bonbons  du 
magicien. 

N'exécutez  ce  tour,  ami  lecteur,  qu'après  vous  y  être  suffisam- 
ment exercé.  Comme  toutes  les  expériences  devenues  classiques, 
celle-ci  fait  nécessairement  partie  du  programme  de  tout  opéra- 
teur désireux  de  montrer  son  habileté  et  démettre  en  œuvre  autre 
chose  que  des  instruments  truqués.  Soignez,  ici  surtout,  le  boni- 
ment, mettez-y  beaucoup  d'entrain  et  de  bonne  humeur;  personne 
alors  ne  songera  à  vous  dire  que  c'est  là  un  vieux  tour,  et  qu'il  y 
a  bel  âge  que  Robert  Houdin  est  mort.  Il  en  est  un  peu  de  la  pres- 
tidigitation comme  de  la  cuisine  moderne  :  Les  vieux  plats  sont 
encore  les  meilleurs  et  Robert  Houdin  n'a  pas  encore  eu,  que  nous 
sachions,  de  successeur;  puisse-t-il en  naître  un,  bientôt,  parmi  les 
lecteurs  de  notre  cher  Ouvrier! 

M:\Gus. 


Librairie  BLÉRIOT,  Henri  GAUTIER,  successeur, 
55,  quai\des  Grands-Augustins,  Paris. 


OUVRAGES 


MOIS   DE  MARIE 


Mois  de  Marie  des  paroisses  de  campagne. 

Par  I'abbé  Vjrel,   avec    18  cantiques.  1    vol.   in-16  (au   lieu  de 
1  fr.  SO)  :  0  fr.  75. 


MOIS  DE  MARIE  DE  L'ANGE 

Méditations  pour  chaque  jour  du  mois  de   mai  d'après  les 
paroles  de  V Ave  Maria,  avec  traits  et  exemples  par  M.  I'abbé  Raulin. 
1  vol.  in-16  (au  lieu  de  1  fr.  30)  :  0  fr.  75. 


LES  SCàPULAIRES  DE  MARIE 

Par  M.  I'ABBÉ Tardivon,!  vol.  in-16  (au  lieu  de  2  francs)  :  0  fr.  75. 

L'ANNÉE  DE   MARIE 

Par  le  P   Gabriel  Havenesi,  de  la   Compagnie  de  Jésus. 
1  vol.  in-16  (au  lieu  de  1  fr.  50)  :  0  fr.  75 


Légendes  des  litanies  de  la  sainte  Vierge. 

Par   Louis  d'Appilly.  5    vol.  in-12  (au   lieu   de  10  francs) 
4  francs. 


IPAIl  BE  PRIÈRES  ADRESSÉES  A  LA  TRÈS  SAIÏÏE  VIERGE 

par  1' Abbé  X...  :  0  fr.  60. 

MARIE,  MÈRE  DE  JÉSUS 

Histoire  de  la  très  sainte  Vierge,  par  I'abbf;  C.-H.-T.  .Iamar. 
1  vol.  grand  in-8  :  7  fr.  50. 


I>,u,r  recevoir  chacun  de  ces  ommifie.^  franco,  il  .suffit  ifen 
envoyer  le  prix  à  M.  HENRI  GAUTIKR,  .^5,  quai  des  Urmds- 
\  ugustins,  à  Paris. 


Le  Directeur-Gérant  :  HENRI  GAUTIER.  -  Sceau.,  Imp    CI., 


5      centimes  le  N«         fA  /\    eentimei  le  N  v  v-o    >l  Q 1  1^ 

année  courante.        VIU    années  échues./  il      Lu  Lu 


TREHTB-SIXIEMB    AHNEE     —   23  Mai  1S96. 


L'OUVRIER 

Joiifnal  îlliistré  paraissant  le  I%Iercreclî  et  le  Samedi 


ABONNEMENT  D'UN  AN  : 

(104  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique  : 

6  francs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAUTIER,  successeir, 

00,  quai  des  Grands-Aagustins,  Paris. 


ABONNEMENT  D'UN  AN 

(104  numéros) 

Colonies  et  Étranger  (sauf  la 

Belgique)  ;  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'ORj  par  georges  le  faure 


Intrigue,  le  financier  s'était  immobilise,  ;Voir  page  30.) 


50 


L'OUVRIER 


EOJDUIRE  :  Les  Voleurs  dOr.  pw  Georges  Le  Faure.  —  Un  Aïeul  de  Cha- 
puzot,  par  Jean  Drault.  —  Chronique  hebdomadaire,  par  Oscar  Havard. 


LES  VOLEURS  D'OR' 


GEORGES  LE  FAURE 


BNTRE  LA  COUPE  ET  LES  LEVKKS... 

—  Bref,  monsieur,  c'est  une  somme  de  dix  à  quinze  millions  1 
qu'il  me  faudrait...  .     Il 

Celui  auquel  s'adressaient  ces  mots,  —  un  grand  homme,  froid  1] 
et  compassé,  au  visage  de  bois,  les  regards  abrités  derrière  des 
lunettes  d'or,  le  col  haut,  cravaté  de  blanc,  et  le  corps  enveloppé 
dans  une  redingote  noire,  de  coupe  sévère,  —  ne  put  s'empêcher 
de  faire  sur  son  siège  un  léger  saut,  tandis  que,  dans  ses  prunelles 
bleu  faïence,  de  tonalité  glauque,  sans  reflets,  une  lueur  s'allu- 
mait... 

—  Dix  ou  quinze  millions  1  répéta-t-il,  comme  vous  y  allez,  mon 
cher  monsieur!... 

Sa  voix  était  froide,  sans  expression  et  de  désagréable  effet. 
John  Stock,  lui,  renversé  dans  un  fauteuil,  les  jambes  croisées 
1  une  sur  l'autre  dans  une  attitude  d'absolue  désinvolture,  semblait 
se  soucier,  aussi  peu  qu'un  poisson  d'une  pomme,  de  l'étonnement 
de  son  interlocuteur;  la  tête  légèrement  inclinée  vers  la  bouton- 
nière de  sa  jaquette,  fleurie  d'un  superbe  chrysanthème  blanc, 
il  paraissait  humer  avec  volupté  les  senteurs  très  douces  qui  mon- 
taient de  la  fleur,  tout  en  dessinant  du  bout  de  sa  canne,  —  un 
jonc  à  pomme  d'or,  très  simple  mais  de  très  bon  goût,  —  des  ara- 
besques sur  le  tapis... 

Certes,  un  changement  radical  s'était  opéré  en  lui,  et  celui  qui 
l'eût  vu  eût  hésité  à  reconnaître  le  voyageur  du  coach  de  Péters- 
dorp  dans  le  gentleman  accompli  qui  se  trouvait  en  ce  moment 
dans  le  petit  salon  de  M.  Stanislas  Rudert,  le  célèbre  financier, 
dont  le  nom  rayonnait  sur  l'univers  entier,  flamboyant  en  tête  des 
conseils  d'administration  de  plus  de  cinquante  compagnies... 

Cosmopolite  par  excellence,  il  avait  adopté  comme  devise  ces 
mots  :  «  l'argent  n'a  pas  de  frontière  •,  et  il  prêtait  l'appui  de  sa 
grande  réputation  et  aussi  de  sa  haute  compétence  à  tous  les 
hommes  d'argent  soucieux  de  tirer  à  eux  l'épargne  de  leurs  sem- 
blables. 

Quelque  part  qu'il  fût,  c'était  d'affaires  qu'il  s'occupait,  quelque 
part  qu'il  allât,  c'était  aux  affaires  qu'il  songeait  et,  s'appliquant 
à  lui-même  ce  mot  d'un  journaliste  célèbre  :  t  une  idée  par  jour  », 
il  ne  s'estimait  content  à  la  fin  de  la  journée  que  s'il  avait  traité 
une  affaire  nouvelle. 

D'un  jugement  sûr,  d'un  flair  étonnant,  cet  homme  avait  pour 
lui  l'énorme  avantage  d'appartenir  à  la  religion  réformée,  cette 
religion  qui  constitue  comme  une  sorte  de  franc-maçonnerie  dont 
tous  les  membres,  —  quelle  que  soit  leur  nationalité,  —  se  sou- 
tiennent, se  défendent,  s'entr'aident,  même  au  mépris  des  intérêts 
de  leurs  concitoyens.  —  Nous  en  avons,  malheureusement,  une 
preuve  tangible,  dans  notre  pays  où  nos  affaires  extérieures  sont 
si  mal  menées  depuis  que  les  protestants  ont  pris  pied  dans  le  gou- 
vernement... 

Donc,  il  était  l'homme  froid  par  excellence,  sans  jamais  aucun 
emballement  ets'étudiant  surtout  <i  ne  jamais  laisser  paraître  sur 
son*\isage  rien  de  ce  qu'il  éprouvait  au-dedansde  lui-même;  cette 
fois-ci,  cependant,  la  somme  énoncée  par  son  interlocuteur  l'avait 
stupéfait,  moins  par  son  chiffre  élevé  lui-même  que  par  le  ton  et 
l'altitude  du  personnage... 

Jaquette  noire,  fleurie  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  mletde  piqué 
blanc,  pantalon  à  larges  carreaux  noir  et  blanc,  souliers  vernis 
recouverts  de  guêtres  blanches,  John  Stiick  paraissait  quelqu'un, 
dans  toute  l'acception  du  terme,  d'autant  que  son  visage  avait 
subi  une  transformation  conforme  à  celle  de  sa  tenue  :  rasé  de 
près,  il  n'avait  conservé  que  la  moustache  cirée  à  la  pommade 
iiongroise  et  retroussée  belliqueusement  en  deux  crocs  d'allure 
menaçante;  dans  l'œil  gauche,  il  portait,  encastré,  un  rond  de 
cristal  attaché  à  son  cou  par  un  fil  de  soie,  et  ses  cheveux  noirs, 
formant  ime  raie  depuis  la  nuque  jusau'au  front,  luisaient,  forte- 
ment huili's,  ainsi  que  des  bandeaux  de  femme. 

Sa  main  gauche,  soigneusement  gantée  de  blanc,  tenait,  appuyé 
sur  son  genou,  un  chapeau  haut  de  forme,  en  feutre  gris,  de  l'as- 
pect le  plus  élégant. 

Une  aussi  irréprochable  tenue,  jointe  à  un  mot  de  recommau- 
dation  de  lord  Cornalletl,  avait  fait  obtenir  séance  tenante  à 

4.  'Voir  VOuvrier  depuis  le  2  m  li  189  '. 


l'aventurier  une  audience  de  M.  Stanislas  Rudert,  actuellement  en 
villégiature  dans  sa  superbe  villa  du  golfe  Juan. 

L'habile  financier  avait  pris  l'habitude  de^venir,  tous  les  hivers, 
passer  quelques  semaines  sur  la  côte  d'azur,  à  l'époque  où,  de  tous 
les  points  du  monde  entier,  la  société  y  afflue;  ce  lui  était  un 
moyen  de  causer  affaires,  sans  que  l'on  pût  s'émouvoir  de  tel  ou 
tel  de  ses  déplacements  ou  échafauder  de  multiples  et  invraisem- 
blables combinaisons  sur  les  visites  qu'il  pouvait  recevoir  à 
Paris... 

Depuis  que  John  Stuck  était  entré  dans  le  petit  salon  qui  lui 
servait  de  cabinet,  il  l'avait  laissé  parler,  sans  l'interrompre  un 
seul  instant,  bien  qu'il  trouvât  que  son  visiteur  se  perdait  dans 
des  considérations  bien  vagues  et  dans  des  récits  qui  ne  précisaient 
rien;  et  c'était  justement  parce  que,  en  l'espace  d'un  quart 
d'heure,  cet  homme  d'affaires  si  précis  et  si  pratique  n'était  pas 
plus  fixé  sur  la  nature  de  la  combinaison  qui  amenait  cet  étranger 
chez  lui  que  lorsque  cet  étranger  avait  franchi  le  seuil  de  sa 
demeure,  qu'il  s'était  permis  de  pousser  l'exclamation  par  laquelle 
débute  ce  chapitre. 

—  Quinze  millions  !...  Mais  c'est  une  somme!... 

—  Pour  monsieur  Stanislas  Rudert!...  répondit  John  Stuck, 
une  misère  I 

—  Si  encore  je  savais  de  quelle  opération  il  s'agit,  je  pourrais 
voir...,  juger...,  apprécier...,  mais  vous  ne  m'avez  rien  dit  et,  dans 
cette  conférence  que  vous  venez  de  me  faire  sur  le  Sud  africain, 
la  colonie  du  Cap,  leTransvaal,  lalutte  desUitlandersetdes  Burghers, 
je  ne  vois  rien  qui  puisse  m'éclairer. 

Ce  disant,  il  s'était  levé,  donnant  congé  au  visiteur  par  ces 
mots  : 

—  Le  mieux  serait  que  vous  me  rédigiez  un  petit  rapport  — 
quelques  pages  seulement,  car  j'ai  tant  à  faire  que  je  n'ai  guère 
le  temps  de  lire  —  j'examinerai  la  chose  et  je  vous  donnerai 
réponse... 

John  Stuck,  lui,  n'avait  pas  paru  comprendre  le  congé  qui  lui 
était  donné  et,  toujours  assis  dans  son  fauteuil,  son  regard  moqueur 
attaché  sur  le  grand  financier,  il  paraissait  le  considérer  d'un  air 
plein  de  commisération. 

—  Malheureusement,  fit-il,  la  chose  dont  il  s'agit  ne  peut  point 
être  écrite  et  si  un  accord  doit  intervenir  entre  nous,  il  doit  être 
uniquement  verbal...,  car  je  cours  de  grands  risques,  et  si  je  ne 
savais  que  M.  Stanislas  Rudert  est  trop  homme  d'affaires  pour 
confier  à  qui  que  ce  soit,  —  en  dehors  de  certaines  personnalités, 
bien  entendu,  —  ce  que  je  m'en  vais  lui  dire,  je  ne  serais  même 
pas  venu  le  déranger. 

Intrigué  par  ces  mots,  prononcés  d'une  voix  ferme,  le  financier 
s'était  immobilisé,  l'extrémité  de  ses  doigts  secs  appuyée  au  bord 
de  son  bureau,  les  yeux  attachés,  avec  une  expression  d'étonnement, 
sur  son  interlocuteur... 

—  Il  s'agit  d'i;ne  révolution,  fit  celui-ci,  très  nettement,  en 
relevant  la  tète  et  en  regardant  M.  Rudert,  avec  l'espérance  do 
jouir  de  sa  surprise. 

Mais  son  espérance  fut  trompée,  car  c'est  à  peine  si  les  sourcils 
du  financier  se  haussèrent,  tandis  qu'il  murmurait  : 

—  Une  révolution?...  comprends  pas... 

—  Vous  allez  comprendre  :  ainsi  que  je  crois  vous  l'avoir 
démontré  tout  à  l'heure,  la  colonie  du  Cap  marche  à  sa  ruine;  . 
sa  situation  financière,  qui  s'était  prodigieusement  relevée  depuis 
l'extension  surprenante  des  affaires  du  Transvaal,  va  chaque  jour 
s'effondrant  davantage  par  suite  du  chemin  de  fer  dePretoria  à 
Delagoa-Bay  qui  soustrait  le  trafic  de  la  république  Sud-africaine 
aux  exigences  du  Cap... 

—  Oui...,  oui...,  je  sais  cela  de  longue  date...,  passez!  fit 
M.  Rudert  qui  s'était  assis  de  nouveau. 

—  D'un  autre  côté,  les  détenteurs  de  valeurs  minières  —  j'en- 
tends les  gros  détenteurs—  pour  provoquer  une  baisse  factice,  ont 
jeté  depuis  quelques  jours,  sur  le  marché  de  Johannesburg,  des 
quantités  considérables  de  titres;  avant  quarante-huit  heures,  le 
contre-coup  s'en  fera  sentir  sur  les  places  d'Europe... 

De  nouveau,  le  financier  inclina  la  tête,  murmurant  : 

—  Je  suis  au  courant  de  la  situation  et  jusqu'à  présent  je  ne 
vois  pas  en  quoi  il  peut  être  question  d'une  révolution... 

—  Veuillez  prendre  patience,  j'y  arrive.  Les  baissiors  de  là-bas 
ont  vendu  plus  de  titres  qu'ils  n'en  possèdent,  —  et  cela  dans  des 
proportions  que  vous  ne  pouvez  imaginer  —  si  bien  que  lorsque 
va  arriver  le  moment  rie  livrer  les  titres,  il  leur  sera  impossible  de 
le  faire,  à  moins  de  se  ruiner  complètement... 

Le  visage  du  financier  s'était  rembruni  et  son  regard,  à  travers 
ses  lunettes  d'or,  était  devenu  plus  attentif. 

—  Dans  ces  conditions,  poursuivit  John  Stuck  en  baissant 
instinctivement  la  voix,  il  m'est  venu  une  idée,  et  une  idée  qui 
non  seulement  peut  sauver  la  situation  des  capitalistes  engagés 
dans  la  baisse,  mais  encore  leur  faire  gagner  des  sommes  considé- 
rables, réunissant  entre  les  mains  de  quelques-uns  l'exclusive  pro- 
priété pour  ainsi  dire  des  mines  du  Transvaal. 

M.  Rudert  demeurait  impassible;  son  visage  glabre  et  sévère 
n'avait  pas  bougé,  et  John  Stuck  eût  pu  croire  que  ses  paroles  ne 
l'avaient  intéressé  que  médiorremenl  si,  dans  la  prunelle,  une 
flamme  subite  ne  s'était  allumée  et  si,  sur  le  rebord  de  la  table. 


L'OUVRIER 


Cl 


les  doigts  ne  s'étaient  crispés  nerveusement,  témoignant  dune 
fétorilité  peu  ordinaire... 

—  J'ajouterai,  poursuivit  l'aventurier,  que  mon  idée,  mise  à 
exécution,  aurait  un  autre  résultat  dont  vous  ne  pouvez  apprécier 
toute  l'importance  autant  que  le  pourrait  faire  un  Anglais,  attendu 
que  ce  résultat  aurait  pour  but  d'auguienter  la  puissance  coloniale 
de  l'Angleterre,  en  ce  sens  qu'elle  sauverait  le  Cap  de  la  faillite; 
maintenant,  personnellement,  peut-être  avez-vous  des  intérêts  là- 
bas;  en  tout  cas  il  est  impossible  rpie,  parmi  les  nombreuses 
sociétés  que  vous  administrez,  il  n'y  ail  de  mes  compatriotes  auprès 
desquels  naturellement  vous  rencontreriez  tout  l'appui  désirable. 

M.  Hudert  tambourina  quelque  peu  nerveusement  sur  le  bord  de 
son  bureau. 

—  Voyons...  voyons,  dit-il,  il  faudrait  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  tout  cela,  car,  plus  vous  allez  et  plus,  au  lieu  d'éclaii'cir  la 
situation,  —  vous  l'embrouillez  :  vous  mêlez  tout,  les  porteurs  de 
titres  au  Transvaal  et  la  puissance  de  l'Angleterre  au  Cap. 

—  Mais...  interrompit  lolin  Stuck  avec  un  énigmatique  sou- 
rire... c'est  que,  dans  la  réalité,  tout  cela  se  trouve  mêlé... 

—  Voulez-vous  que  nous  laissions  pour  un  instant  la  réalité  de 
côté  et  que  nous  procédions  par  ordre?.,  demanda  le  financier 
avec  autorité... 

Son  interlocuteur  était  trop  plein  de  snn  sujet  ur  le  laisser 
continuer,  et  l'interrompant  de  nouveau; 

—  Voici  mon  idée;  les  joueurs  dont  je  vous  parlais  tout  à 
l'heure  sont  ruinés,  si  un  incident  ne  'iurvient  pas...  qui  puisse 
non  seulement  les  sauver,  mais  encore  leur  permettre  de  compen- 
ser au  centuple  les  angoisses  par  lesquelles  ils  passent  depuis  quel- 
ques semaines...  Or,  cet  incident,  je  puis  le  provoquer...  Mais, 
j'ai  besoin,  pour  cela,  d'une  quinzaine  de  millions. 

—  Expliquez-vous... 

—  Que  cet  incident,  en  effet,  d'ordre  violent,  -  je  vous  le  dis 
tout  de  suite,  —  jette  le  public  en  une  terreur  telle  qu'il  se  débar- 
rasse à  n'importe  quel  prix  de  ses  titres,  les  cours  s'effondrent, 
tombent  bien  au-dessous  de  ceux  auxquels  nous  avons  vendu...  nous 
rachetons  donc  avec  un  bénéfice  déjà  fort  appréciable  et,  lorsque 
la  tranquillité  renaît,  les  valeurs  remontant  à  leur  "ours  normal, 
c'est  une  fortune  considérable  que  je  n'hésite  pas  à  évaluer  à  plu- 
sieurs millions  de  livres. 

John  Stuck  parlait  avec  une  chaleur  telle  que  Stanislas  Rudert, 
dont  l'impassibilité  n'était  cependant  pas  facile  à  entamer,  se  sen- 
tit presque  convaincu,  et  il  demanda; 

—  Mais  cet  incident...  de  nature  énergique,  quel  est-il? 
Sans  doute  l'aveu  n'était-il  pas  commode  à  faire,  car  l'Anglais 

ne  répondit  pas  tout  de  suite  ;  même  il  sembla  qu'il  appor- 
tait au  dessin  d'arabesque  fait  par  sa  canne  sur  le  tapis  plus  d'atten- 
tion que  n'en  comportait  véritablement  la  chose  et,  durant  un  bon 
moment,  il  demeura  là,  relevant  dans  un  geste  machinal  ses  mous- 
taches, en  sorte  que  ses  crochets  avaient  fini  par  prendre  des  pro- 
portions extraordinaires,  extravagantes... 

Enfin  redressant  la  tête,  pour  suivre  sur  le  -visage  de  son  interlo- 
cuteur l'effet  qu'allaient  produire  ses  paroles 

—  Supposez,  commença-t-il,  que  le  parti  des- Uitlanders  ne  se 
juge  plus  en  sûreté  au  Transvaal... 

—  Pourquoi,  plus  en  sûreté  ?  interrompit  tout  de  suite  M.  Ru- 
dert. 

—  Parce  qu'il  règne  en  ce  moment  là-bas  une  effervescence 
qui  ne  fera  qu'aller  crescendo  et  qu'il  n'y  aurait  rien  d'étonnant 
à  ce  qu'une  partie  de  la  population  étrangère  se  décide  à  réclamer, 
les  armes  à  la  main,  les  droits  politiques  que  le  gouvernement  de 
la  république  s'obstine  à  leur  refuser. 

—  Ce  serait  grave...,  objecta  le  financier  en  hochant  la  tète... 

—  Grave...  surtout  pour  les  porteurs  de  titres,  qui  verraient 
les  cours  s'effondrer  avec  une  rapidité  telle  que,  pris  de  panique, 
ils  jetteraient  sur  le  marché  tout  ce  qu'ils  ont  en  portefeuille,  ce 
qui  permettrait  à  mon  syndicat  de  racheter  à  bas  prix  des  valeurs 
incontestablement  bonnes  qui  ne  tarderaient  pas  à  remonter  à  un 
taux  normal... 

—  Peuhl...  une  révolution,  ça  peut  durer  longtemps...  et  puis, 
l'issue  en  est  douteuse...  fit  M.  Rudert  en  allongeant  les  lèvres 
dans  une  moue  significative. 

—  Erreur;  car  nous  n'attendrons  pas  qu'elle  éclate  et  voici 
pourquoi  :  ainsi  que  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  admettez  que 
la  partie  calme,  paisible  des  Uitlanders  de  Johannesburg  prenne 
peur  de  cette  efifervescence  et  que,  en  raison  de  la  rudesse,  de  la 
brutalité  des  Boers,  ils  redoutent,  —  en  cas  de  mouvement  popu- 
laire —  une  répression  sanglante,  que  font-ils?.. .  ils  font  appel  à 
leurs  compatriotes  du  Cap  qui  pénètrent  sur  le  territoire  transvaa- 
lien,  établissent  des  postes  aux  bons  endroits,  mettent  garnison  à 
Johannesburg  et,  au  besoin,  marchent  sur  Pretoria. 

En  dépit  de  son  flegme,  le  financier  sursauta  et  derrière  les 
verres  de  ses  lunettes,  ses  yeux  eurent  un  éclat  effaré. 

—  Et  vous  croyez  que  la  colonie  du  Cap  se  prêtera  à  un  sem- 
blable manège  I  s'exclama-t-il.  C'est  chose  grave,  car  le  Cap  est 
colonie  anglaise  et  l'Angleterre  serait  responsable. 

Jonh  Stuck  secoua  négativement  la  tête,  tandis  que  ses  lèvres 
se  plissèrent  dans  un  sourire  malicieux. 

—  Point,  dit-il  ;  le  gouvernement  du  Cap  n'a  rien  i  Toir  în 


tout  ceci  et,  conséquemment,  l'Angleterre  n'est  compromise  en 
quoi  que  ce  soit  :  mes  plans  sont  tirés,  mes  mesures  sont  prises 
et  j'ai  l'homme  qu'il  faut  pour  mener  à  bien  cette  entreprise.  Cet 
homme,  —  vous  voyez  que  je  joue  cartes  sur  table,  —  c'est  le 
Dr  Jamcson,  le  gouverneur  des  Chuanaland... 

—  Vous  êtes  d'accord  avec  lui? 

—  Je  ne  veux  lui  en  parler  que  quand  j'aurai  entre  les  mains 
les  moyens  d'agir;  mais  quand  je  viendrai  le  trouver  pour  lui 
prouver  qu'il  suflit  d'un  peu  d'audace  pour  mettre  la  main  sur  le 
Transvaal,  sauver  de  la  faillite  la  colonie  du  Gap  et  maintenir 
intégralement  la  réputation  de  son  protecteur  et  ami  Rhodes,  il 
n'hésitera  pas. 

A  Rudert,  impassible,  écoutait  parler  son  interlocuteur,  se 
bornant  à  souligner  ses  explications  par  de  presque  impercep- 
tibles mouvements  de  tête  qui  pouvaient  passer  pour  approba- 
tifc. 

—  '.Icrs,  demanda-t-il,  ces  dix  millions?... 

J'.ii  parlé  de  quinze;  oui,  il  faudrait  vraiment  quinze  mil- 
lions pour  assurer  à  la  combinaison  toutes  ses  chances  de  succès. 
Cette  somme  serait  employée  à  acheter  des  armes,  des  munitions 
ft  aussi  à  recruter  les  troupes  nécessaires... 

Puis,  comme  il  voyait  qu'en  dépit  de  ses  assurances  il  n'était 
point  parvenu  à  convaincre  entièrement  le  financier,  il  ajouta  : 

—  D'ailleurs,  quelle  que  soit  l'issue  de  la  tentative,  le  résultat 
au  point  de  vue  du  syndicat  est  le  même,  puisque  l'opération  est 
basée  tout  entière  sur  la  panique  des  détenteurs  de  titres,  qui  les 
obligera  à  s'en  défaire  pour  presque  rien...  Or,  le  sol  du  Trans- 
vaal contiendra  toujours  de  l'or,  soit  que  le  gouvernement  reste 
aux  mains  des  Boers,  soit  qu'il  passe  aux  mains  de  l'Angleterre 
et,  la  situation  une  fois  régularisée,  la  hausse  se  produira  inévita- 
blement... fatalement... 

M.  Rudert  garda  le  silence,  durant  un  long  moment:  puis 
enfin  ; 

—  Lord  Cornallett  est  de  l'affaire?  demanda-t-il. 

—  Non,  lord  Cornallett  occupe  dans  la  compagnie  à  Charte 
une  situation  trop  élevée  pour  pouvoir  se  compromettre,  sans  ris- 
quer de  compromettre  en  même  temps  la  compagnie;  il  ne  sait 
même  pas  ce  dont  il  s'agit... 

—  Alors...  je  ne  comprends  pas  très  bien  le  pourquoi  de  soa 
intervention. 

—  Très  simple,  il  s'agit  d'une  autre  affaire,  très  intéressante 
aussi  celle-là  et  pour  laquelle  j'aurai  besoin  de  capitaux  considé- 
rables; cette  fois,  il  s'agit  d'une  mine  à  lancer... 

—  Cela  rentrerait  plus  dans  mon  genre  d'opérations,  dit 
M.  Rudert  assez  vivement. 

—  D'autant  plus  que  si  —  comme  ie  n'en  doute  pas  —  vous 
avez  des  correspondants  au  Transvaal,  ils  vous  ont  peut-être  entre- 
tenu quelquefois  des  bruits  qui  courent  au  sujet  d'une  certaine 
propriété  appelée  Ferme  Elisabeth... 

Cette  fois,  ce  nom  eut  la  faculté  de  fondre  la  rigidité  des  mus- 
cles faciaux  du  financier  qui,  se  penchant  brusquement  vers  son 
interlocuteur,  répéta  : 

—  Ferme  Elisabeth,  en  effet  ;  mais  le  propriétaire  est,  parait-il, 
intraitable... 

—  J'ai  trouvé  un  moyen,  un  moyen  sûr...  infaillible;  mais  les 
deux  affaires  sont  liées  et  si  nous  ne  nous  entendons  pas  sur  la 
première... 

Cela  avait  été  dit  carrément,  nettement,  d'un  ton  qui  ne  lais- 
sait subsister  aucun  doute  sur  la  fermeté  de  ses  décisions  et 
M.  Rudert  ne  s'y  trompa  pas.,. 

—  Quand  avez-vous  besoin  d'une  réponse?  demanda-t-il  en 
demeurant  accoudé  sur  son  bureau,  le  menton  dans  sa  main... 

—  Je  m'embarquerai  à  Liverpool,  le  25  de  ce  mois,  c'est- 
à-dire  dans  trois  semaines,  pour  retourner  là-bas...  car  cela  presse  : 
les  vendeurs  de  titres  sont  acculés  à  la  banqueroute  et 
d'autre  part,  le  Cap  est  dans  une  situation  des  plus  périlleuses... 
j'ai,  d'ici  là,  juste  le  temps  nécessaire  pour  acheter  mon  matériel.. 
Donc,  je  reviendrai  —  si  vous  le  voulez  bien,  —  vous  Toir  demain, 
à  pareille  heure,  et  vous  me  direz  oui  ou  non... 

Il  s'était  levé,  plein  d'assurance  maintenant,  car  il  ne  pouvait 
se  tromper,  à  la  très  significative  expression  des  traits  de 
M.  Rudert  ;  l'affaire  était  faite  ou  du  moins  si  près  de  l'être 
qu'il  suffisait  pour  l'achever  d'un  imperceptible  effort  :  cet  effort, 
il  jugea  en  homme  habile  que  la  brusquerie  de  son  attitude  le  pou- 
vait donner. 

—  A  demain,  n'est-ce  pas,  c'est  convenu,  ajouta-t-il  en  se  diri- 
geant vers  la  porte  ;  et,  surtout,  pas  un  mot  de  ma  première  combi- 
naison à  lord  Cornallett;  il  n'est  pas  au  courant  et  sa  conscience 
le  ferait  peut-être  me  contrecarrer  s'il  savait  ce  dont  il  s'agit... 

Le  financier  eut  un  geste  de  protestation  pour  l'assurer  de  sa 
discrétion,  quoiqu'au  fond  il  ne  fût  pas  dupe  et  eût  la  persuasion 
que  lord  Cornallett  savait  i  quoi  s'en  tenir  sur  le  plan  de  son 
complice. 

Une  fois  dehors,  John  Stuck  poussa  un  soupir  bruyant,  témoi- 
gnant de  l'angoisse  qui  l'avait  étreint,  pendant  tout  le  temps  da 
cette  entrevue  ;  l'amour  de  l'argent  pouvait,  en  effet,  n'être  pas 
tel  chez  Stanislas  Rudert  qu'il  le  fit  s'associer  si  étroitement  à  une 
combinaison  aussi  louche  &  *ous  les  points  de  vue;  et  maiulena&t, 


52 


L'OUVRIER 


il    sortait  l'esprit    coiiiplétemtnt   rassure,    le  cœur   entièrement 
joyeux. 

Désormais,  l'avenir  était  à  lui,  et  non  pas  un  avenir  lointain, 
escomptable  dans  des  conditions  problématiques;  non,  cela  était 
si  près  qu'il  lui  semblait  qu'il  lui  suffisait  d'étendre  le  bras  pour 
toucher  du  doigt  la  réalisation  de  ses  vastes  et  ténébreux  projets... 

Pourtant,  quand  nous  disons  qu'il  était  tout  à  fait  heureux, 
que  son  esprit  était  entièrement  rassuré,  nous  exagérons,  car,  s'il 
en  eût  été  ainsi,  il  n'aurait  pas,  moins  de  cinq  minutes  à  peine 
après  avoir  franchi  le  seuil  du  richissime  financier,  ralenti  le  pas, 
et  son  visage  ne  se  fût  pas  subitement  embrumé,  tandis  que  ses  j 
lèvres  interrompaient  brusquement,  au  ïiiilieu  d'une  mesure,  le  ] 
God  save  the  queen  qu'elles  sifflotaient  eu  signe  d'allégresse.  , 

Même,  à  un  moment  donné,  il  s'arrêta  tout  net  et,  martelant  | 
la  chaussée  du  bout  de  sa  canne,  à  petits  coups  nerveux,  il  sembla 
abîmé  dans  la  contemplation  de  l'étendue  immense  de  la  mer,  j 
toute  bleue  des  reflets  du  ciel  d'azur  et  dont  les  eaux,  sous  l'insen-  i 
sible  poussée  d'une  brise  légère,  venaient,  avec  un  tout  petit  bruis-  I 
sèment,  lécher  le  rivage.  i 

—  C'est  le   Guillaume  qui  est  embarrassant  dans  tout  cela,   ! 
murmura-t-il  à  mi-voix,  trahissant  ainsi  la  préoccupation  soudaine   j 
qui  venait  de  s'emparer  de  lui;  pouvais-je  faire  autrement?  le 
laisser  là-ba»étail  dangereux,  l'emmenerétait  gênant  et  cependant...  ] 

11  hocha  la  tète,  plissant  les  lèvres  soucieusement,  et  ajouta  :   | 

—  L'obstacle  viendra  de  là,  et  si  lord  Cornallelt  n'agit  pas  i 
avec  une  extrême  finesse,  ce  damné  sauvage  est  capable  de  nous 
glisser  entre  les  doigts... 

La  vérité,  c'est  que  s'il  avait  estimé  dangereux  de  laisser  après 
son  départ  Guillaume  Brey  en  Afrique,  exposé  tout  seul  aux  tenta-  j 
tions  multiples  qui  pouvaient  s'offrir  à  lui  de  retourner  à  Ferme  j 
Elisabeth  et  de  pardonner  au  vieux  Prétorius  l'outrageant  soupçon  i 
qui  lui  avait  fait  quitter  le  logis  paternel,  de  son  coté,  le  jeune  j 
homme  avait  déclaré  à  son  prétendu  ami  sa  volonté  très  arrêtée 
de  revoir  miss  Edwidge  ou  de  renoncer  à  ses  droits.  1 

Ce  qu'il  appelait  ses  droits,  c'était  sa  part  d'héritage  dans  les 
terrains  que  le  graaéfcpère  avait  continué  de  gérer —  comme  s'ils 
lui  eussent  appartenu'en  réalité  ^  et  c'était  cette  part  d'héritage 
que  John  Stuck  avait  l'intention  de  mettre  en  exploitation,  dans 
des  conditions  financières  qui  pouvaient  lui  rapporter  des  sommes 
colossales. 

Mais,  comme  le  grand,  l'irrésistible  argument  dont  il  s'était 
servi  pour  amener  Guillaume  Brey  à  entrer  dans'ses  vues,  était 
l'espoir  qu'il  lui  faisait  entrevoir  d'une  union  avec  la  fille  de  lord 
Cornallelt,  union  que  seule  une  grande  fortune  pouvait  rendre  pos- 
sible, il  n'était  point  difficile  de  comprendre  que  si  une  maladresse 
de  la  part  du  lord,  si  une  inconséquence  de  la  part  de  miss  Edwidge 
montraient  au  jeune  Boer  l'insanité  de  ses  espérances,  c'en  était 
fait  des  combinaisons  de  John  Stuck. 

C'est  pourquoi  se  méfiant  de  tout  le  monde,  sauf  de  lui-même, 
il  n'avait  consenti  à  emmener  le  jeune  homme  que  lorsqu'il  l'avait 
vu  absolument  butté  et  sur  le  point  de  se  réconcilier  avec  son 
grand-père,  au  cas  où  il  ne  reverrait  pas  celle  qu'il  aimait  ;  mais 
d'un  autre  coté,  —  comme  nous  venons  de  le  dire  —  quand  il  était 
contraint  de  l'abandonner,  il  n'était  pas  tranquille. 

Or,  depuis  le  matin,  il  avait  quitté  Guillaume,  ayant  été  obligé 
d'aller  à  Nice  où  lord  Cornallelt,  —  par  excès  de  prudence  —  lui 
avait  donné  rendez-vous,  craignant  même  d'être  vu  en  sa  compa- 
gnie, de  façon  à  ce  que  plus  tard,  suivant  la  manière  dont  les  choses 
tourneraient  —  on  ne  put  pas  l'incriminer  au  sujet  de  ses  rela- 
tions avec  John  Stuck. 

De  Nice,  il  lui  avait  fallu  venir  au  golfe  Juan  où  Stanislas 
Rudert  avait  ce  château  merveilleux  que,  suivant  les  circon- 
stances, il  mettait  à  la  disposition  des  têtes  couronnées  en  déplace- 
ment, sur  la  cole  d'Azur  ;  et  maintenant,  à  pied,  notre  homme 
regagnait  Cannes,  où  il  avait  hâte  de  retrouver  son  compagnon  de 
voyage... 

.  "L'inquiétude  qui  l'avait  saisi,  presque  au  sortir  de  chez  le  grand 
financier,  s'était  en  partie  dissipée,  et  il  allait  d'un  bon  pas, 
sans  flânerie  certainement,  mais  sans  hâte  auisi,  l'âme  un 
peu  rassérénée. 

Si  John  Stuck  eut  été  superstitieux,  nous  eussions  pu  dire,  pour 
expliquer  cette  soudaine  quiétude,  qu'il  croyait  en  son  étoile;  mais 
la  religion  réformée  ne  donne  point  à  l'âme  celte  poésie  qui  lui 
permet  les  envolées  par  delà  le  monde  terrestre,  et  noire 
homme  se  souciait  peu  de  savoir  si  là-haut,  dans  la  voûte  azurée, 
il  y  avait  un  astre  qui  veillait  sur  lui! 

La  vérité  c'est  qu'il  était  joueur  et  que  —  pour  se  mettre  un 
peu  de  baume  dans  le  cœur  —  il  lui  avait  suffi  de  se  remémorer 
que,  depuis  un  certain  temps,  il  avait  la  veine  pour  lui  ;  c'est 
que  sincèrement,  eu  remontant  à  trois  mois,  il  lui  était  impossible 
de  trouver  un  seul  événeiii!wit,  si  petit  fùt-il  —  qui  n'eût  pas  tourné 
en  faveur  de  ses  combinaisons. 

Il  n'était  pas  jusqu'à  ce  coup  de  feu  qui  avait  interrompu  «  sa 
prospection  «,  le  soir  où  lord  Cornallelt,  revenant  de  Mafeking,  les 
avait  déposés  lui  et  Guillaume,  sur  le  territoire  de  Ferme-..,lisabeth, 
auquel  il  ne  dût  savoir  bon  gré. 

Peut-être,  eu  effet,  eût-il  pu  redouter  que  le  jeune  Boer  finît 
par  se  repentir  de  su  trahison  envers  le  vieux  Prétorius,  eo  déoit 


des  raisons  sérieuses  qu'il  avait  de  lui  en  vouloir,  —  on  n'oublie 
pas  ainsi,  en  quelques  semaines,  vingt  ans  de  sentiments  de  pro- 
bité et  d'honneur,  —  cl  John  songeait  qu'une  fois  soustrait  au 
charme  exercé  sur  lui  par  miss  EjlVidge,  Guillaume,  sans  par- 
donner toutefois  au  grand-père,  pourrait  céder  aux  sollicitations 
de  sa  cousine  et  revenir  habiWer  sous  le  toit  du  grand-père, 
comme  précédemment. 

Cette  cousine!  —  encore  une  qui  n'était  pas  sans  inquiéter  ce 
pauvi'e  John  :  il  ne  l'avait  aperçi^qu'unefois.le  jour  où,à  Mafeking, 
elle  était  venue  rapparier  à  lôrd  CornaHelt  sa  valise  retrouvée. 
Mais  cela  lui  avait  suiï  pour  voir  en  elle  un  danger  pour  ses  com- 
binaisons. 

Bien  qu'à  la  manièîe  dont  elle  avait  regardé  Guillaume,  atta- 
chant sur  lui  son  grand  œil  bleu,  proéminent  et  un  peu  bête,  qui 
trahissait  l'affection  née  d'une  vie  commune  depuis  la  naissance  et 
les  fiançailles  faites  tout  naturellement  dès  la  toute  première 
enfance,  notre  ami  avait  estimé  que  s'il  y  avait  une  puissance  sus- 
ceptible de  contrebalancer  l'influence  de  sentiment  très  vif  que  si 
prompten)enl  le  jeune  homme  avait  éprouvé  pour  miss  Edwidge, 
c'était  Wilhemine... 

Or,  —  sans  qu'il  s'en  doutât,  —  John  Stuck  était  un  psycho- 
logue et  il  savait,  il  pressentait  du  moins,  combien  fortes"  sont 
les  attaches  qui  nous  lient  au  passé,  et  il  redoutait  que  le  présent 
ne  fût  pas  de  force  à  lutter  victorieusement,  —  au  cas  où  un  ensem- 
ble de  circonstances  combiiitraient  contre  lui... 

La  balle  qui  avait  failli  tuer  Guillaume  avait  tranché  net  le 
dernier  lieu  qui  eût  pu  le  ramener  au  logis  familial,  —  car  John 
Stuck  n'avait  pas  eu  grand'peine  à  démontrer  au  jeune  homme 
que  le  vieux  Prétorius  l'avait  parfaitement  reconnu  et  même,  par 
un  sentiment  d'avarice,  avait  voulu  tuer  celui  qui  avait  sur  Ferme- 
Éiisabelli  autant  de  droit,  sinon  plus  que  lui-même;  et  la  haine, 
pour  tout  de  bon,  cette  fois,  était  entrée  dans  l'âme  du  Boer,  une 
haine  dans  laquelle  il  englobait  et  Prétorius  et  Wilhemine. 

Et  malgré  cela,  cependant,  ils'était  résigné  à  emmenerlejeune 
homme  en  Europe,  n'ayant  qu'une  foi  relative  dans  la  persistance 
decette  haine  que  pouvait  peut-être  apaiser  l'affectiondelacousine. 
Seulement,  il  ne  pouvait  nier  que  ce  coup  de  fusil  ne  fût  un 
joli  atout  dans  son  jeu,  car,  à  peine  rétabli,  —  c'est-à-dire  au  bout 
d'environ  trois  semaines  —  Guillaume  Brey  avait  consenti  à  s'en 
aller  faire  sa  déclaration  au  bureau  des  mines  afin  que  Ferme- 
Elisabeth  fût  déclarée  mine  publique  ;  l'avis  en  avait  paru  dans  le 
journal  officiel,  le  «  Staats-Com-ant  »,  et  maintenant,  il  n'y  avait 
plus  qu'à  attendre  les  trois  mois  réglementaires  pour  que  la  «  pro- 
clamation «  fût  un  fuit  accompli. 

Or,  le  danger,  pour  la  combinaison  de  John  Stuck  résidait 
maintenant  dans  un  accident  qui  pouvait  survenir  à  Guillaume 
Brey;  qu'avant  la  «  proclamation  »  de  Ferme  Elisabeth,  il  vint  à 
mourir,  et  adieu  les  terrains  aurifères...  adieu  la  colossale  fortune 
qu'il  semblait  déjà  à  notre  aventurier  toucher  du  bout  des  doigts; 
et  il  y  avait  gros  à  parier  que  le  vieux  Prétorius  devait  être,  à  la 
suite  de  l'avis  du  journal  officiel,  dans  une  de  ces  fureurs  confinant 
à  la  folie  qui  poussent  les  hommes  au  crime,  sans  qu'aucun  rai- 
sonnement, aucune  puissance  soient  susceptibles  de  les  arrêter...  . 

Donc,  il  importait  de  mettre  le  jeune  homme  à  l'abri  d'une 
balle,  mieux  dirigée  que  celle  qui  avait  failli  le  tuer,  et  c'était  là 
une  des  considérations  qui  avaient  déterminé  John  Stuck  à  l'era- 
mener  avec  lui  en  Europe;  momentanément  au  moins,  il  ne  cour- 
rait aucun  risque.  Après  !...  ahl  après!...  la  peau  du  malheureui  ne 
représentait  plus  deux  pence  aux  yeux  de  son  ami  John,  et  oom 
Prétorius  pourrait  bien  la  trouer  alors,  tout  à  son  aise... 

C'était  à  cela  qu'il  songeait,  le  bon  John,  tout  en  cheminant  le 
long  de  la  mer  bleue,  indifférent  au  chant  des  petites  vagues  sur 
le  fin  gravier,  au  froufroutement  des  mouettes  blanches  dans  l'air 
limpide  et  au  roucoulement  des  colombes  dans  les  hautes  bran- 
ches des  sapins. 

Même,  il  arriva  un  moment  où,  distrait  par  ces  tortueuses  com- 
binaisons, il  obliqua  sur  sa  droite,  tenté  par  l'ombre  fraîche  des 
bois  (|ui  s'étageaient  sur  le  flanc  de  la  Californie  et,  suivant  un 
petit  sentier  qui  circulait  sous  les  frondaisons  odorantes  des  mimosas, 
des  eucalyptus  et  des  palmiers,  il  prit,  pour  rentrer  à  Cannes,  le 
chemin  des  écoliers  ;  et,  soit  que,  à  son  insu,  les  parfums  (jui  flot- 
taient dans  l'espace,  le  concert  des  oiseaux  sous  les  massifs  influas- 
sent sur  lui,  au  bout  d'un  petit  moment,  ses  lèvres  se  mirent  à 
siffloter  un  air  de  chasse,  trahissant  ainsi  la  joie  qu'il  sentait  en  lui. 
Soudain,  un  murmure  de  voix  attira  son  attention  et  instinc- 
tivement il  pressait  le  pas  lorsqu'à  un  détour  que  formait  le  sen- 
tier, il  s'arrêta  brusquement,  immobilisé  de  stupeur:  sous  un 
sapin  énorme  qui  étendait  —  tels  les  bras  d'une  potence  —  ses 
branches  horizontalement  à  quinze  pieds  du  sol  :  il  venait  d'aper- 
cevoir un  cavalier  qui,  hissé  sur  ses  étriers,  les  bras  en  l'air,  sou- 
tenait le  corps  d'un  individu  qu'un  autre  homme,  à  califourchon 
sur  une  des  plus  grosses  branches,  tenait  par  les  épaules. 

A  la  branche,  était  attaché  un  lambeau  d'étoffe,  dont  un  autre 
lambeau  s'enroulait,  formant  un  nœud  coulant,  autour  du  cou  du 
malheureux  et,  dans  ce  malheureux,  John  Stuck  reconnaissait,  — 
bien  que  transfigurés,  horribles  à  voir,  —  les  traits  de  Guillaume 
Brey. 

{La  suite  au  prochain  numéro.)         Georoes  Le  Favm. 


L'OUVRIER 


53 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOT' 


Par  JEAN  PRAULT 


VII  (Suite.) 

MOYEN     BIZARRE    EMPLOYÉ    PAR   l'aIEUL    DE    CHAI'UZOT   POUR  GAGXER    L'X 
KUSIL  n'HONXEfR 

"  Mais  j'étais  lancé,  chers  parents,  et  je  n'avais  même  pas  pensé 
à  lilrher  mon  fusil  pour  filer  plus  vite,  comme  certains. 

La  pointe  en  avant,  je  suis  entré  dans  la  ligne  ennemie  comme 
un  boulet 
de  canon 
dans  une 
motte  de 
b  eurre , 

une  demi-  -' 

seconde  avant  quecesani- 
mauxn'aient  pressé  sur  leui' 
détente. 

.\  quoi  tient  la  vie,  tout 
de  luéme.  Une  hésitation 
de  ma  part,  et  j'étais  f'i- 
sillé,  troué  comme  une 
écunioire!  Heureusement 
que  la  peur  ne  raisonne  pas. 

Affolé  de  plus  en  plus  par  le  bruit  de  la  détônalioUi  j'ai  tricoté 
des  jambes  encore  plus  vite,  j'ai  sauté  dans  un  fossé,  et  je  suis 
tombé  sur  des  Prussiens  en  embuscade,  mais  qui  regardaient  d'un 
autre  coté,  heureusement  pour  moi.  Ils  fumaient  ou  dormaient 
bien  tranquilles. 

Mon  arrivée  les  a  épouvantés I...  Pourtant,  moi  qui  l'étais  plus 
qu'eux,  et  qui  ne  savais  plus  ce  que  je  faisais,  je  me  suis  mis  à 
cogner  de  la  pointe,  de  la  crosse,  du  talon,  pour  me  faire  un 
passage,  si  bien  que  ce  sont  eux  qui  ont  filé  de  leur  ravin,  en 
croj'ant  à  l'attaque  d'une  troupe!... 
C'est  comme  je  vous  le  dis! 

Et  me  voilà  fuyant  de  mon  côté,  et  l'ennemi  du  sien. 
Tout  à  coup,  j^entends  derrière  moi  des  cris  de  fureur  poussés 
par  des  Allemands.  C'étaient  mes  canailles  qui  s'étaient  aperçus 
que  j'étais  seul  de  mon  bataillon  au  milieu  de  leurs  troupes. 

Ils  s'étaient  retournés  et  couraient  après  moi  en  me  tirant 
dans  le  dos.  J'entendais  les  balles  siffler  à  mes  oreilles,  et  je  vous 
prie  de  croire  que  ça  m'activait  le  système. 

J'ai  sauté  des  haies,  des  tas  de  pierres,  je  me  suis  enfoncé 
jusqu'aux  genoux  dans  des  marécages  pleins  de  roseaux,  et  je  suis 
enfin  tombé  au  milieu  d'une  véritable  bataille.  Ce  n'est  pas  éton- 
nant, on  se  tuait  un  peu  partout,  rapport  à  l'alerte  qui  avait  été 
donnée  après  la  surprise  du  camp  par  les  assjégés. 

J'ai  allongé  par 
terre,  dans  la  ra- 
pidité de  jma  fuite, 
deux  ou  trois  gi'e- 
nadiers  prussiens. 
Le  choc  a  fait  par- 
tir mon  fusil  et  la 
balle  a  tué  un  ca- 
pitaine ennemi  en 
allant  se  loger  en 
plein  (Inns  son 
front.  Le  sang 
chaud  a  jailli]jusque 
sur  moi. 

Et  je  suis  tombé 
à  genoux  dans  la 
neige,  épuisé,  suant 
et  soufflant  comme 
si  on  avait  été  au 
mois  de  juin,  tant 
ma  course  avait  été 
furibonde.  Je  vou- 
lais me  coucher  là 
et  me  laisser  tuer. 
Je  ne  me  ren- 
dais compte  de  rien 
du  tout.  J'étais  de- 
venu hébété,  inno- 
cent, et  je  sentais 

i.  Voir  VOuvriep 
depuis  le  2  mai  1896. 


seulement  qu'on  me  se- 
couait la  main  en  me 
criant  :  merci  !... 

—  .Merci  de  quoi  ?... 
que  j'ai  demandé. 

—  Comment .  merci 
de  quoi?...  Mais  tu  m'as 
sauvé  la  vie,  brave  fu- 
silier!... 

Et  alors,  chers  pa- 
rents, voilà  que  j'ai  re- 
connu la  voix  de  celui 
qui  me  parlait  ainsi.  C'é- 
tait tout  simplement  le 
brave  capitaine  Rouli- 
gnac.  Il  parait  qu'il  était 
aux  prises  avec  les  gre- 
nadiers prussiens  que  je 
venais  de  perforer]  avec 
ma  baïonnette  et  qu'ainsi 
je  l'avais  délivré. 

11  me  regarda  sous  le  nez  et  s'écria  9  SôB  tour  : 

—  Mais  c'est   toi,    Chapuzot!...  Brave  bougre!...    Ah'..",   on 
peut  dire  que  tu  es  un  vrai  républicain,  toil...  Sais-tu  lire?... 

—  Non,   mon  capitaine!...   Je   uai  appris  qu'à  faucher  et  à 
labourer.  .        .  .. 

—  Tant  pis  pour  toi,  qu'il  me  répond,  je  t  aurais  propose  pour 
être  caporal.  Mais  ça  ne  fait  rien,  tu  auras  un  fusil  (i'hoaneur. 


—  Mais,  mon  capitaine,  pourquoi  est-ce  que  j'aurais  un  fusil 
d'honneur?... 

—  Parce  que  tu  l'as  mérité,  mille  guillotines  I 

—  Non.  mon  capitaine,  que  je  riposte,  un  peu  honteux,  je  ne 
l'ai  pas  mérité. 

—  Si.  tu  l'as  mérité,  tonnerre!...  Tu  es  un  brave!... 

Il  se  fâchait,  mais,  malgré  ça.  je  le  contredisais,  parce  que  je 
trouvais  qu'il  n'avait  pas  raison. 

—  N'Ai,  mon  capitaine,  je  ne  suis  pas  un  brave,  je  suis  UB 
misérable,  un  lâche!... 

—  Toi.  lin  lâche?...  Mais,  bourrique,  tu  viens  de  sauver  ton 
capitaine  en  t'élançant  comme  un  lion  sur  ces  séides  de  la  tyran- 
nie!... Tu  es  le  Brutus  de  la  74»  demi-brigade!...  Je  fais  faire 
mon  rapport  là-dessus!...  Je  ne  t'appellerai  plus  que  Brutus. 

—  Je  vous  en  supplie,  mon  capitaine,  je  ne  suis  pas  un  Brutus 
Je  ne  mérite  pas  de  récompense!  Voilà  une  demi-heure  que  je 
fiche  le  camp  devant  l'ennemi  sans  savoir  pourquoi.  Ça  rn'a  pris 
tout  d'une  poussée,  à  la  suite  de  l'alerte,  sans  que  je  puisse  me 
raisonner.  11  ne  faut  pas  m'en  vouloir,  mon  capitaine!...  Il  y  a 
des  moments  où  la  bravoure,  ça  ne  se  commande  pas. 

—  Ta  !  ta  !  ta  !...  qu'il  me  répond,  quand  on  est  un  lâche,  on 
ne  tue  pas  autant  d'ennemis  à  la  fois.  Chapuzot,  tu  es  un  patriote, 
et  tu  auras  un  fusil  d'honneur. 

Ce  que  j'étais  ennuyé,  chers  parents,  vous  ne  pouvez  pas  vous 
en  faire  une  idée  1  Le  capitaine  me  prit  par  le  bras,  en  frère,  et 
m'emmena  vers  l'endroit  où  la  74^  bivouaquait.  De  tous  les  côtés, 
les  Prussiens  s'enfuyaient.  Les  nôtres  avaient  fini  par  être  rassem- 
blés, grâce  à  l'énergie  de  notre  colonel,  le  citoyen  Baulard,  et  ça 


6* 


L'OUVRIER 


se  terminait  par  un  écrabouillement  terrible  de  la  garnison  de 
Majence  qui  commençait  à  regretter  d'avoir  fait  sa  sortie  de  nuit. 

Le  sergent  Bras-d'acier,  à  la  tête  de  quinze  grenadiers,  tenait 
encore  tête,  au  petit  jour,  à  une  compagnie  prussienne  qui  s'est 
éparpillée,  à  la  fin,  comme  une  bande  de  moineaux  devant  une 
charge  de  nos  dragons. 

Il  neigeait,  pour  changer,  et  Bras-d'acier  revint  avec  ses  braves 
en  bon  ordre  ;  on  aurait  dit  des  grands  fantômes  blancs  et  le  capi- 
taine leur  cria  en  me  montrant  • 

—  Bravo  !  bravo!...  Vive  la  République  I...  Je  vous  présente  le 
Brutus  de  la  74e  demi-brigade 

Ma  honte  s'augmentait^  chaque  pas  et  j'aurais  voulu  me  fourrer 
dans  un  terrier  à  lapins. 

Quand  il  fit  grand  jour,  —  ce  qui  est  une  manière  de  dire,  vu 
que  le  jour,  dans  ce  triste  pays,  et  en  cette  saison,  est  fumeux 
comme  le  trou  de  votre  cheminée,  —  les  tambours  de  la  demi- 
brigade  se  mirent  à  battre  le  rassemblement  et  on  fit  l'appel. 

Il  en  manquait  beaucoup,  surtout  dans  notre  compagnie  qui 
avait  été  la  première  attaquée. 

Lorsque  le  caporal  Fabius  Mouchavent,  qui  commande  mon 
escouade,  a  eu  crié  mon  nom,  jairépondu  :  présent;  elle  capitaine 
Koufignac  a  tiré  son  épée  et  a  fait  un  discours  qu'on  n'aurait  pas 
trouvé  mal,  même  à  la  Convention 

—  Sergent  Bras-d'acier,  qu'il  a  dit,  et  vous,  fusilier  Ghapuzot, 
sortez  du  rang.  Vous  avez  des  âmes  de  Romains,  vous  êtes  les 
remparts  de  la  République  une  et  indivisible  et  les  lions  de  la 
liberté.  Toi,  Bras-d'acier,  tu  as  tenu  tête  aux  cohortes  sauvages 
des  séides  de  la  tyrannie  qui  voulaient  f...  la  République  par  terre 
et  me  replacer  caporal,  comme  sous  le  règne  abhorré  du  ci-devant 
roi!  Toi,  Chapuzot,  tu  as  conquis  à  tout  jamais  le  titre  glorieux  de 
Brutus  de  la  '74e  demi-brigade,  car,  nom  d'un  petit  bonhomme  de 
bois,  tu  as  refoulé  par  ta  bravoure  les  amis  des  tyrans  qui  vou- 
laient égorger  ton  capitaine  I...  Soldats!...  Que  votre  patriotisme 
se  réjouisse!...  Le  brave  Bras-d'acier  sera  proposé  pour  le  grade 
d'adjudant!...  Pour  ce  qui  est  du  fusilier  Chapuzot,  dénommé  le 
Brutus  de  la  74e,  il  auia  son  fusil  d'honneur,  aussi  vrai  que  je 
m'appelle  Roufîgnac  ! 

En  terminant  ce  beau  discours,  le  capitaine  enfonça  son  cha- 
peau sur  sa  tête  par  un  grand  coup  de  poing,  et  toute  la  compagnie 
enflammée  cria  :  Vive  le  sergent  Bras-d'acier  1  Vive  le  Brutus  de 
la  74M...  Vive  le  capitaine  I...  Vive  la  Nation! 

Puis  Bras-d'acier  remercia  le  capitaine  en  lui  disant  : 

—  A  la  bonne  heure!...  Tu  n'oublies  pas  ton  ancien  camarade 
de  lit  et  tu  ne  fais  pas  comme  certains  qui  ont  été  avec  nous  aux 
gardes-françaises,  et  qui  ne  me  connaissent  plus  depuis  que  la 
république  leur  a  fourré  du  galon  jusqu'aux  oreilles. 

Moi,  chers  parents,  j'ai  souffert  mille  morts,  surtout  lorsque 
j'ai  vu  le  capitaine  dire  à  Radois  et  à  Bersouillon  : 

—  Ce  n'est  pas  comme  ces  deux  infirmes  I...  Ils  ont  fichu  le 
camp  comme  des  zèbres!...  Et  si  les  dragons  ne  les  avaient  pas 
arrêtés,  ils  filaient  jusqu'en  Pologne!... 

Et  il  les  appela:  suppôts  de  l'émigration,  ce  qui  était  tout  de 
même  un  peu  forcé  ;  et  alors,  comme  le  remords  m'étouffait,  j'ai 
dit  au  capitaine  Roufignac  : 

—  Mon  capitaine,  un  dernier  mot  :  je  n'ai  pas  mérité  plus 
qu'eux  un  fusil  d'honneur.  Moi  itout,  j'ai  fichu  le  camp  !  Moi  itout, 
je  suis  un  infirme!  Moi  itout  je  filais  en  Pologne  si  vous  ne 
m'aviez  pas  arrêté  I...  Moi  itout,  je... 

Mais  le  capitaine  Roufignac  m'a  interrompu.  Il  était  furieux  et 
a  juré  comme  un  débaptisé,  puis  il  a  ajouté  en  roulant  ses  gros 
yeux  de  façon  qu'on  ne  voyait  que  le  blanc  : 

—  Fusilier,  tu  commences  à  me  crisper  et  à  me  taper  sur  le 
système!...  T'auras  ton  fusil  d'honneur  que  tu  veuilles  ou  que  tu 
ne  veuilles  pas,  et  ma  botte  quelque  part  par-dessus  le  marché  !... 
Possible  que  t'aies  fichu  le  camp  I...  Ça  arrive  à  tout  le  monde, 
même  aux  meilleurs  soldats  de  la  République,  de  fiche  leur  camp 
devant  un  ennemi  qui  se  croit  tout  permis. 

«  Mais  voilà  :  le  tout  est  de  fiche  le  camp  du  bon  côté,  et  toi,  t'as 
flchu  le  camp  du  bon  côté,  du  côté  où  il  y  avait  un  fusil.  Vhonneur 
à  gagner.  Bersouillon  et  Radois,  ces  deux  infirmes,  ont  fichu  le  camp 
de  l'autre  côté,  du  côté  ou  il  y  avait  la  cavalerie  juste  à  point  pour 
semoquerdes  fantassins!  llsmele  paieront,  ces  deux  conscrits-là!... 

Et  voilà,  chers  parents,  comment  j'aurai  droit  à  un  fusil  d'hon- 
neur, à  mon  retour  en  France;  à  l'heure  qu'il  est,  le  Comité  de  Salut 
public  doit  avoir  décidé  ça,  sur  la  proposition  du  colonel  Baulard. 

Mais  je  me  suis  juré  de  ne  pas  le  toucher,  ce  fusil,  avant  de 
l'avoir  gagné  par  mon  courage.  Je  ne  vous  récrirai  maintenant, 
chers  parents,  que  lorsque  j'aurai  accompli  un  exploit  digne  d'un 
grenadier. 

J'apprends  à  lire  et  à  écrire  pour  pouvoir  passer  caporal.  C'est 
mon  commis  de  la  rue  Montorgueil  qui  me  montre. 

Ne  vous  désolez  pas  sur  mon  sort.  J'ai  pris  goût  à  ce  chien  de 
métier,  qui  serait  tout  à  fait  agréable,  rapport  aux  pays  que  l'on 
voit,  si  on  y  contemplait  plus  souvent  la  couleur  de  la  soupe. 

Recevez,  chers  parents,  le  salut  militaire  de  votre  fils  patriote 
et  plein  des  sentiments  les  plus  civiques  et  révolutionnaires. 
*     '  Chapuzot,  dit  le  Brutus  de  la  748. 

Camp  de  Mayence  {Prusse),  6«  division  {général  Meynier). 


Vin 

LES    RÉVÉL.iTlONS    d'uNE    SOMNAMBULE 

Lorsque  Chapuzot  eut  achevé  sa  lecture,  le  petit  père  Dufuret 
qui  avait  les  larmes  aux  yeux  posa  sur  la  cheminée  le  carnet  et  le 
crayon  qui  lui  avaient  servi  à  prendre  des  notes,  et  serra  la  main  du 
lecteur  avec  une  suprême  énergie. 

—  Merci  pour  lui!...  merci!...  Ah!...  je  suis  bienheureux! 

—  De  quoi  donc,  monsieur  Dufuret,  éles-vous  si  heureux? 
demanda  Chapuzot. 

—  Hé!  parbleu!...  de  ce  que  ce  brave  Bras-d'.\cier  va  être  nommé 
adjudant! 

Le  colonel  Panachard  déclara  : 

—  Laissez-moi  donc  tranquille  avec  votre  Bras-d'acier!...  Y 
n'en  fiche  pas  un  clou,  votre  Bras-d'acier!...  Au  lieu  que  le  grand- 
papa  de  Chapuzot.  en  voilà  un  qui  se  démène,  qui  fait  parler  de 
lui!...  Parole  d'honneur!...  Encore  deux  lettres  comme  ça,  et  je 
liens  mon  mémoire!  Si  l'Académie  de  Cricquebœuf  n'en  altrappe 
pas  la  jaunisse,  ça  ne  sera  pas  de  ma  faute!... 

—  Malheureusement,  mon  colonel,  déclara  Chapuzot,  j"ai 
fouillé  et  refouillé  mes  papiers  de  famille,  il  n'y  a  plus  de  lettre 
de  mon  aïeul. 

—  Bigre  de  bigre  1...  fit  le  colonel.  N'aurait-il  pas  été  tué  pen- 
dant le  siège  de  Mayence?... 

—  Non,  mon  colonel,  j'ai  entendu  parler  de  lui  par  mon  vieil 
oncle  qui  l'a  connu.  11  a  fait  les  campagnes  de  Napoléon  et  il  a  été 
retraité  après  l'Empire.  11  est  venu  habiter  à  Sanleuil  et  il  est 
devenu  capitaine  des  pompiers.  Parait  même  qu'il  fichait  des 
gifles  à  ceux  qui  n'étaient  pas  à  l'alignement.  En  dehors  de 
Napoléon,  il  disait  qu'il  n'y  avait  rien  pour  lui,  et  il  répétait  plus 
tard  qu'il  avait  beau  être  tout  vieux  et  tout  cassé,  ça  ne  l'empê- 
cherait pas  de  repartir  à  la  guerre,  si  Napoléon  revenait  le  cher- 
cher. Il  regrettait  l'armée  et  s'embêtait  dans  le  civil. 

—  Ahl  s'écria  le  colonel.  Ce  n'est  pas  comme  les  troubades 
d'aujourd'hui,  des  feignasses  qui  sont  tout  le  temps  à  brailler  la 
classe  et  qui  ne  demandent  qu'à  se  tirer  des  pieds  quinze  jours 
après  leur  arrivée  au  corps!...  Et  on  appelle  ça  le  progrès!... 
Mille  milliasses  de... 

L'érudit  l'interrompit. 

—  Colonel,  insinua-t-il,  obéissant  à  d'intimes  préoccupations, 
ce  Chapuzot  de  la  première  République  n'a  peut-être  pas  écrit 
d'autres  lettres. 

—  Voyons!...  Voyons!...  fit  Bidouille  d'un  air  de  pitié,  puis- 
qu'il le  dit  qu'il  récrira  :  «  Je  ne  vous  récrirai  maintenant, 
chers  parents,  que  lorsque  j'aurai  accompli  un  exploit  digne  d'un 
grenadier.  >  C'est-il  écrit,  ça,  oui  ou  non?... 

Et  Bidouille  qui  conservait  de  sourdes  rancunes  à  l'égard  du 
savant,  depuis  le  scandale  du  ministère  de  la  Guerre  et  l'affaire 
du  juif  et  de  son  fils.  Bidouille  fourra  sous  le  nez  de  M.  Dufui-et 
la  dernière  lettre  lue  par  Chapuzot. 

—  Je  vois  bien  1  je  vois  bien!...  fit  le  père  Dufuret.  Je  ne  suis 
pas  aveugle!...  Il  récrira,  il  le  dit,  le  tout  est  de  savoir  s'il  tiendra 
ce  qu'il  dit.  Parce  que,  vous  le  savez,  monsieur  Bidouille;  ce  qu'on 
promet  et  ce  qu'on  tient,  ça  fait  deux.  On  promet  de  venir  pré- 
venir un  savant  de  la  fermeture  des  portes  du  ministère,  et  puis 
on  l'enferme,  on  l'oublie  et  on  le  laisse  arrêter  comme  un 
voleur!... 

—  Ehl...  que  diable!...  vous  étiez  assez  grand  pour  regarder 
l'heure!...  déclara  Bidouille  avec  humeur.  Pour  ce  qui  est  des 
lettres  de  Ghapuzot,  moi  je  m'en  tamponne  le  coquillard... 

—  Le  coquillard?...  fit  le  petit  père  Dufuret. 

—  Oui,  mossieu,  le  coquillard!...  insista  Bidouille.  Parce  que 
si  vous  ne  l'avez  pas,  la  suite,  moi  je  la  ferai  !... 

—  Vous  la  fabriquerez  ?... 

—  Oui,  mossieu  !...  Je  la  fabriquerai  I... 

—  Ça  sera  un  faux  I...  Je  vous  dénoncerai  à  toutes  les  sociétés 
savantes!... 

—  Ça  m'est  égal  !...  C'est  pas  ma  clientèle,  ça  I 

—  Comment,  votre  clientèle  ?... 

—  Bien  sûr?...  Ma  clientèle,  c'est  les  gosses  des  Champs-Ely- 
sées. 

—  Ah  çàl...  qu'est-ce  que  vous  me  chantez-là  ?... 

—  La  vérité  I  —  s'écria  Bidouille  qui  s'échauffait.  J'ai  loué  le 
vrai  Guignol  des  Champs-Elysées  et  je  fais  mes  pièces  moi-même; 
ça  vous  la  coupe,  ça,  hein?...  Demandez  à  Chapuzot  si  je  ne  les 
faisais  pas  rigoler,  dans  le  temps,  au  régiment,  avec  mes  guignols 
en  pommes  de  terre  sculptées  ?... 

Chapuzot  acquiesça,  et  Bidouille  poursuivit  : 

—  Donc,  je  fais  mes  pièces  moi-même.  Il  y  aura  l'aïeul  de 
Chapuzot,  dans  mes  pièces,  et  puis  Bras-d'acier,  et  puis  vous  aussi, 
M.  Dufuret  1...  Et  si  vous  ne  trouvez  pas  la  suite  des  lettres,  moi, 
je  la  trouverai,  voilà  tout. 

—  Ahl...  s'écria  M.  Dufuret,  vous  ne  m'aviez  pas  dit  que  vous 
étiez  montreur  de  guignols  I 

—  Je  vous  le  dis  depuis  une  demi-heure I 


L'OaVRIBR 


55 


—  Eh  bien!  mossieu  Bidouille,  déclara  gravement  le  savant, 
i  iini  à  votre  spectacle,  parce  que  la  vérité  peut  jaillir  des  mani- 
I,  stations  les  plus  contradictoires  du  génie  humain,  et  .que  1  eru- 
liiion  puise  à  toutes  les  sources^  vérifie  toutes  les  assertions. 

Et  il  ajouta,  après  une  pause  : 

—  C'est  pour  cela  aussi  que  je  vais  aller  consulter  une  som- 
nambule afin  qu'elle  mindique,  si  cela  se  peut,  en  quel  endroit  du 
monde  se  trouvent  les  autres  lettres  écrites  par  l'aïeul  de  Chapuzot, 
ainsi  que  les  documents  susceptibles  de  m'apprendre  du  nouveau 
sur  Bras-d'ncier.  Et  voilà.  Ces  lettres,  ces  documents,  nous  irons 
les  chercher,  fût-ce  au  bout  du  monde,  n'est-ce  pas,  colonel  T.. . 

—  Ah!..;  I^ermettez!  riposta  ce  dernier.  Si  c  est  aux  environs 
de  Paris,  je  vous  accompagnerai  encore  volontiers  !  Mais  si  c  est 
plus  loin  que  Versailles,   vous  irez  tout  seul,  cher  monsieur  Uu- 

Et  M.  Dufuret  ne  répondit  rien.  11  se  promit  bien  d'aller,  le 
lendemain,  chez  une  somnambule  qui  faisait  courir  tout  Pans, 
dont  fous  les  journaux  parlaient  et  sur  laquelle  les  plus  grands 
écrivains  écrivaient  des  brochures  palpitantes. 


(La  suite  au  prochain  numéro.) 


Je.\n  Dral'ct. 


NOTRE  CONCOURS 


Rose  de  mai  a  Bordeaux.  —  Vous  nous  écrivez  que  «  les  travaux 
du  jury  ne  commençant  que  le  t*'  juin,  vous  pouvez  bien  ne  nous 
adresse!'  vos  dessins  coloriés  que  le  31  mai  ». 

ÎN'on.  mille  lois  non:  il  est  juste  que  tous  les  concurrents  aient 
le  même  temps  pn:i*  leurs  travaux.  Nous  considérerons  donc  comme 
non  avenus  les  envois  qui  porteraient  un  cachet  de  la  poste  plus 
récent  que  le  28  mai. 

De  ta  suite,  j'en  ftiis,  à  Fécamp.  —  Vous  nous  demandez  «  si 
un  envoi  com|U'enant  un  coloriage  très  bon  et  deux  médiocres  ou 
même  mauvais  a  chance  d'obtenir  un  prix.  i> 

La  chance  est  bien  minime.  Le  jury  donnera  un  certain  nombre 
de  points  à  chaque  dessin  et  totalisera  ensuite  les  points  par  envois. 
c'est  dire  qu'une  bonne  moyenne  vaut  mieux  qu'un  chef-d'œuvre 
et  deux  croûtes 


CHRONIQUE   HEBDOMADAIRE 


LA  FIN  OES  VACANCES  PARLEME.NÏAIRES.  —   CHANGEMENTS    DE   MINISTÈRE. 

CN    FONCTION.NAIRE    QUI     NE    S'EN    TA    JAMAIS.     —    LE     CHEF     DES 

HUISSIERS.  —  LES  SECRETS  DE  l'aRT  DE  RÉGNER.  —  l'aRT  DE  LA 
«  REPRÉSENTATION  ».  —  LES  GRATIFICATIONS.  —  LES  PROCÉDÉS 
DE  l'abbé  de  MONTESQUIOD.  —  LE  .MONDE  RENVERSÉ.  —  InE  INNO- 
VATION QUI  n'a  pas  PRIS.  —  CHATEAUBRIAND  ET  SON  CHAT.  —  LA 
TABATIÈRE  ET  LE  MOUCHOIR  A  CARREAUX  DE  M  DE  CORBIÈRE.  — 
POCHES  VIDES  ET  POCHES  PLELNES.  —  LES  EXERCICES  DU  MOIS  DE 
MARIE.  —  UN  DUEL  POUR  LA  SAINTE  VLERGB.  —  LES  CHAPELLES  DE 
LA  VIERGE. 

Voici  que  le  Parlement,  après  s'être  reposé  pendant  près  d'un 
mois,  va  recommencer  ses  travaux.  Que  va-t-il  se  passer,  au  début 
de  la  session  prochaine  ?  Le  ministère  qui  s'est  constitué  le  l?''  mai 
sera-t-il  bousculé,  conformément  aux  vœux  de  tant  de  sens  qui 
l'annoncent  ou  le  désirent?  Un  nouveau  personnel  prendra-t-il. 
comme  on  disait  jadis  en  style  noble,  le  «timon  des  affaires  n?  C'est 
surtout  quand  de  telles  secousses  se  produisent,  ou  nous  menacen! 
que  je  rae  félicite  de  n'exercer  que  ie  modeste  «  sacerdoce  »  do 
chroniqueur  :  point  de  fastidieuses  dissertations  à  perpétrer  ;  point 
d'horoscopes  à  établir.  lime  sutlit  de  saisir  à  la  h;'ito  l'occasion  qui 


s'offre  à  moi  d'esquisser  quelques  silhouettes.,,  latérales.  Au  sur" 
plus,  les  hommes  d'Etat  ne  s'imposent  pas  seuls  à  notre  attention  ; 
à  côté  ou  plutôt  derrière  eux,  s'éi-helonnent  des  subordonnés  ou 
des  serviteurs  qui  méritent,  eux  aussi,  d'être  signalés  au  public  cu- 
rieux. 

Chaque  fois,  par  exemple,  que  des  hommes  nouveaux  se  dispo- 
sent à  présider  aux  destinées  du  pays,  tandis  que  les  chefs  de  divi- 
sion se  consultent  d'un  air  grave,  ei  que  les  surnuméraires  affaires 
calculent  les  heures  de  congé  et  les  gratilications  que  leur  apporte 
le  nouvel  arrivant,  l'œil  s'arrête  a\ec  complaisance  sur  un 
particulier  qui,  dans  chaque  ministère,  reste  inébranlablement 
debout  au  milieu  des  ruines  que  les  scrutins  accumulent  autour  de 
lui.  Ne  parlez  point  à  cet  homme  des  cyclones  qui  renversent  les 
cabinets,  il  vous  réplique,  le  sourire  aux  lèvres  :  «  J'en  ai  vu  bien 
d'autres!  ■>  Quel  est  donc  ce  stoïcien?  Je  vais  v„us  le  dire  :  ce  phi- 
losophe, ce  sage,  qui  voit,  sans  sourciller,  tourbillonner  devant  lui 
les  ministres  emportés  par  le  souffle  des  tempêtes,  c'est  ie  «  <-hel 
des  huissiers  »  de  chaque  ministère  ! 

Gardez-vous  bien,  je  vous  prie,  de  confondre  ce  fonctionnaire 
avec  les  vulgaires  officiers  ministériels  dont  il  porte  le  nom.  Ln 
«  chefde  huissiers  )>,  c'est  un  majordome,  un  maître  Jacques,  tour 
à  tour  valet  de  chambre,  laquais,  cuisinier,  maitre  d'holel.  Sur  sa 
poitrine  s'enroule  et  s'agite  la  chaîne  d'acier  qui  révèle  ses  hautes 
fonctions  d'appariteur.  A  l'heure  du  diner,  on  le  voit,  en  frac 
noir,  arborer  les  gants  blancs  et  la  serviette  de  l'écuyer  tranchant: 
à  l'heure  du  lever  et  du  coucher,  en  simple  veston  court,  il  vient 
présenter  les  pantoufles  au  patron,  servir  le  chocolat  du  matin  qui 
doit  prévenir  les  défaillances,  ou  verser  le  thé  du  soir  qui  doit  tenir 
en  éveil  le  maitre  et  l'empêcher  de  se  livrer  à  un  funeste  farniente. 
Homme  nécessaire,  le  chef  des  huissiers  est  toujours  sur  le  pont; 
jamais  il  ne  s'absente  et  pour  cause.  Un  orateur  victorieux,  un 
législateur  inexpérimenté  décroche-t-il  la  timbale  et  reçoit-il 
l'investiture  ministérielle?  Le  chef  des  huissiers  est  aussitôt  inter- 
rogé, questionné,  mis  sur  la  sellette  par  le  nouveau  maitre  .  ou 
le  ministre  pourra-t-il  se  faire  la  barbe,  accueillir  les  visiteurs 
et  prendre  un  bain?  Seul,  le  «  chef  des  huissiers  «  le  sait.  Lorsque 
le  ministre  s'en  va,  c'est  au  chef  des  huissiers  qu'il  l'ait  les  der- 
nières recommandations  et  qu'il  adresse  les  suprêmes  paroles. 
Majestueux  et  digne,  le  chef  des  huissiers  honore  l'Excellence  d'un 
sourire  gracieux  à  son  avènement  et  lui  fait  l'aumône  d'un  sincère 
et  toucliant  adieu  à  son  départ.  Qui  sait?  Peut-être  est-il  le  seul  à 
reiïretlerl'homme  politique  vaincu  par  le  sort.  Emotion  naturelle! 
Le  valet  commençait  à  s'habituer  au  maitre. 

Quoiqu'il  arrive,  notre  chef  des  huissiers  n'a  rien  à  craindre! 
Les  ministres  éprouvent  un  tel  besoin  de  recourir  à  ses  lumières! 
C'est  a  lui  que  les  heureux  élus  de  la  majorité  vont  demander  les 
petits  secrets  de  l'art  de  régner;  c'est  à  lui  qu'on  s'adresse  encore 
pour  bien  connailre  les  règles  de  l'étiquette,  et  pour  ne  pas  trans- 
gresser les  prescriptions  de  cette  exigeante  pécore.  Les  orateurs 
fes  plus  éloquents,  les  politiciens  les  plus  madrés  ignorent  souvent 
les  plus  élémentaires  principes  de  la  représentation. 

Le  chef  des  huissiers  dresse  ces  pauvres  gens,  les  décrasse  et  les 
initie  aux  mystères  du  cérémonial.  Sans  lui.  lesgalfes  ne  se  comp- 
teraient pas.  Notez  bien  qu'il  vous  juge  sur  la  manière  dont  vous 
recevez,  pour  la  première  fois,  en  pleine  poitrine,  l'epithete 
d'E.rceilence.  Malgré  la  révérence  profonde  dont  il  accompagne  ce 
mot  il  a  toisé  son  homme  du  premier  coup:  usait  son  ministre, 
il  sait  s'il  a  affaire  à  un  vaniteux,  'à  un  timide  ou  à  un  homme 
qui  ne  s'émeut  pas  plus  de  son  élévation  subite  qu'il  ne  s'étonnera 
de  sa  chute  inévitable.  . 

Et  vraiment,  c'est  un  grand  art  que  de  savoir  passer  par  toutes 
les  phases  de  la  vie  de  ministre,  se  faire  aimer  de  ceux  qu'on  a 
sous  ses  ordres,  se  faire  estimer  par  ceux  qu'on  a  au-dessus  de  soi. 
même  dans  ce  rans  élevé,  et,  enfin,  se  montrer  supérieur  a  la 
fortune  adverse  quand  elle  vous  précipite  du  faite  où  elle  vous  avait 
porté,  —  toutes  ces  qualités  délicates  n'appartiennent  pas  au  pre- 
mier venu... 

#'■» 

Les  ministres  qui  s'en  vont  et  les  ministres  qui  arrivent  se  trou- 
vent obligés,  dans  certaines  circonstances,  d'accorder  des  gratifi- 
cations à^leur  personnel.  Ni  M.  Doumer,  ni  M.  LocUrov  n  ont 
parait-il,  manqué  à  cet  usage.  Mais  comment  s'y  sont-ils  pris  : 
Ces  messieurs  se  sont-il  inspirés  de  l'exemple  de  1  abbe  de  Mont- 
tesquiou?  .      .         .      ,  .  » 

Après  avoir  suivi  'Louis  XVIII  en  Russie  et  en  Angleterre,  cet 
éminent  ecclésiastique  était  revenu  en  France  avec  le  rm.  Pour  le 
récompenser  deses  bonset  loyaux  services. le  prince  chargea  1  abbe 
de  Montesquiou,  maliiré  son  âge  avancé,  de  la  direction  de  la  lis  e 
civile  Personne,  d'ailleurs,  ne  pouvait  mieux  s  acquitter  de  cette 
tâche  que  l'excellent  prêtre,  doué  non  seulement  de  1  instruction 
la  plus  étendue,  mais  d'un  esprit  droit  et  juste.  Lorsque  vint  le 
le  lour  de  l'an  l'abbé  de  Montesquiou,  se  conformant  aux  usages 
de  l'ancien  régime,  décida  d'accorder  des  gratifications  aux 
employés  de  ses  bureaux.  Pour  répartir  avec  équité  ces  suppléments 
d'honoraires,  trois  cat.'-gories  furent  instituées.  En  regard  de  cer- 
tains noms, 'on  inscrivit  ne  chiffre  de  i.OOO  francs,  et  en  regard 
desautresSOO  francs  ou-même  seulement  lOU  trancs. 


55 


L'OUVRIER 


Lorsque  la  liste  fut  ainsi  dressée,  l'abbé  de  Montesquiou  alla  la  I 
soumettre  au  roi  qui,  pour  la  rendre  valable,  devait  la  revêtir  de   I 
sa  signature.  Louis  XVllI  prit  les  feuilles  et  les  examinai.  En  jetant   I 
un  regard  sur  les  colonnes,   le  roi  fut  saisi  d'étonnement.  Evi-   1 
ilemment,  l'abbé   de   Montesquiou  s'était  trompé.  Devant  le  nom 
d'un  simple  surnuméraire,  on   avait  marqué  mille  francs;  devant 
celui  d'un  employé  à  dis-huit  cents   francs,  une  somme  de  cinq 
rents  francs  avait  été  inscrite,  tandis  que  les  gratifications  de  cent 
francs  étaient  réservées  aux  chefs  de  bureau  dont  les  appointe- 
ments atteignaient  deux  mille  écus. 

—  Mais,  monsieur  de  Montesquiou,  s'écria  Louis  X VIII.  vous  avez 
commis  involontairement  l'erreur  la  plus  grave.  Les  gratifications 
de  mille  francs  sont  pour  les  chefs  de  bureau  et  celles  de  cent 
francs  pour  les  surnuméraires! 

—  Je  vous  demande  bienpardou,  Sire,  fit  le  spirituel  abbé,  mais 
il  me  semble  que  j'ai  dû  me  conformer  aux  véritables  intentions 
de  Votre  Majesté.  Comme  vos  surnuméraires  sont  peu  aisés,  c'est 
à  eux  que  j'ai  adjugé  les  sommes  les  plus  fortes;  j'ai  estimé, 
en  revanche,  que  les  chefs  de  bureau,  mieux  favorisés  des  dons 
de  la  fortune,  pouvaient  se  contenter  d'une  gratification  plus 
modeste. 

—  Au  fait!  vous  avez  raison,  répliqua  Louis  XVIII,  il  est  équi- 
table que  les  pauvres  reçoivent  la  meilleure  part. 

Et  il  signa. 

'^olte  curieuse  innovation  aurait  mérité  de  survivre  à  l'abbé 
do  Montesquiou.  Malheureusement,  les  successeurs  de  l'excellent 
ecclésiastique  revinrent  aux  anciens  usages,  et,  depuis,  les  gratifica- 
tions se  sont  toujours  exM.ctement  proportionnées,  non  aux  besoins 
des  employés,  mais  à  leurs  positions  hiérarchiques.  Celte  réparti- 
tion est  plus  administrative,  sans  doute,  mais  moins  humaine... 


Les  miuislres  qui  s'en  vont  de  nos  jours  n'ont  pas  fous  l'aimable 
philosophie  dos  ministres  d'autrefois.  Pour  faire  partir  nos  sei- 
gneurs et  maîtres  d'aujourd'hui,  il  faut  presque  les  arracher  de 
leur  fauteuil.  Il  y  a  soixante  ans,  les  hommes  politiques  y  met- 
taier.t  plus  de  dignité. 

Lorsque  Chateaubriand  reçut  le  portefeuille  des  relations  exté- 
rieures, il  amena  avec  lui  son  chat  à  l'hôtel  du  ministère.  C'était 
un  magnifique  angora,  bien  fourré,  gros  et  gras,  comme  le  chat 
dont  parle  La  Fontaine.  «  Minet  «  ne  quittait  point  le  cabinet  de 
son  maître  ;  il  assistait  aux  audiences,  miaulait  entre  deux  proto^ 
cotes  et  s'endormait  pendant  la  lecture  du  courrier  d'Etat.  Mais 
il  avait  soin  de  seréve'ller  pour  passer,  aux  heures  des  repas,  dans 
la  salle  à  manger  où  il  était  toujours  sûr  de  trouver  un  os  de 
poulet  ou  de  faisan  sur  l'assiette  de  l'auteur  des  Martyrs. 

On  sait  avec  quelle  brusquerie  Chateaubriand  fut  expulsé  du 
ministère  par  M.  de  Villèle.  alors  président  du  Conseil,  mais  ce  que 
l'on  sait  moins,  c'est  avec  quel  calme  l'illustre  écrivain  accueillit 
ce  revers  de  la  fortune  :  il  no  laissa  échapper  qu'un  mot,  moitié 
mélancolique,  moitié  ironique  : 

—  .\llons.  Minet,  dit-il  à  son  chat,  il  va  falloir  nous  remettre  à 
mander  des  souris! 


A  cette  époque  lointaine,  il  n'était  question  ni  du  Panama,  ni 
des  Chemins  de  fer  du  Sud,  ni  d'autres  o[iérations  du  même  genre. 
Parmi  les  ministres,  s'il  y  en  avait  de  riches,  on  en  connaissait 
d'aussi  pauvres  que  Chateaubriand  et  qui  n'en  étaient  pas  moins 
fort  honnêtes.  Tel  était  M.  de  Corbière.  Honnête  magistrat  de  pro- 
vince, de  condition  obscure  et  de  fortune  modeste. 

Un  jour,  M.  de  Corbière,  ministre  de  l'Intérieur  sous  Louis  XVIII, 
assistait  avec  ses  collègues  à  un  conseil  présidé  par  le  roi  lui-même. 
M.  de  Corbière  avait  beaucoup  plus  les  manières  d'un  bon  gentle- 
tiian-farnt^r  que  colle  d'un  homme  de  cour.  Au  milieu  de  la 
séance,  il  tire  sa  tabatière  et  la  dépose  sur  la  table,  puis  son  étui 
à  lunettes,  puis  sa  montre,  puis  ses  gants,  puis  son  grand  mou- 
choir de  cotonnade  à  carreaux  bleus  et  rouges...  Les  autres 
ministres  regardaient  avec  stupeur  ce  déballage  vraiment  bien 
irrespectueux  en  face  de  la  majesté  royale.  i 

A  la  fin.  Louis  XVill.  qui  aimait  assez  à  décocher  une  épi- 
jramnie,  dit  avec  un  sourire  railleur  : 

—  Voilà  M.  de  Corbière  qui  vide  ses  poches. 

—  Sire,  riposta  M.  de  Corbière  sans  soui'cilkr,  Votre  Majesté 
aimerait-elle  mieux  que  je  les  remplisse?... 

Un  ministre  d'aujourd'hui  n'oserait  pas  se  permettre  un  pareil 
mol  :  on  v  verrait  une  allusion  à  des  faits  trop  récents 


Le  ('  Mois  de  Miirie  »  loiielie  a  sa  lin;  elles  seront  closes  dans 
huit  jours,  ces  douces  réunions  du  soir  qui  donnent  aux  églises  de 
Paris  un  aspect  continuel  de  fête  intime  et  joyeuse,  et  d'oii  la 
prière  s'élance  en  cantiques  d'une  mélodie  pénétrante,  vers  les 
voûtes,  à  travers  l'éclat  blanc  dos  cierges,  la  fumée  floconneuse  de 
Icncens  rougi  et  le  parfum  dos  fleurs.  Il  n'a  pas  tenu  toutes  ses 


promesses,  ce  mois  des  poètes.  On  s'est  beaucoup  plaint  de  lui.  On 
trouve  qu'il  a  été  un  peu  mouillé.  Il  n'en  a  pas  moins,  comme  de 
temps  immémorial,  accompli  sa  tâche,  qui  est  la  résurrection  vic- 
torieuse et  définitive  de  la  sève. 

Une  sorte  d'affinité  mystérieuse  s'établit  entre  cet  épanouisse- 
ment de  la  nature  et  le  culte  si  poétiquement  divin  que  le  chrétien 
décerne  pendant  le  mois  de  mai  à  la  Mère  du  Sauveur  du  monde. 
La  France  est  le  pays  des  roses  embaumées  et  des  oiseaux  chan- 
teurs. Pour  ce  motif,  c'est  aussi  le  pays  nù  les  femmes  sont  le  plus 
aimées  et  le  plus  vénérées,  parce  que  c'est  celui  où  elles  sont  le 
plus  charmantes. 

A  travers  cette  légende  séculaire  de  la  femme  française,  sou- 
riante et  douce,  s'est  transmise,  toujours  jeune,  rayonnante  et 
divine,  l'image  de  la  sainte  Vierge,  synthèse  mystérieuse  de 
cette  triple  personnification,  source  de  toute  vertu,  de  tout  devoir 
et  de  tout  charme  :  ainsi  la  jeune  fille,  l'épouse  et  la  mère.  En 
France,  la  sainte  Vierge  est  considérée  comme  nous  appartenant. 
Nulle  part  ailleurs  on  ne  la  prie  comme  nous  la  prions,  comme  la 
patronne  familière  de  nos  espérances.  L'anecdote  du  comte  d'Orsay 
se  battant  pour  la  sainte  Vierge  n'est  possible  qu'en  France.  On 
connaît  cette  histoire.  Une  nuit,  à  un  souper  entre  camarades  de 
plaisir,  quelqu'un  hasarda  une  plaisantei'ie  qui  eût  été  de  mauvais 
goût  en  toute  circonstance,  et  qui,  cette  fois,  prenait  un  caractère 
sacrilège.  Le  comte  d'Orsay  reprit  sévèrement  le  l'ieur. 

—  Parbleu!  dit  celui-ci  fort  blessé,  vous  voilà  bien  susceptible  ! 
On  ne  vous  savait  pas  d'une  orthodoxie  si  puritaine,  mon  cher! 

—  Monsieur,  répliqua  d'Orsay  avec  calme,  ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  parler  religion.  Vous  vous  trompez.  Seulement,  je  n'ai 
jamais  souffert  qu'on  insultât  une  femme  devant  moi  :  la  Vierge 
est  une  femme.  Vous  me  rendrez  raison  de  vos  paroles. 

Le  lendemain,  le  comte  d'Orsay  faisait  payer  d'un  bon  coup 
d'épée  l'injure  faite  à  la  Reine  du  Ciel,  à  la  première  grande  dame 
de' France... 

II  reste  à  savoir  ce  que  l'on  en  pensa  au  ciel  où  l'on  n'aime 
pas  le  duel. 

Vous  ne  trouverez  nulle  part,  dans  aucun  pays,  le  pendant  de 
cette  histoire.  Pour  qu'elle  arrivât,  pour  qu'elle  fût  possible,  il 
fallait  une  nation  ayant  parcouru  le  cycle  de  toutes  les  grâces, 
comme  celui  de  toutes  les  grandeurs  :  le  peuple  des  paladins,  des 
croisades,  des  splendeurs  de  la  Renaissance  et  du  xvne  siècle; 
le  peuple  de  toutes  lesélégances,  de  toutes  lesgénérosités,  de  toutes 
les  belles  folies,  le    peuple  de  la  politesse    et  de  la  chevalerie! 

La  dure  vie  de  ce  temps-ci  ne  laisse  pas  toujours  le  loisir  de 
faire  ce  qu'on  veut.  Mais  chaque  fois  qu'à  la  tombée  du  jour,  en 
ce  mois  charmant  malgré  ses  contrastes  et  ses  heurts,  on  pénètre 
dans  une  église,  on  assiste  à  la  célébration  de  ce  culte  charmant 
de  la  sainte  Vierge,  tout  de  parfums  et  de  mélodies,  un  sentiment 
de  profonde  sérénité  envahit  et  absorbe  l'âme.  On  n'oublie  pas  la 
rue  et  le  tumulte  des  Babels  parlementaires.  Mais  le  dégoût  se 
change  en  pitié,  le  découragement  passager  se  change  en  espé- 
rance. Un  peuple  qui  a  pour  protectrice  la  Mè»e  de  Dieu  pourra 
traverser  des  épreuves,  mais  il  en  sortira  éternellement  victorieux. 
Cette  image  charmante  d'une  femme,  qui  domine  l'autel  et  resplen- 
dit à  travers  les  cierges,  sourit  et  dit  d'espérer  et  de  croire.  Contre 
elle,  rien  ne  prévaudra,  ni  ce  qui  rampe,  ni  ce  qui  bondit,  ni  ce 
qui  rugit.  La  prière  obtient  tout,  et  un  regard  de  la  Vierge  dompte 
le  mal... 

La  fêle  quotidienne  du  mois  de  Marie  se  célèbre  d'ordinaire 
vers  le  tomber  du  jour,  à  l'heure  où  se  décolorent  les  vitraux,  où 
les  flambloiements  des  tabernacles  pâlissent,  où  les  petites  flèches 
des  autels  se  fondent  dans  les  voûtes  que  baise  d'un  rayon  la 
veilleuse  claire  et  gaie  comme  l'étoile  des  bergers. 

Des  groupes  charmants  se  forment  sous  les  chaires;  c'est  un 
froufrou  de  toilettes  très  discret  et  modeste;  on  voit  de  grands 
chapeaux  garnis  de  fleurs  s'incliner  sur  l'appui  des  prie-Dieu,  des 
corsages  à  manches  souples  passer,  flotter  et  s'arrêter  sous  une 
nef  avec  le  frisson  de  grands  oiseaux.  Une  piété  fraîche,  printa- 
nière.  en  quelque  sorte,  anime  les  figures;  les  fronts  et  les  joues 
ont  des  roses,  les  cœurs  des  joies  chantantes. 

Et  comme  elle  est  soigneusement  ornée,  gaîment  illuminée  de 
cierges,  la  chapelle  de  la  Vierge!  Le  reste  de  l'église  a  souvent 
une  grandiose  austérité;  on  y  sent  le  Dieu  bon.  mais  terrible  et 
puissant,  qui,  d'un  mouvement  de  sa  dextre,  peut  déplacer  une 
montagne,  anéantir  un  continent.  Le  sanctuaire  réservé  à  Marie 
est  tout  de  mansuétude  et  de  paix.  On  s'y  retrouve  à  l'aise;  même 
le  cœur  le  plus  chargé  d'infidélités  n'y  tremble  pas,  il  n'y  a  plus 
là  que  des  enfants  et  leur  Mère... 

Osc.\B  Havaro. 


PENSÉE 

Ah!  croyez-moi,  mes  sœurs,  nous  ne  devons  connaître  ni  petits 
devoirs,  ni  petites  fautes  au  service  du  grand  roi  du  ciel. 
JV/ra<'  Louise  de  France. 


I  Le  Uiiutcur-tJéranl:  UL.NUI  (JAUTILK.  —  So 


0    aînée  courante 


(10 


centimes  lie  N"  v 
années  echuesj 


K  1916 


TR£NTE-SIXIÉHE  ANNEE.  —  27  Haï  1896. 


L'OUVRIER 

«7oiii>iial  illustré  pai*a.issajiit  le  i%lei"ci*edi  et  le  Samedi 


ABO;vM:Mi:Nf  D'UN  AK  : 

(104  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique  : 

6  francs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT.  HENRI  GAUTIER,  sixcessecr 

53,  quai  des  Grands-Augustins,  Paris. 


ABONNEMENT  D'UiN  AN 
(104  numéros) 
Colonies  et  Étranger  (sauf  la 
:  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  faure 


A  'eur  vue,  Guillaume  s'immobilisa.  (Voir  page  9c.) 


sa 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE  !  Les  Voleurs  d'or,  par  Georgci  Le  Faure.  —  Un  Aïeul  de 
Chapuzot.  par  Jean  Ursull.  —  Générosité  spirituelle,  par  Sigismond 
r.„.,  I,.,.,  _  Magie  blanclie  en  famille,  par  Magus.  —  Recettes  de  la 


Gon.l      . 

Semaine. 


LES  YOLEURS  D'OR' 


PAR 

GEORGES  LE  FAURE 


VIII 

CONVERSATION    INTÉRESSANTE 

Sans  donte,  si  notre  ami  John  Siucli  avait  eu  le  don  d'ubiquité, 
sa  quiétude  d'esprit  n'aurait  pas  été  aussi  grande  qu'elle  l'avait 
été  au  cours  de  son  entretien  avec  M.  Stanislas  Rudert,  car  il 
aurait  pu  assister  à  certaine  démarche  tentée  par  Guillaume  Brey 
et  qui  l'aurait  rempli  d'épouvante  au  sujet  des  plans  si  laborieuse- 
ment échafamlés... 

11  est  vrai  que  cette  démarche,  il  aurait  pu  la  pressentir,  s'il 
avait  été  aussi  fort  sur  la  psychologie  que  sur  l'exploitation  des 
terrains  aurifères,  et  s'il  avait  su  observer  son  jeune  compagnon 
pendant  la  traversée  du  Cap  à  Suez,  où  ils  avaient  attendu  le  pas- 
sage d'un  bateau  français  à  destination  de  Marseille. 

Pas  une  seule  fois,  en  effet,  le  jeune  I3oer  n'avait  prononcé  le 
nom  de  miss  Coinallett  depuis  le  jour  où,  dans  le  room  de  l'hôtel 
de  Mafel;ing,  John  Stuck  s'était  servi  du  sentiment  subit  né  dans 
l'âme  de  ce  demi-sauvage  pour  cette  frêle  fleur  de  la  civilisation 
européenne,  afin  de  l'amener  à  lui  prêter  son  concours  indispen- 
sable; non,  pas  une  seule  fois,  excepté  cependant  le  jour  où,  l'An- 
glais avant  annoncé  son  départ  pour  l'Europe,  l'autre  avait  exigé 
de  l'accompagner. 

Alors,  très  carrément,  il  avait  fait  part  de  ses  intentions  à  John 
Stuck  et  celui-ci  avait  été,  en  vérité,  fort  effrayé  du  progrès  fait 
dans  cette  àme  inculte  par  la  passion  que  lui-même  y  avait  semée  ; 
le  pauvre  Boer  avait  pris  pour  parole  d'évangile  ce  que  lui  avait 
dit  son  nouvel  ami,  son  dévoué  protecteur!  Il  avait  cru  na'ivement 
qu'il  en  est  dans  la  réalité  comme  dans  les  romans  feuilletons  et 
que,  parce  qu'on  a  sauvé  la  vie  à  une  jeune  fille,  il  doit  s'en  suivre 
fatalement  que  cette  jeune  fille  doive  être  votre  femme. 

11  avait  très  bien  compris  qu'un  obstacle  pouvait  empêcher  la 
réalisation  d'un  aussi  beau  rêve,  que  cet  obstacle  était  l'inégalité 
de  fortunée!,  pour  combler  le  fossé  qui  le  séparait  de  miss  Edwidge, 
il  y  avait  jeté  son  amour  filial,  son  respect  pour  le  chef  de  la 
famille,  son  honneur  de  Boer. 

Seulement,  à  présent  que  cette  idée  était  bien  entrée  dans  son 
épaisse  cervelle,  elle  devenait  l'objet  de  toutes  ses  pensées,  elle 
allait  devenir  l'objectif  de  toutes  ses  actions,  et  malheur  à  celui  ou 
à  ceux  qui  tenteraient  de  se  mettre  en  travers  de  sa  route  pour 
l'empêcher  d'atteindre  le  but  vers  lequel  il  se  dirigeait... 

John  Stuck,  lui,  n'avait  pas  envisagé  les  choses  à  un  point  de  vue 
aussi  dramatique  :  il  n'avait  vu  dans  l'irraisonnée  passion  inspirée 
au  luslre  par  la  fille  du  lord,  qu'un  excellent  moyen  de  mettre  la 
main  sur  une  colossale  fortune  longtemps  convoitée;  le  but  atteint, 
Huillaume  Brey  et  ses  amours  pourraient  bien  s'en  aller  au  diable, 
s'il  leur  convenait;  c'était  là  chose  dont  notre  Anglais  se  souciait 
aussi  peu  qu'un  poisson  d'une  pomme... 

Ah!  si  —  comme  nous  le  disions  plus  haut  —  John  Stuck  avait 
su  mieux  lire  dans  les  âmes,  il  aurait  peut-être  eu  dans  la  chance 
ime  confiance  moins  aveugle  et  il  se  fût  rappelé  que  la  guigne  est 
toujours  là,  suspendue  au-dessus  de  la  tète  des  plus  heureux  joueurs, 
prête  à  transformer  en  «  bûche  »  le  plus  bel  atout. 

En  arrivant  à  (lannes,  John  et  son  compagnon  étaient  descen- 
dus dans  une  modeste  pension  de  famille,  située  hors  la  ville,  au 
milieu  d'un  bouquet  de  mimosas  et  d'eucalyptus,  sur  la  route  du 
golfe  Jouan  et  non  loin  de  la  ligue  du  chemin  de  fer;  ce  choix  avait 
été  dicté  par  une  pensée  de  toute  élémentaire  prudence,  car  il  ne 
tenait  pas  à  être  trop  vu  en  compagnie  de  lord  Cornalleit.  surtout 
étant  donné  la  nature  de  l'opération  qu'il  venait  lui  proposer  :  a 
celle  époque  de  l'année,  le  littoral  est  envahi  par  les  notauilités  du 
monde  britannique,  et  comme,  vu  sa  situation  dans  la  Compagnie 
à  Charte,  le  Iprd  était  ('orcéM)ent  lié  avec  tous  ces  grands  person- 
nages, c'eût  été  le  compromet  tre  que  d'aflicher  une  relation  aussi 
douteuse  que  pelle  de  John  Stuck... 

Celui-ci  l'avait  parfaitement  bien  conipris  et,  dans  cette  ])cn- 
sion  de  famille  tenue  par  un  Italien,  où  les  habitués  étaient  surtout 
des  compatriotes  du  patron  —  et  de  même  londilion  —  notre 
homme  devait  avoir  toutes  ses  aises  pour  sortir  quand  bon  lui 
scmlilerail,  et  surtout  pour  recevoir  qui  il  voudrait,  sans  que  ses 
visites  fussent  soumises  au  moindre  contrôle. 

Il  y  avait  en  outre  un  autre  avantage  qu'il  lirait  de  la  nationa- 
lité de  ceux  eii  compagnie  desquels  il  allait  vivre  :  les  Italiens  n'ont 
au  Transvaal  que  peu  ou  prou  d'intérêts  et,  dans  ces  conditions, 

l.XoirVOuvrier  depuis  le  2  mai  1890. 


il  y  avait  peu  d'e  chance  —  en  raison  surfout  de  la  condition  sociale 
des  clients  de  l'hôtel  —  de  les  entendre  parler  de  l'Afrique  du  Sud, 
tandis  que  c'était  là  une  conversation  obligatoire  entre  les  Anglais 
qui,  ayant  presque  tous  le  m's  capitaux  engagés  là-bas,  ne  cessaient 
de  commenter  le  moindre  article  de  journal,  la  plus  petite  nou- 
velle, la  plus  insignifiante  dépêche... 

Or,  étanl  donné  le  caractère  à  demi-sauvage  de  son  jeune  com- 
pagnon, John  Stuck,  en  homme  prudent,  avait  jugé  qu'il  suffirait 
peut-être  d'un  mot  pour  faire  naître  une  discussion  capable  d'en- 
gendrer quelque  complication  désagréable.  On  pensera  peut-être 
que  c'était  là  beaucoup  de  pusillanimilé;  mais,  dans  la  situation 
particulièrement  délicate  de  John  Stuck,  on  conviendra  qu'il  ne 
devait  avoir  qu'une  chose  en  tête  :  «  chambrer  »  le  plus  complète- 
ment qu'il  lui  serait  possible  le  jeune  Boer. 

S'il  l'avait  pu,  il  ne  l'aurait  pas  quitté;  mais  comme  il  n'avait 
pas  fait  la  traversée  uniquement  pour  venir  respirer  les  senteurs 
embaumées  du  jardin  des  llespérides  ni  admirer  le  charmant  effet 
des  îles  Lérins,  semblables  à  d'immenses  corheilles  de  verdure 
flottant  sur  la  mer  bleue,  il  avait  bien  été  contraint  de  laisser  Guil- 
laume Brey  à  l'hôtel,  en  lui  recommandant  de  ne  pas  sortir. 

Cette  recommandation,  il  l'avait  appuyée  d'arguments  spéciaux 
et  principalement  tirés  de  la  tournure  un  peu  particulière  du  jeune 
homme;  John  Stuck  avait  eu  beau,  à  Marseille,  lui  faire  acheter 
quelques  vêtements  un  peu  plus  en  rapport,  comme  étoffe  et  comme 
coupe,  avec  la  mode  d'Eui-ope  que  ceux  achetés  à  Johannesburg 
pour  le  voyage,  cela  n'empêchail  pas  qu'il  avait  dû  convenir  com- 
bien il  était  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  «  décrasser  » 
un  Burgher. 

D'abord,  avec  sa  haute  taille,  ses  épaules  larges,  sa  démarche 
lourde,  ses  mains  énormes  et  ses  pieds  gigantesques,  le  pauvre 
garçon  — si  beau  dans  son  cadre  sauvage  et  ses  vêtements  primi- 
tifs,—  paraissaitgrotesquement  rustre  dans  son  habit  de  drap  noir 
fin,  à  croire  que  ses  muscles  allaient  le  faire  craquer  de  toutes 
parts. 

Lui-même  s'était  rendu  compte  de  cela,  et  tous  les  raison- 
nements de  John  Stuck  avaient  été  impuissants  à  l'empêcher  de 
remettre  son  veston  d'étoffe  anglaise  à  carreaux  bleus  et  jaunes, 
son  pantalon  semblable  enfoncé  dans  les  hautes  bottes  de  cuir 
fauve,  à  épaisses  semelles  cloutées,  et  sa  cravate  rouge,  faisant 
sur  la  poitrine  comme  un  large  placard  de  sang. 

Mais  ce  qui  avait  été  surtout  impossible,  tellement  il  donnait  à 
la  physionomie  un  aspect  caricatural,  ça  avait  été  le  chapeau;  on 
en  avait  essayé  de  toutes  les  couleurs,  de  toutes  les  formes  :  tous, 
ils  s'étaient  trouvés  trop  petits  pour  enfermer  convenablement  la 
boîte  osseuse  de  cette  sorte  de  géant,  dont  le  crâne  débordait  sous 
les  bords  trop  petits  des  couvre-chefs,  et  force  avait  été  à  John 
Stuck  d'engager  son  compagnon  à  conserver  l'énorme  chapeau  de 
feutre  dont  il  se  coilTail  dans  les  prairies  transvaaliennes... 

Ainsi  vêtu,  ainsi  coilïé,  le  jeune  homme  avait  attiré  l'attention 
des  voyageurs  qui  étaient  montés  dans  le  même  compartiment 
qu'eux  à  Marseille  et,  une  fois  à  Cannes,  la  voilure  qui  les  empor- 
tait vers  l'hôtel  avait  fait  se  retourner  tous  les  passants  croyant 
voir  quel(|u'un  des  cow-boys,  compagnons  de  Buffalo-Bill,  dans 
son  exhibition  de  l'Exposition... 

Guillaume  Brey,  lui-même,  gêné  par  cette  curiosité,  sans  se 
rendre  compte  cependant  de  ce  que  son  accoutrement  avait  de 
grotesque,  avait  très  bien  compris  les  raisonnements  de  John 
Stuck,  et  celui-ci  l'avait  quitté  pour  courir  à  ses  an'aires,  avec  la 
presque  certitude  que  le  jeune  homme  demeurerait  dans  le  jardin 
de  l'hôtel,  —  où  déjà  l'on  était  accoutumé  à  son  costume  exotique, 
—  à  fumer  de  nombreuses  pipes. 

En  cela,  notre  ami  s'était  trompé  :  à  peine  avait-il  eu  le  dos 
tourné  que  la  physionomie  placide  et  résignée  de  Guillaume  Brev 
s'était  transformée;  sans  même  terminer  la  pipe  commencée,  —  ce 
qui  indiquait  de  sa  part  une  agitation  nerveuse  considérable,  —  il 
était  monté  à  l'appartement,  situé  au  second  étage,  qu'il  occu- 
pait avec  John  Stuck,  et  là,  à  l'affût  derrière  les  persiennes 
closes,  il  avait  regardé  l'Anglais  s'éloigner  d'un  pas  agile  dans  la 
direction  de  la  gare,  où  il  devait  prendre  le  train  pour  Nice  afin 
de  s'y  rencontrer  avec  lord  Coraallett.  ainsi  que  nous  l'avons  dit 
dans  le  chapitre  précédent. 

(Juaud  il  l'avait  vu  disparaître  derrière  les  arbres,  un  sourire 
de  contentement  avait  éclairé  son  visage  soucieux  et  duquel, 
depuis  l'aventure  du  Saut  du  Diable,  toute  trace  de  quiétude 
s'était  à  jamais  évanouie  ;  à  la  volée,  il  jeta  sur  le  lit  son  grand 
chapeau,  son  veston,  son  gilet,  sa  cravate  écirlatc,  retira  ses 
grandes  bottes,  son  pantalon  à  carreaux,  et  prit  dans  sa  malle  les 
vêtements  dont  il  avait  fait  emplette  à  Marseille  et  qu'il  y  avait 
laissés  dédaigneusement,  ayant  l'instinct  que  ces  produits  de  la 
fabrication  civilisée  n'étaient  point  faits  pour  un  demi-sauvage 
comme  lui... 

Maintenant,  comme  dans  celte  conviction  les  railleries  de  John 
Stuck  entraient  pour  beaucoup,  il  n'avait  pas  dû  renoncer  à  tout 
espoir  de  s'habiller  uu  jour  comme  tous  ceux  qu'il  voyait  autour 
de  lui;  mais,  pour  recommencer  cette  tenlalive,  il  avait  résolu 
d'attendre  d'être  seul;  il  avait,  nous  l'avons  dit,  du  sang  hollandais 
I  dans  les  veines  et,  à  une  certaine  foujgue  qu'il  devait  à  ceux  de  ses 
1  ancêtres  originaires  de  [•'rance.  il  alliait  un  caractère  réservé,  ren- 


L'OUVRIER 


69 


fermé  même,  qui  lui  fnisait  garder  par  devers  lui  ses  pensées 
intimes  el  ses  secrètes  intentions,  à  moins  que,  par  ruse,  on  ne 
les  surprît. 

Quiind  il  eut  remplacé  sa  chemise  de  flanelle  par  une  chemise 
en  toile  blanche,  celle-ci  commença  par  le  gi'-ner  fort  avec  son  col 
empesé  qui  lui  encerclait  le  cou,  ainsi  qu'un  collier,  et  ses  man- 
chettes qui  lui  grattaient  les  poignets  ;  mais,  enfin,  il  avait  la  volonté 
d'arriver  et  il  prit  son  mal  en  patience. 

Le  nœud  de  cravate  k  ajuster  lui  donna  un  mal  énorme  :  ses 
gros  doigts  solides,  habitués  à  manier  la  carabine  ou  le  manche 
des  fouets,  étaient  malhabiles  à  joiier  avec  des  riib.-ius  et  tout  ce 
qu'il  put  arriver  k  faire,  au  bout  de  dix  minutes  d'ellorls.  ce  fut  de 
donner  à  la  soie  noire  une  allure  de  ficelle  toide  tortillée;  néan- 
moins, salisl'ait  de  ce  résultat,  il  se  sourit  dans  la  glace  et,  en 
toute  hâte,  passa  le  pantalon  de  drap,  boutonna  le  gilet  et  endossa 
le  veston  qui  moulait  son   buste  énorme. 

Ainsi  vêtu,  Guillaume  Brcy  ne  pouvait  assurément  pas  préten- 
dre à  avoir  une  allure  de  gentleman  ;  ses  pieds  énormes,  chaussés 
de  fines  bottines,  dans  lesquelles  ils  élaienl  visiblement  mal  àl'aise; 
ses  mains  de  géant,  paraissant  plus  mangées  encore  de  soleil 
qu'elles  ne  l'élaienl  réellement,  à  cause  de  la  blancheur  des  man- 
chettes, le  lui  interdisaient  ;  et  il  n'était  pas  jusqu'à  sa  tète,  si  fière- 
ment campée  sur  ses  épaules,  quand  ses  épaules  élaienl  couvertes 
de  la  casaque  de  peau  à  peine  tannée  des  Boers,  et  que  son  crâne 
était  coiffé  du  volumineux  chapeau  national,  qui  ne  parût  com- 
nnine  —  comme  peut  être  celle  d'un  paysan  endimanché  —  sous 
le  chapeau  melon,  dont  la  forme  élégante  l'avait  séduit  dans  la 
vitrine  d'un  chapelier  de  Marseille... 

Néanmoins  —  comme  les  ricanements  de  John  Stuck  n'étaient 
plus  là  pour  lui  signaler,  en  les  soulignant,  les  imperfections  de  sa 
toilette,  le  jeune  homme  ne  se  vit  pas  tel  qu'il  était  ;  assurément, 
il  constatait  une  modification,  mais  il  ne  lui  semblait  pas  que 
cette  modification  lui  fût  aussi  désavantageuse  que  cela,  et  il  pen- 
sait, —  ce  qui  n'était  d'ailleurs  pas  si  mal  raisonné, —  que  son  aspect 
un  peu  bizarre  provenait  surtout  de  son  inaccoutumance  à  ces 
vêtements  de  coupe  nouvelle  pour  lui... 

Mors,  quand  il  se  vil  ainsi,  une  envie  folle  le  prit  de  sortir  : 
tout  d'abord,  il  ne  s'était  habillé  que  pour  passer  le  temps  et 
s'assurer  —  à  quatre  jours  d'intervalle  —  que  l'impression  pre- 
mière ressentie  de  sa  transformation  était  bien  réelle;  or,  voilà 
qu'il  ne  se  trouvait  plus  aussi  étrange,  aussi  grotesque,  et  en  se 
\oyant  presque  semblable  aux  Européens  avec  lesquels  il  vivait 
depuis  quatre  jours,  une  idée  lui  vint:  il  savait  que  lord  Cornallett 
habitait  Cannes  et- il  connaissait  le  nom  de  la  villa  dans  laquelle 
il  résidait... 

S'il  allait  rôder  de  ce  côté,  non  pas  pour  parler  à  miss  Edwidge 
—  grand  Dieu,  jamais  il  n'aurait  osé  1  —  mais  pour  la  voir  seule- 
ment de  loin!...  11  lui  semblait  qu'il  y  avait  des  éternités  qu'il 
n'avait  aperçu  son  fin  visage  que  ses  grands  yeux  bleus  éclairaient 
si  doucement,  et  auquel  son  sourire  angélique  donnait  l'aspect  d'une 
de  ces  images  comme,  étant  petit,  il  en  avait  tu  dans  les  livres 
religieux. 

Les  trois  mois  écoulés  lui  paraissaient  avoir  duré  trois  siècles 
el  il  y  avait  des  secondes  où  il  se  demandait  s'il  pourrait  seule- 
ment la  reconnaître... 

On  pens/  bien  qu'à  une  semblable  tentation,  le  pauvre  garçon 
n'était  pas  de  force  à  résister  longtemps  et,  tout  en  faisant  de  sur- 
humains efforts  pour  introduire  ses  doigts  raides  dans  une  paire 
lie  gai/s  dont  la  couleur  voyante  avait  tenté  son  mauvais  goût  de 
demi-sauvage,  il  était  entré  dans  le  bureau  de  l'hôtel. 

—  Pouri'iez-vous  m'indiquer  le  chemin  à  prendre  pour  aller  à 
la  villa  Stella?  demanda-t-il  en  un  mauvais  anglais  que  le  patron, 
forcé  par  état  —  vu  sa  clientèle  cosmopolite  —  de  comprendre 
Ions  les  idiomes,  devina  plutôt  qu'il  ne  comprit,  d'autant  plus  que 
Guillaume  parlait  d'une  manière  à  peine  distincte,  la  gorge  con- 
tractée comme  s'il  eût  commis  une  mauvaise  action;  et,  de  fait,  il 
se  rappelait  la  promesse  faite  à  .lohn  Stock  de  ne  pas  sortir  de  sa 
chambre,  durant  son  absence.  Mais  c'était  moins  cela  qui  l'émo- 
tionnait  que  la  pensée  de  ce  qu'il  allait  faire  :  il  lui  semblait  que 
c'était  presque  mal  et  cependant,  quand  il  voulait  raisonner  la 
situation,  il  trouvait  que  c'était  un  droit  qu'il  avait  de  chercher  à 
revoir  celle  qui  devait  être  sa  femme. 

Il  en  avait  été  de  lui,  en  effet,  comme  des  enfants  auxquels, 
pour  les  faire  tenir  sages,  on  fait  souvent  entrevoir,  comme 
possibles,  des  impossibilités;  bien  que,  pas  une  fois,  John  Sluck 
n'eût  parlé  avec  tant  d'affirmation  d'un  mariage  entre  son  jeune 
ami  et  miss  Edwidge,  le  Boer,  lui,  dans  son  ignorance  totale, 
absolue,  de  la  vie,  n'avait  vu  qu'une  chose  :  un  fossé  le  séparait 
de  cette  gracieuse  et  toute  jolie  créature;  ce  fossé,  c'était  la  diffé- 
rence de  fortune.  Eh  bien  I  il  allait  le  combler  en  y  jetant  des 
milliers  et  des  milliers  de  livres,  et  alors... 

Quant  aux  autres  obstacles,  la  différence  de  nationalité,  d'édu- 
cation, de  religion  même,  le  jeune  homme  n'en  tenait  nul 
compte,  John  Sluck  n'étant  point  entré,  et  pour  cause,  dans  un  si 
grand  nombre  de  détails  :  ce  qu'il  cherchait  dans  cette  combinai- 
son, ce  n'était  point  à  ce  que  la  main  de  miss  Edwidge  tombât 
dans  celle  de  Guillaume  Brey,  mais  bien  à  pouvoir  étendre  la 
sienne  lur  les  terrains  aurifères  de  Ferrae-Elisabelh. 


A  peine  lagrilledc  la  pension  franchie,  Guillaume  allongea  les 
jambes,  suivant  le  chemin  qui  venait  de  lui  être  indiqué,  à  une 
allure  qui  prouvait  sa  haie  d'arriver  nu  but  de  sa  course;  ses  jar- 
rets avaient  perdu  leur  élasticité  ordinaire,  son  cœur  battait  à 
se  rompre  dans  sa  poitrine,  et  ses  poumons  comme  alTaissés,  n'eu- 
voyaicnt  dans  sa  gorge  contractée  qu'un  souffle  rauque  el  sifflant. 

A  mesiu'e  qu'il  avançait,  son  trouble  ne  faisait  que  croître,  en 
même  teuips  que  devenait  plus  impérieuse  son  impatience,  au 
point  qu'il  courait  presque  maintenant  en  montant  l'étroite  route 
sablonneuse  qui  circulait  dans  l'ombre  fraîche  des  sapins;  il  por- 
tail le  buste  penché  en  avant,  le  cou  tendu,  et  avait  les  yeux 
grands  ouverts  comme  s'il  se  fût  attendu  à  voir  paraître,  au  pre- 
mier détour,  la  silhouette  gracile  de  celle  qu'il  venait  contem- 
pler. 

Mais  voilà  que  soudain,  entre  les  branches,  apparut  la  toiture 
ardoisée  de  la  villa  et,  défaillant  presque,  il  dut  s'arrêter,  s'ap- 
puyant  d'une  mnin  à  un  tronc  d'arbre,  tandis  que,  de  l'autre,  il 
faisait  un  geste  machinal  pour  écarter  comme  un  voile  qui  venait 
de  tomber  devant  ses  yeux. 

Il  fut  au  moins  deux  minutes  à  se  remettre  et  encore  ne  fût-ce 
qu'imparfiiitement;  se  raidissant,  sous  un  coup  de  colère  contre 
celle  qui  le  faisait  tomber  en  un  semblable  état  de  défaillance,  il 
se  remit  en  marche,  grommelant  : 

—  Diable  de  moil  serait-ce  que  cette  poupée  m'aurait  jeté  un 
sort  I . . . 

Quelque  crainte  qu'il  eût  d'être  aperçu,  il  se  contraignit  à  mar- 
cher très  lentement  en  arrivant  devant  la  propriété,  de  manière  à 
pouvoir  regarder  si,  d'aventure,  la  fille  du  lord  n'errait  pas  de- 
vant le  perron;  même  il  eut  le  courage  de  s'arrêter  quelques  in- 
stants, sous  couleur  d'admirer  un  rosier  merveilleux,  dont  les  bras, 
surchargés  de  fleurs  couleur  thé,  enlaçaient,  à  une  grande  hauteur, 
le  tronc  flexible  d'un  palmier. 

Mais  de  la  terrasse  une  voix  partit,  la  voix  d'un  homme  qu'il 
lui  était  impossible  d'apercevoir,  à  cause  de  la  toile  destinée  à 
atténuer  l'ardeur  du  soleil. 

—  Jean...,  fermez  donc  la  grille...;  tous  les  passants  entrent  ici 
comme  chez  eux!... 

Cela  avait  été  dit  en  français,  mais  avec  un  accent  anglais  tel- 
lement prononcé  que  Guillaume  Brey,  pas  un  instant,  n  hésita  à. 
reconnaître  dans  cette  voix  celle  de  lord  Cornallett  et,  moins  hon- 
teux d'être  ainsi  brutalement  invité  à  passer  son  chemin  qu'effaré 
à  la  pensée  d'être  soupçonné,  il  tourna  les  talons  el  s'enfuit. 

Oh!  pas  bien  loin...,  à  quelques  pas  seulement  de  l'entrée;  là, 
masqué  par  un  massif  de  fougères  géantes,  il  s'arrêta  et,  les  jambes 
chancelantes,  reprit  haleine,  tandis  qu'il  passait  la  main  sur  son 
front  trempé  de  sueur. 

—  Lâche!...  lâche!...  gronda-t-il  furieux  contre  lui-même;  es- 
tu  donc  un  voleur  pour  te  sauver  ainsi?...  El  la  raison  qui  t'amène 
n'esl-elle  pas  légitime...,  avouable?  Celle  jeune  fille  est  la  fian- 
cée... tu  viens  la  voir...  el  tu  prends  la  fuile,  rien  que  parce  que  tu 
entends  cet  homme  parlerl... 

II  eut  un  ricanement  amer  et  ajouta  : 

—  Que  sera-ce  donc  quand  elle-même  te  panera?...  Tu  t'éva- 
nouiras comme  une  femme I... 

Puis  la  colère  lerepril  à  une  soudaine  évocation  des  quatre 
mois  écoulés  depuis  que,  pour  la  première  fois,  ce  pâle  visage  de 
jeune  fille  souffreteuse  lui  était  apparu;  et  à  la  pensée  de  ce  qu'il 
avait  fait  déjà  pour  se  rapprocher  d'elle,  de  ce  qu'il  avait  résolu 
de  faire,  de  ce  qu'il  ferait,  un  frisson  le  secouait  el  ses  poings 
énormes  se  serraient,  menaçants... 

Pas  un  instant  jusqu'alors  son  cerveau  épais  n'avait  été  effleuré 
même  du  soupçou  que  miss  Edwidge  pût  ne  pas  être  sa  femme; 
la  pensée  qu'elle  pouvait  ou  être  fiancée  déjà  à  un  autre  jeune 
homme,  ou  ne  pas  vouloir  unir  sa  destinée  à  celle  d'un  rude  et 
grossier  Burgher  ne  lui  était  pas  venue  à  l'espril. 

John  StucJi  ellui  avaient  conclu  un  marché  dont  elle  étaitle  prix 
et  comme  la  mauvaise  foi  en  matière  commerciale  est  inconnue 
des  fermiers  transvaaiiens,  demi-civilisés,  c'est  vrai,  mais  d'honnê- 
teté patriarcale,  Guillaume  Brey  considérait  déjà  comme  sienne 
la  fille  de  ce  lord  richissime,  dont  il  allait  encore  augmenter  la 
fortune. 

Cependant  la  pensée  de  l'or  enfoui  dans  le  sol  de  Ferme-Elisa- 
beth le  rasséréna  un  peu,  l'enhardit  même  au  point  que  l'envie  le 
prit  de  revenir  sur  ses  pas,  d'entrer  dans  la  villa  Stella  et  de 
demander  lord  Cornallell  pour  lui  souhaiter  le  bonjour. 

Effaré  lui-même  d'une  telle  audace,  ayant  conscience  que  sa 
pusillanimité  ne  larderait  pas  à  reprendre  le  dessus,  il  allait  pro- 
filer illico  de  ces  bonnes  dispositions  et  revenir  sur  ses  pas,  lors- 
qu'il vil  déboucher  du  sentier  qu'il  avait  suivi,  montant  la  côle  au 
pas  d'une  jument  bai  brun,  un  jeune  homme  portant  l'uniforme 
français,  et  causant  avec  un  autre  homme  de  son  âge,  à  pied 
celui-là,  poussant  par  le  guidon  une  bicyclelle. 

C'étaient,  on  l'a  deviné,  Jean  de  Brey  et  son  ami  Ilenry  Kin- 
burn. 

A  leur  vue,  Guillaume  s'immobilisa  et,  masqué  par  le  massif 
de  fougères,  résolut  d'attendre,  pour  mettre  son  projet  à  exécu- 
tion, que  ces  deux  importuns  eussent  passé  leur  chemin  :  instinc- 
tivement,  ils   lui   déplaisaient,  leur   trouvant   sans  doute   dans 


60 


L'OUVRIER 


l"allure  une  élégance,  un  chic  qui  faisaient  ressortir  davantage  sa 
tournure  lourdaude  de  paysan  mal  dégrossi. 

Mais  cette  antipatliie  du  premier  moment  s'augmenta  encore, 
en  même  temps  qu'une  stupeur  lui  figeait  le  sang  dans  les  veines, 
quand  il  vit  les  deux  compagnons  franchir  hardiment  le  seuil  de 
la  grille  qui,  sur  un  appel,  s'était  ouverte  aussitôt  devant 
eux. 

Avec  un  bruit  sourd  qui  parvint  jusqu'à  lui,  la  grille  se 
referma  et,  l'oreille  tendue  anxieusement,  Guillaume  perçut  le 
craquement  du  gravier  sous  les  pieds  du  cheval  et  sous  les  roues 
de  la  bicyclette  :  c'était  une  chose  bien  simple  cependant  et  bien 
naturelle  que  cette  visite...  et  un  flot  de  sang  lui  était  aussitôt 
afflué  du  cœur,  empourprant  sa  face  et  enfiévrant  son  cerveau. 

Un  sentiment  nouveau,  inconnu  de  lui  jusqu'alors  et  dont  il 
n'eût  même  pas  pu  donner  l'analyse,  la  jalousie,  venait  soudaine- 
ment de  le  mordre  en  pleine  poitrine,  lui  faisant  perdre  la  notion 
du  réel,  du  vrai,  pour  faire  se  dresser  devant  ses  yeux  troublés 
la  silhouette  hostile  de  ces  deux  hommes  prêts  à  lui  disputer  son 
bonheur. 

Comme  un  fou,  il  s'élança,  se  rua  semblable  à  une  bête,  résolu 
à  défendre  son  illusion,  sa  chimère,  de  l'approche  même  du  dan- 
ger dont  un  instinct  l'avertissait;  mais  cette  course  même  le 
calma,  faisant  circuler  son  sang  plus  normalement,  rompant  ses 
nerfs  trop  tendus  et  rappelant  son  esprit  à  un  sentiment  plus  sain 
des  choses. 

Repassant  devant  la  grille  à  une  allure  plus  tranquille,  il  jeta 
un  coup  d'oeil  dans  l'intérieur  de  la  propriété,  et  tout  de  suite, 
sans  chercher  même,  comme  si  un  pressentiment  l'eût  conduit, 
son  regard  aperçut,  suivant  une  ombreuse  allée  qui  longeait  la 
maison  d'habitation,  un  groupe  assis  sous  un  épais  mimosa  en 
fleurs,  dont  les  branches  débordaient  en  partie  par-dessus  le  mur 
de  clôture. 

Ce  groupe  était  formé  des  deux  jeunes  gens  qu'il  venait  de  voir 
entrer  et  d'une  silhouette  de  femme,  qu'il  reconnut  de  suite  à  la 
sveltesse  de  ses  formes,  à  la  délicatesse  de  son  allure. 

C'était  miss  Edwidge  Cornallett!... 

De  nouveau,  la  colère  le  prit  et,  cédant  au  premier  mouvement, 
il  étendait  déjà  la  main  vers  la  chaînette  attachée  à  la  cloche 
d'entrée,  lorsqu'il  se  ravisa  :  un  projet,  plus  en  conformité  avec 
son  caractère  timide,  peu  expansif  et  même  un  peu  dissimulé, 
venait  de  lui  traverser  l'esprit;  pressant  le  pas,  il  poursuivit  son 
chemin,  et  longeant  le  mur  de  clôture,  abandonna  bientôt  le  sen- 
tier pour  pénétrer  dans  le  bois  même  de  sapins  et  d'eucalyptus 
dans  lequel  le  parc  de  la  villa  avait  été  taillé. 

Bientôt  il  aperçut,  au  milieu  des  branchages  sombres,  les 
éclatantes  grappes  du  mimosa  à  l'ombre  duquel,  de  l'autre  côté 
du  mur,  étaient  assis  ceux  qu'il  voulait  surprendre;  précisément, 
là,  tout  près,  un  sapin  offrait  son  tronc,  lisse  ainsi  qu'un  mât, 
dont  l'ascension  était  un  jeu  pour  un  garçon  musclé  ainsi  que 
l'était  Guillaume  :  jetant  son  chapeau  sur  la  mousse  et  mettant 
bas  le  veston  qui  eût  gêné  ses  mouvements,  Guillaume  empoigna 
l'arbre  et,  avec  une  agilité  de  singe,  eût  tôt  fait  d'atteindre  une 
forte  branche  de  mimosa  à  laquelle  il  se  suspendit:  avançant 
avec  prudence,  évitant  même  le  froissement  des  feuilles  qui 
eussent  pu  attirer  l'attention  sur  lui,  il  se  trouva  sur  la  crête  du 
mur. 

Là,  il  s'arrêta,  se  hissa  doucement,  se  mit  à  califourchon  et, 
écartant  un  peu  les  branches,  regarda  au-dessous  de  lui  ;  placé  ainsi 
qu'il  l'était,  il  ne  pouvait  voir  le  visage  ni  de  Jean  de  Brey,  ni  de 
Henry  Kinburn,  mais  il  pouvait  voir  celui  de  miss  Edvfidge,  et  il 
fut  frappé  de  la  transfiguration  de  la  jeune  fille. 

En  trois  mois,  le  climat  de  Cannes  avait  opéré  un  véritable 
miracle:  les  joues  caves  s'étaient  remplies,  l'ovale  du  visage 
s'était  arrondi,  le  teint  si  pâle  s'était  rosé  et  il  semblait  que,  sous 
la  peau  fine,  on  vît  le  sang  courir  plus  allègrement.  Le  regard,  lui 
aussi,  avait  plus  d'éclat  et,  en  ce  moment  même,  comme  si  la  pru- 
nelle bleue  eût  reflété  le  contentement  intérieur  dont  était  remplie 
l'âme  de  la  jeune  fille,  les  yeux  avaient  une  expression  toute  nou- 
velle pour  Guillaume  Brey. 

De  nouveau,  la  douleur  qu'il  avait  ressentie  quelques  instants 
plus  tôt  dans  la  poitrine  le  tortura  et  ce  fut  bien  pis  lorsque,  ayant 
prêté  l'oreille,  il  entendit  monter  jusqu'à  lui,  comme  une  musique 
suave,  la  voix  de  la  jeune  fille. 

—  Ainsi  donc,  monsieur,  disait-elle,  vous  allez  nous  quitter?... 

—  Mon  Dieu,  oui,  miss,  répliqua  Jean  de  Brey  en  se  dominant 
pour  ne  point  trahir  le  trouble  profond  qui  l'agitait...  un  ordre 
est  venu  du  ministère  de  la  Guerre  avançant  les  manœuvres  que 
notre  bataillon  devait  faire,  comme  chaque  année,  dans  les 
montagnes,  et  j'ai  reçu  avis  de  rejoindre  Grasse  aujourd'hui 
même... 

Il  ne  sembla  pas  que  miss  Edwidge  eût,  dans  ce  que  venait  de 
dire  le  jeune  officier,  une  confiance  bien  absolue;  elle  regarda 
son  cousin  et  crut  deviner  dans  ses  yeux  qu'on  lui  cachait  quelque 
chose  car,  agitant  dans  un  geste  gracieux  son  doigt  blanc  et  effilé, 
elle  dit  en  souriant  : 

—  Je  crois  bien,  monsieur  le  lieutenant,  que  vous  ne  me  racontez 
pas  la  vérité  et  que    votre  ministre   de   la  Guerre  a    bon  dos... 

Jean  de  Brey  sursauta  et  se  tourna,  comme  pour  le  prendre 


à  témoin  de  sa  sincérité,  vers  Henry  Kinburn  ;  mais  celui-ci  pro- 
testa par  un  mouvement  énergique  des  mains,  se  récusant. 

—  Oh  !  moi,  s'exclama-t-il,  je  ne  sais  rien...  ou  du  moins 
comme  ce  que  je  sais,  il  m'est  défendu  d'en  parler,  c'est  comme  si 
je  ne  le  savais  pas... 

—  Henry!  fît  l'officier  d'un  ton  de  reproche. 

La  jeune  fille  regardaalternativementlesdeux  amis, la  curiosité 
naturellementexcitée  par  ces  mots  pleins  de  réticence,  etdemanda  : 

—  Qu'y  a-t-il  donc?..  On  me  cache  quelque  chose  !...  Henry, 
voyons,  de  quoi  s'agit-il...  parlez... 

—  J'ai  promis  de  me  taire... 

—  Et  moi,  je  vous  relève  de  votre  promesse...,  s'écria  miss 
Edwidge,  piquée  au  vif;  je  n'aime  pas  les  cachotteries...  Henry, 
parlez,  je  vous  l'ordonne... 

Jean  de  Brey  était  devenu  tout  pâle  et  murmura  : 

—  Miss...  miss...,  prenez  garde;  peut-être  regretterez-vous 
d'avoir  voulu  savoir  ;  en  tout  cas,  Henry  m'est  témoin  que,  moi, 
je  ne  le  relève  pas  de  la  promesse  qu'il  m'a  faite  de  se  taire... 

Émue,  troublée  par  le  ton  sérieux  de  l'officier,  la  jeune  fille 
changea  d'allure. 

—  Eh  bien  1  non,  Henry,  dit-elle  alors  d'une  voix  grave,  puis- 
qu'il en  est  ainsi,  ne  parlez  pas;...  il  est  préférable,  je  crois,  que 
vous  ne  parliez  pas... 

—  Vous  dites  :  a  Je  crois  »  Edwidge  !  riposta  Henry  malicieuse- 
ment; donc,  vous-même  n'êtes  pas  certaine  qu'en  effet  le  silence 
soit  préférable... 

La  teinte  rosée  de  ses  joues  s'accentua  davantage  encore,  son 
trouble  augmenta  et  elle  détourna  la  tête,  comme  si,  cessant  de 
regarder  Jean  de  Brey,  elle  eût  pu  espérer  échapper,  elle,  à  ses 
regards... 

Mais  elle  se  méprenait  sur  les  intimes  pensées  du  jeune  homme 
qui  dit,  d'une  voix  grave,  raffermie  soudain,  mais  pas  tellement 
cependant  que  ne  s'y  devinât  une  émotion  difficilement  maîtrisée. 

—  Ouil  miss,  vous  avez  raison,  mieux  vaut  que,  même  dégagé 
par  vous  de  la  promesse  qu'il  m'a  faite  de  ne  pas  parler,  Henry  se 
taise...  D'ailleurs,  vous  avez  voulu  savoir  la  vérité...  et  je  vais  vous 
la  dire  moi-même  cette  vérité  :  J'ai  perdu  à  la  Bourse  toute  la 
petite  fortune  que  m'avaient  laissée  mes  parents. 

—  Mon  Dieu  !  balbutia  la  jeune  fille  en  joignant  les  mains, 
dans  un  geste  de  pitié  profonde.... 

—  ...  Et  si  je  pars  définitivement  pour  Grasse,  si  j'abrège  mon 
congé  en  ce  qui  concerne  Cannes,  c'est  que  je  vais  à  Paris  afin 
de  tenter,  si  possible  toutefois,  la  liquidation  de  ma  situation  chez 
mon  agent  de  change. 

—  Pauvre  monsieur  Jean,  murmura  miss  Edwidge.. 

Puis  réagissant  contre  le  chagrin  qu'elle-même  éprouvait,  elle 
ajouta  avec  une  gaieté  forcée: 

—  Plaie  d'argent  n'est  pas  mortelle!  ...voyez,  mon  père  a  été  ruiné 
deux  fois,  et  il  est   aujourd'hui  plus  riche  qu'il  n'a  été  jamais... 

Malgré  sa  tristesse,  le  lieutenant  sourit  et  répondit  en  désignant 
son  uniforme  : 

—  Ce  n'est  point  une  tenue  de  travail,  ma  chère  miss,  que  ceci  ; 
honneur,  toujours;  gloire,  quelquefois;  richesse,  jamais  !... 

—  Assurémeot,  s'exclama  Henry,  cherchant  à  égayer  la  situa- 
tion, au  service  de  la  France  comme  à  celui  de  l'Autriche,  le  mili- 
taire n'est  pas  riche,  chacun  sait  ça... 

La  jeune  fille  secoua  mélancoliquement  la  tête  et  murmura 

—  La  richesse  ne  fait  pas  le  bonheur,  monsieur  Jean  I 

—  Non,  miss  ;  seulement  elle  y  contribue  souvent...  et  quelque- 
fois aide  à  le  conquérir... 

Puis,  trahissant  malgré  lui  la  peine  profonde  qui  le  poignait,  il 
dit  d'une  voix  sombre: 

—  Sans  elle,  en  tout  cas,  il  est  des  bonheurs  auxquels  il  est  fou 
non  seulement  d'aspirer,  msis  même  de  songer... 

Son  intonation  était  si  désolée  et  l'expression  de  son  regard 
était  si  significative,  que  la  jeune  fille,  touchée  jusqu'au  plus  pro- 
fond d'elle-même,  tendit  sa  main  au  lieutenant  et  lui  dit  en  sou- 
riant, tandis  qu'une  larme  perlait  au  bord  de  sa  paupière  : 

"—  Ne  perdez  pas  coui-age,  monsieur  Jean  ;  il  y  a  un  proverbe 
français  qui  prétend  que  «  ce  que  femme  veut.  Dieu  le  veut 
aussi...  i. 

Et,  se  dégageant,  elle  se  sauva, légère  comme  une  biche,  toute 
rougissante  de  son  audace,  etdisparut  en  courant... 

—  Henry...  mon  ami,  balbutia  Jean,  soudainement  dressé  et 
les  bras  étendus  comme  s'il  eût  voulu  retenir  la  fugitive,  qu'a-t-elle 
dit?...  qu'a-t-elle  voulu  dire  ?... 

—  Rien  autre  chose  que  ce  qu'elle  a  dit  !  ricana  moqueuse- 
ment  Kinburn... 

—  Mais  sij'ai  bien  compris,  elle  m'a  laissé  entendre... 

—  Que  vous  ne  lui  étiez  pas  indifférent  !...  parbleu  1  la  belle 
énigme  à  deviner...  Il  n'est  pas  besoin  d'être  sorcier  pour  cela... 

Jean  de  Brey  était  tout  tremblant. 

—  Serait-ce  possible!...  serait-ce  possible  1  balbutia-t-il. 

—  Eh  1  certainement!...  Edwidge  vous  aime...  et  si,  au  lieu 
d'être  élevée  dans  un  couvent,  elle  avait  reçu  la  libre  éducation 
que  les  jeunes  filles  reçoivent  en  Angleterre,  il  y  a  longtemps  que 
vous  le  sauriez. 

{La  suite  au  prochain  numéro.)  Georges  lb  Vajim. 


L'OUVRIER 


I 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN   AÏEUL  DE  CHAPUZOT 


Par  JEAN  DRAULT 


VIII    (Suite.) 

LES    RÉVÉLATIONS    DINE   SOMNAMBULE 

M.  Dufui'et  se  présenta effectivoment  vers  deux  heures  deTaprès- 
midi,  devant  une  maison  de  la  nir  Hégésippe  Moreau,  où  tout  Paris 
allait  en  pèlerinage  pour  consul ii'i-  cette  somnambule  à  la  mode. 

Une     foule     compacte      se 
pressait  dans  l'escalier,   depuis 
rez-de-chaussée      jusqu'au 
quatrième,  où  habitait  la  som- 
nambule; le  corridor  était  plein, 
le  trottoir  encombré,  et  sur  le 
seuil,   le    concierge    maussade 
distribuait 
des   numéros 
d'ordre  en  ré- 
pétant : 

—  Vous, 
revenez  dans 
huit  jours  ; 
vous,  revenez 
dans  quinze 
jours  ;  Ml  11' 
Bélac  ne  peut 
pas  recevoir 
plus  de  deux 
cents  per- 
sonnes par 
jour. 

—  Effec- 
t  i  V  e  m  e  n  t ., 
approuva 
do  ucement 
M.  Dufuret 
pour  se  faire 
bien  voir  du 

concierge  et  en  obtenir  un  tour  de  faveur.  C'est  déjà  bien  joli  que 
cette  personne  célèbre  daigne  prédire  l'avenir  à  autant  de  personnes 
par  jour. 

—  Voilà  un  monsieur  raisonnable,  au  moins!  s'écria  le  con- 
cierge qui  était  littéralement  assailli.  Il  comprend  les  choses  et  ne 
demande  pas  l'impossible!...  Tenez,  monsieur  .. 

Et  il  remit  au  petit  père  Dufuret  le  numéro  2,800,  avec  prière 
de  revenir  dans  ti-ois  semaines. 

—  Dans  trois  semaines!...  Mais  c'est  impossible,  mossieu!... 
réclama  l'érudit.  Songez  que  je  viens  consulter  cette  demoiselle 
Bélac  sur  l'endroit  où  je  pourrais  trouver  les  documents  qui  me 
manquent  pour  écrire  un  mémoire  destiné  à  l'Académie  de  Cric- 
quebœul".  C'est  un  travail  press'».  par  conséquent... 

—  Oh!...  mossieu!...  fit  le  concierge  d'un  air  imposant,  je  ne 
puis  entrer  dans  tous  ces  détails.  11  y  a  là  une  dame  qui  est,  pour  le 
moins,  aussi  pressée  de  savoir  où  retrouver  sa  perruche,  que  vous 

de  retrouver  la  baignoire  de  votre  ami  de 
Cricquebœaf. .. 

—  Hein?...  Qui  vous  parle  de  baignoire?... 

—  Mais  vous!...  Vous  ne  voulez  pas 
retrouver  la  baignoire  de  votre  ami  de  Cric- 
quebœuf?... 

—  Mais  non!...  mais  non!...  clama  M.  Du- 
furet plein  de  pitié  pour  l'intelligence 
bornée  du  concierge  de  la  somnambule.  ,Ie 
vous  ai  dit  :  un  mémoire  de  l'Académie  de 
Cricquebœuf.  Vous  avez  l'ouïe  récalcitrante, 
mossieu  le  concierge!... 

—  Ahl...  pas  d'insulte,  vous  savez!... 
tonitruale  cerbère,  devenu  soudain  furieux. 

Heureusement,  l'arrivée  d'un  journaliste 
compatriote  de  M.  Dufuret  interrompit  cette 
scène  qui  menaçait  de  se  terminer  violem- 
ment. Le  journaliste  était  justement  celui 
dont  les  articlesmarmoréens  et  une  brochure 
palpitante  d'intérêt  avaient  misla  somnambule 
à  la  mode. 

Il  était  par  conséquent  un  peu  de  la  maison, 
et  le  concierge  le  salua  très  bas. 

Et,  gr&ce  à  lui,  M.  Dufuret  put  fendre  la 
1.  Voir  ^Ouvrier  depuis  le  2  mai  1896. 


allons  causer  de  la  pluie  et  du  beau  tempo, 
puis  vous  me  verrez  m'endormir,  et  je  vous  dépeindrai-vôtre  tem- 
pérament. Lorsque  je  m'arrêter.ii, 
vous  me  poserez  des  questions.  Xe 
vous  étonnez  pas  d'être  tutoyé.  Du 
moment  où  je  tombe  eu  somme;', 
ce  n'est  plus  moi  qui  parle,  «'est 
l'Esprit!... 

L'érudit  n'eut  pas  longtemps  à 
attendre.  Ils  avaient  eu  à  peine  le 
temps  d'échanger  quelques  impres- 
sions sur  le  succès  probable  de 
l'Exposition  de  1900  et  la  chute  vu 
président  de  la  République,  que  la 
somnambule  s'endormit  et  se  ir,it 
sur  un  ton  monotone  à  débiter  ces 
vers  ; 

De  uaturel  très  emporté 
Te  Toiià  très  embêté, 
Car  tu  as  manifesté 
Désir  d'être  député. 
Hélas  !  Tu  peux  te  fouiller. 
Jamais  ne  seras  nommé-, 

-■  Moi!. ..interrompitavec  effa- 
rement M.  Dufuret.  Mais  jamais  je 
n'ai  songea  être  député  1...  Vo'us 
vous  trompez...  Moi.  député?... 
.\h!...par  exemple!... 

—  Ce  n'est  pas  moi,  répondit  la. 
somnambule,  c'est  l'Esprit!...  Mais 
on  vous  a  donc  fait  passer  un  tour?... 

—  Oui,  madame,  c'est  un  journaliste  de  mes  amis. 

—  Il  aurait  bien  du  me  prévenir!...  fit  la  somnambule  vexée. 
L'Esprit  croyait  apparem- 
ment que  vous  étiez  ce  can- 
didat à  la  députation.  qui 
m'a  fait  une  demande  de 
consultation,  voilii  quinze 
jours!...  Que  c'est  donc 
ennuyeux,  mon  Dieu,  que 
c'est  donc  ennuyeux!...  Et 
que  c'est  bête  d'intervertir 
les  numéros  sans  aver- 
tir ! 

•—  De  grâce,  madame, 
ne  vouslamentez  pas!...  fit 
M.  Dufuret.  Il  y  a  mal- 
donne, c'est  à  refaire. 
D'ailleurs,  il  m'indiffère 
absolument  que  l'Esprit  f 
me  dépeigne  mon  tempé- 
rament. J'aime  mieux  l'in- 
terroger sur  mes  docu- 
ments. 

—  Interrogez,     mon- 
sieur!...  Interrogez  l'Esorit' 


^ 


6t 


L'OUVRIER 


De  nouTeau,  la  somnambule  se  rendormit,  et  M.  Dufuret 
expliqua  : 

—  Voici  ce  que  c'est  :  je  désirerais  savoir  où  se  trouvent  des 
lettres  dans  lesquelles  il  est  question  de  Bras-d'acier,  un  sergent 
lie  la  74e  demi-brigade  passé  adjudant  à  Mayence  en  1794.  Je  sais 
où  se  trouvent  trois  de  ces  lettres,  mais  les  autres?... 

Longuement,  la  somnambule  parut  rédéchir.  M.  Dufuret  la  vil 
se  tordre  les  mains  avec  désespoir  comme  si  elle  éprouvait  une 
difficulté  à  connaître  la  retraite  cachée  de  (!es  mystérieuses  lettris. 
Enfin,  sa  figure  reprit  un  aspect  plus  serein.  Elle  dit: 

Oui,  je  leg  Tois,  tes  papiers, 
Tes  papiers  jaunes,  tactiés. 
Beaucoup  seraient  épatés 
De  ce  qu'un  brave  curé. 
De  son  traitement  privé. 
Mais  habile  vilrier, 
Les  a  tous  utilisés. 

M.  Dufuret,  abasourdi,  demanda  : 

—  Voilà  quelque  chose  qui  n'est  pas  très  ciair,  madamel... 
Ah!...  si  l'esprit  pouvait  préciser,  ça  ne  serait  pas  du  luxe!.,. 

Imperturbablement,  la  somnambule  poursuivit  : 

Loin  de  la  grande  cité 

Sont  papiers  éclaboussés. 

Je  vois  plaine  sans  pommiers. 

Sans  bouleaux,  sans  peupliers. 

Sans  berbe,  sans  poiriers. 

Il  faudrait  des  lieues  mareher 

Pour  la  plaine  tr.iverser. 

Vents  furieux  aiïronter 

Et  papiers  remplacer 

Par  verres  bien  travaillés. 

Voilà!  l'Esprit  a  parlé. 

Hâte-toi  te  retirer 

Mais  non  sans  avoir  payé. 

Lorsque  M.  Dufuret  se  retrouva  dans  la  rue,  il  avait  l'œil 
hagard,  et  il  se  frappait  le  crftne  à  le  fendre.  Ça  lui  avait  coûté 
cent  sous,  mais,  pour  son  argent,  il  en  avait  eu  plus  que  pas  assez,  et 
son  esprit  travaillait  furieusement. 

—  Plaine  immense!...  sans  poiriers!...  sans  pommiers!...  Plus 
de  doute,  ça  ne  peut  être  que  le  Sahara!...  Les  lettres  de  l'aïeul  de 
Chapiizot  sont  au  Sahara  I... 

Et  cette  réflexion  le  confirmait  dans  cette  idée  : 

—  Elle  n'a  pas  dit  sans  palmiers.  Or,  au  Sahara,  il  y  a  des 
palmiers;  donc,  plus  de  doute,  c'est  bien  le  Sahara. 

Puis,  il  hésitait  en  se  disant  : 

—  Mais  il  y  ai  un  curé!...  Elle  s'est  trompée,  ça  doit  être  un 
mufti  ou  un  marabout!...  Il  n'y  a  pas  de  curé,  au  Sahara! 

Mais,  d'autre  part,  des  détails  plus  précis  le  confirmaient  dans 
sa  première  opinion  :  vent  furieux  à  affronter!  Parbleu,  ce  ne 
pouvait  être  que  le  simoun.  Seulement,  voilà,  qu'était-ce  cette 
histoire  de  vitrier?... 

Dès  le  soir,  le  petit  père  Dufuret  feuilleta  la  géographie  d'Elisée 
Reclus,  afin  de  bien  étudier  tous  les  phénomènes  du  Sahara,  mais 
il  ne  trouva  rien  qui  pût  lui  donner  une  indication  utile,  et  la 
présence  de  membres  du  syndicat  des  vitriers  n'y  était  pas  spé- 
cialement mentionnée. 

En  revanche,  le  lendemain,  comme  il  allait  au  cercle  militaire 
pour  confier  ses  angoisses  au  colonel  Panachard,  il  eut  la  douleur 
d|exciter  chez  Chapuzot,  auquel  il  avait  narré  les  visions  de  la 
somnambule,  une  joie  délirante  et  débordante. 

—  Mossieu  Chapuzot  t  dit  le  père  Dufuret,  vous  moqueriez- 
vous  de  moi? 

—  Dieu  m'en  garde,  monsieur  Dufuret,  mais  je  ris  parce  que  je 
vais  vous  les  expliquer,  moi,  les  phrases  de  votre  somnambule!... 
Elle  vous  a  dit  vrai,  vous  savez,  très  vrail...  C'est  à  Santeuil  que 
les  lettres  de  mon  grand-papa  sont  restées!... 

—  A  Santeuil  1... 

—  Oui,  monsieur  Dufuret.  Voici  ce  que  c'est,  le  curé  de  Santeuil 
a  eu  tous  ses  carreaux  cassés  par  une  bourrasque.  Et  le  pauvre 
homme  n'a  pas  pu  les  faire  remettre,  ses  carreaux,  rapport  à  la 
suppression  de  son  traitement.  Il  a  collé  du  papier  à  la  place 
de  ses  carreaux  pour  empêcher  l'air  de  passer,  et  il  a  choisi  dans 
mes  vieilles  paperasses  de  famille  ce  qu'il  y  avait  de  plus  solide  et 
de  moins  déchiré.  Voilà,  voilà  l'explication  de  la  chose,  monsieur 
Dufuret!... 

—  Miséricorde!...  s'écria  l'érudit  en  se  frappant  le  front,  et 
qui  déclama  avec  emphase  : 

Beaucoup  seraient  épatés 
De  ce  qu'un  brave  curé, 
De  son  traitement  privé. 
Mais  habile  vitrier 
Les  a  tous  utilisés  1 

«  Et  dire  que  je  n'avais  pas  compris!...  Non!  Faut-il  queje  sois 
bête!  Le  faut-il,  hein?  Il  faut  vite  écrire  à  ce  brave  curé  de  décoller 
ces  papiers  avec  beaucoup  de  précaution  et  de  nous  les  renvoyer!... 

—  Oui,  dit  Chapuzot,  mais  il  faudra  lui  payer  des  carreaux  ; 
vous  n'allez  pas,  pourtant,  le  forcer  à  rester  exposé  à  tous  les  vents 
dans  son  presbytère! 

—  C'est  trop  juste!...  Je  vais  en  parler  au  colonel,  Nous  nous 
cotiserons! 


Le  colonel  grogna  un  peu  en  apprenant  qu'il  fallait  débourser 
de  nouveau. 

—  Nom  d'une  bobineUel  s'écria-t-il.  ça  finit  par  revenir  cher, 
votre  archéologie. 

—  Possible,  mon  colonel,  répliqua  l'érudit,  mais  ce  qu'elle  fait 
d'heureux  est  inimaginable!  Vous  n'auriez  pas,  sans  elle,  retrouvé 
les  lettres  de  l'aïeul  de  Chapuzot. 

—  Et  le  curé  de  Santeuil  n'aurait  jamais  eu  de  carreaux  à  ses 
feuélrcsl  ajouta  Chapuzot. 

H  remercia  bien  vivement  le  colonel  Panachard,  l'excellent 
curé  de  Santeuil,  et  il  lui  renvoya  un  monceau  de  papiers  tout  effran- 
gés, sur  lesquels  la  pluie  avait  dessiné  d'étranges  arabesques. 

Ce  fut  ainsi  que  nos  quatre  personnages  retrouvèrent  l'aïeul  de 
Chapuzot  et  l'adjudant  Bras-d'acier,  qui    n'avaient  pas    quitte  la 
Prusse,  mais  qui  croyaient  aller  enFrance,  tandis  que  le  Directoire 
les  expédiait  sur  l'Italie... 
{La  suite  au  prochain  numéro.)  Jean  Dradlt. 


NOTRE  CONCOURS  DE  COLORIAGE 


Nous  rappelons  aux  concurrents  retardataires  que  c'est  deiiiain 
jeudi  28  mai  qu'ex[iire  le  déini  d'envoi  des  compositions. 

Tout  envoi  portant  un  cachet  de  la  poste  de  date  plus  rappro- 
chée sera  considéré  comme  non  avenu. 


GENEROSITE  SPIRITUELLE 

Par  SIGISMOND  GONDRIN 


«  l'n  homme  seul  est  un  homme,  dit  quelque  part  un  moraliste 
célèbre,  mais  un  grand  nomhre  d'hommes  réunis  c'est  la  foule,  et 
la  foule  c'est  toujours  cette  force  idiote,  mauvaise  ou  puérile,  qui 
condamna  le  Christ  et  délivra  Barabbas. 

A  l'appui  de  cette  opinion,  j'apporterai  une  très  amusante 
anecdote  qui  vaut  bien  la  peine  d'être  contée. 

En  1848,  le  département  du  Gers  passait  à  bon  droit  pour  un 
des  plus  avancés  de  France.  Sans  y  être  très  nombreux  peut-être, 
les  républicains,  les  rouges  comme  on  disait  alors,  n'étaient  point, 
tant  s'en  fallait,  des  quantités  négligeables,  d'autant  qu'ils  étaient 
infiniment  plus  résolus  que  les  gens  d'ordre  et  bien  pensant,  ce 
qui,  pour  l'ordinaire,  se  produit  du  reste. 

L'arrondissement  d'Auch  et  celui  de  Mirande  se  signalèrent 
particulièrement  par  leur  elïervescence.  Les  beaux  parleurs  de  ces 
deux  villes,  c'est-à-dire  les  avocats,  secondés  par  quelques  clercs 
de  notaire  et  quelques  pauvres  avoués,  se  succédaient  aux  tribunes 
dressées  dans  les  clubs  et  sur  les  places  publiques  pour  haranguer 
les  citoyens  en  termes  virulents,  imités  des  pires  énergumènes 
de  93.  Beaucoup  d'entre  eux.  avec  la  facilité  qu'ont  les  .Méridio- 
naux à  se  prendre  pour  ce  qu'ils  voudraient  être,  se  croyaient  sin- 
cèrement de  nouveaux  Mirabeaux,  et  selon  la  tendance  d'esprit  de 
chacun  :  un  girondin  ou  un  montagnard,  Vergniaud  ou  Robes- 
pierre, Camille  Desmoulin,  Danton  ou  même  Marat. 

Heureusement  qu'il  se  dépensait  dans  ces  assemblées  houleuses 
plus  de  paroles  que  d'action  et  qu'il  y  eut  loin  de  la  coupe  aux 
lèvres  pour  tous  ces  novateurs  et  ces  justiciers  d'aventure.  A 
Marciac,  par  exemple,  un  chef-lieu  de  canton  qui  se  fit  beaucoup 
remarquer,  il  arriva  qu'une  liste  de  notables  de  la  ville  fut  dres- 
sée, liste  qui  portait  en  tête  ces  mots  écrits  à  l'encre  rouge,  d'une 
gothique  superbe  : 

e  Pour  être  accrochés  aux  crocs  des  bouchers  de  la  cité,  par 
ordre  du  Comité  révolutionnaire.  » 

Or,  personne  ne  fut  ni  accroché  au  croc  des  bouchers,  ni 
pendu,  ni  mis  à  mort  par  arme  à  feu  ou  arme  blanche  dans  la 
ville  ni  dans  le  canton  de  Marciac. 

Toutefois,  c'est  dans  ledit  canton  que  se  passa  l'aventure  qui 
motive  cet  article. 

A  quinze  cents  mètres  environ  de  la  rivière  Airos.  qui  va  un 
peu  plus  loin  grossir  l'Adour,  se  trouve  un  petit  village  appelé 
Malabat.  Depuis  déjà  bien  des  années,  la  commune  de  Malabat 
était  administrée  car  M.  de  Balz,  le  plus  sage  et  le  plus  honnête 
magistrat  qui  fût  jamais,  mais  aussi  le  moins  républicain  et  le 
plus  ami  de  l'ordre  et  de  la  justice  que  l'on  pût  rencontrer.  Tout 
le  monde,  dans  le  rayon  étroit  de  son  administration,  comme 
dans  celui  beaucoup  plus  vaste  de  ses  relations,  se  plaisait  à  ren- 
dre hommage  à  ses  vertus  publiques  et  privées;  jamais  il  n'avait 
donné  un  mauvais  exemple  ii  sa  famille,  ses  amis  ou  ses  administrés. 

Nous  savons,  de  source  certaine,  qu'un  jour  où  il  chassait,  lui 
le  plus  habile  chasseur  du  pays,  le  long  d'une  haie  marquant  la 
limite  du  Gers  et  des  Haules-Pyrénées,  il  abaissa  vertueusement 
son  fusil,  au  moment  exact  où  il  allait  en  presser  la  détente, 
parce  que  le  lièvre,  objet  de  ses  poursuites  ce  matin-là,  venait  de 
quitter  le  Gers  pour  les  Ilnules-Pyrénées,  département  dans  lequel 
un  arrêté  du  préfet,  plus  zélé  que  son  collègue  d'Auch,  avait  inter- 
dit la  chasse  depuis  la  veilla. 


L'OUVRIER 


09 


Il  arriva  donc,  en  1852,  lors  du  coup  d'Etat,  que  le  Gers  essaya 
de  tenir  tète  à  l'Empire  et  que  le  procureur  impérial  de  Mirande, 
un  certain  M.  Chevert,  dut  se  rendre  à  Malabat  pour  remplir  je  ne 
sais  quel  mandat  de  sa  charge. 

Dés  qu'il  fut  signalé,  les  paysans  quittèrent  leurs  champs,  en- 
to\irèrenl  sa  voiture,  coupèrent  les  traits  des  chevaux  et  le  fer- 
lèrent de  mettre  pied  à  terre,  résohis  à  venger  sur  lui  les  vexa- 
tions nombreuses  dont  le  nouveau  4,'oiivernemenl  les  accablait  et 
l'oilieuse  trahison  dont  Napoléon  sctait  rendu  coupable  envers  la 
république.  La  scène  se  passait  à  l'entrée  du  village  de  Malabat, 
sur  la  route  départementale  qui  le  traverse.  Des  villages  voisins 
beaucoup  d'hommes  étaient  venus  se  joindre  au  cortège  menaçant 
du  malheureux  chef  du  parquet.  Ce  n'était  pas  un  brave  que 
M.  Chevert,  sa  pâleur  était,  parait-il,  livide,  ce  qui  soulevait  de  la 
part  de  ses  bourreaux  les  plus  odieuses  plaisanteries.  Ils  étaient 
bien  de  quatre  à  cinq  cents,  tous  armés  de  fusils,  de  bâtons,  de  la 
terrible  faux  à  couper  les  foins,  de  piques,  de  faucilles  et  de  toutes 
sortes  d'instruments  aratoires.  Les  femmes,  presque  aussi  nom- 
breuses que  les  hommes,  criaient  plus  fort  qu'eux  et  se  plaignaient 
que  le  traître  ne  fût  pas  déjà  mis  ii  mort.  Chacun  proposait  un 
genre  de  supplice  différent:  les  uns  voulaient  le  pendre  à  l'arbre 
de  la  liberté,  d'autres  lui  trancher  la  tète  avec  une  faux  pour  se 
rapprocher  de  la  guillotine,  d'autres  entendaient  qu'il  fût  lapidé 
afin  que  chacun  eût  sa  part  dans  le  massacre  et  qu'on  put  y 
admettre  les  enfants. 

Les  choses  en  étaient  là  lorsque  M.  de  Batz,  dont  la 
maison  est  éloignée  du  village,  et  chez  lequel  le  cocher  de 
M.  Chevert  avait  couru,  arriva  au  milieu  de  l'émeute.  11  n'aimait 
pas  M.  Chevert,  duquel  il  avait  personnellement  très  grave- 
ment à  se  plaindre,  mais  il  était  incapable  de  mettre  à  profit 
l'occasion  pour  se  venger  d'un  ennemi,  si  déloyal  que  cet  ennemi 
put  être,  pour  oublier  son  devoir  de  chrétien,  d'homme  et  de 
magistral  en  faveur  d'une  rancune.  D'un  coup  d'œil  il  jugea  la 
situation  :  les  esprits  étaient  trop  échauffés  pour  entendre  sa  voix, 
son  autorité  serait  méconnue,  il  fallait  tourner  la  difûculté  puis- 
qu'on ne  pouvait  la  dominer  et  parvenir,  grâce  à  l'adresse  du  mo- 
ment où  la  force  était  impuissante,  à  sauver  la  vie  d'un  homme, 
à  épargner  un  ci-ime  à  ses  administrés.  Se  penchant  à  l'oreille  du 
cocher  qui  l'avait  prévenu  il  lui  dit  à  voix  basse: 

—  Sans  perdre  une  minute,  trouvez  le  mo3'en  de  ratteler  vos  che- 
vaux et  tenez-vous  sur  votre  siège  prêt  à  partir  à  toute  vitesse 
quand  je  vous  en  donnerai  l'ordre. 

M.  de  Batz  venait  de  concevoir  un  plan  aussi  ingénieux 
qu'habile,  toutefois  il  n'osait  en  espérer  le  triomphe. 

Dès  qu'il  franchit  le  cercle  qui  le  séparait  de  M.  Chevert 
et  que  ce  dernier  l'aperçut,  il  tendit  vers  lui  des  bras  suppliants,  le 
conjurant  de  le  sauver. 

Le  maire  de  Malabat  le  toisa  dédaigneusement,  et  dune  voix 
assez  forte  pour  que  tous  l'entendissent  il  répondit: 

—  Vax  populi,  vo.c  Uci. 

—  Que  dit-il  ?  que  dit  monsieur  le  maire  ?  se  demanda-t-on  de 
toute  part. 

—  La  voix  du  peuple  c'est  la  voix  de  Dieu,  traduisit  l'instituteur 
en  se  rengorgeant. 

Un  tonnerre  d'applaudissements  et  de  yivats  pour  M.  de 
Batz  se  fit  entendre,  arrachant  du  cœur  de  M.  Chevert  sa 
dernière  espérance.  Se  sentant  approuvés  pnr  leur  maire,  les  émcu- 
tiers  vociférèrent  de  plus  belle,  remettant  en  question  le  genre  de 
niiu't  qui  serait  inlligé  au  trailre,  mais  quelqu'un  s'avisa  qu'il 
fallait  prendre  l'avis  du  maire. 

Un  des  plus  forcenés  s'avança  donc  vers  M.  de  Batz  et  lui  dit  : 

—  Citoyen,  de  quelle  mort  mourra-t-il? 

—  De  celle  que  vous  voudrez,  répondit  l'interrogé. 
vc  Mais  mon  avis  serait  de  le  noyer. 

—  C'est  ça,  noyons-le,  noyons-le;  à  l'.^rros!  à  l'.Xrros! 

Et  cette  masse  de  fauves  se  mit  en  route  pour  la  rivière  en 
chantant  la  ihirseillaise  agrémentée  des  plus  pitoyables  lazzis  et 
de  maintes  bousculades  adminisli'éesau  condamné,  tandis  que  M.  de 
Batz  marchait  fièrement  avec  eux,  occupant  la  place  d'honneur  à 
coté  du  drapeau  tricolore  qu'on  était  allé  prendre  à  la  mairie.  .\ 
mesure  qu'on  approchait  de  l'eau,  les  cris  de  celte  populace  deve- 
naient plus  furieux.  M.  de  Batz  jugea  que  le  moment  était  venu  di' 
détendre  un  peu  les  esprits  par  le  rire.  Il  avait  gardé  le  silence 
depuis  sa  motion  en  faveur  de  l'eau,  il  se  retourna  un  peu  et 
montrant  M.  Chevert  qui  était  petit  mais  très  gros. 

—  Je  crois  que  son  ventre  tremble,  fit-il  en  le  désignant  du  doigt. 
Cette    vulgaire    plaisanterie,   à   ia    portée  de    tous,   fut   bien 

accueillie  et  donna  sans  doute  naissance  à  une  série  de  quolibets 
plus  joyeux  que  sinistres,  car  plusieurs  éclats  de  rire  se  firent  jour 
u  travers  les  menaces  de  mort. 

On  était  arrivé.  En  cet  endroit,  la  rivière,  encaissée  et  profonde, 
était  dégarnie  sur  son  bord,  rien  de  plus  facile  que  d'y  précipilei 
le  condamné,  dont  le  faciès  vert,  à  force  d'être  pâle,  avait  revêtu 
l'express'ion  stupide  et  basse  de  ceux  que  la  peur  a  vaincus. 

M.  de  Batz  se  place  au  premier  rang,  fait  remarquer  le  point 
où  il  faut  jeter  le  condamné  poui"  qu'il  n'ait  aucune  chance  de  si' 
sauver. 

Deux  hommes  amènent  sur  la  berge  M.  Chevert,  l'enlèvent  de 


terre,  le  balancent  en  l'air;  une  minute  encore,  bien  moins,  deux 
secondes  et  son  corps  va  disparaître  dans  l'eau  de  l'Arros  grossie 
et  troublée  par  la  fonte  des  neiges. 

A  ce  moment  précis,  M.  de  Batz  pose  sa  main  sous  le  bras  d'un 
des  exécuteurs  et  s'écrie  : 

—  Une  idée.  Si  nous  lui  mettions  sa  culotte  et  son  paletot  à 
l'envers,  comme  jadis  au  roi  Uagobert  et  que  nous  le  ramenions 
ainsi  au  village.  Il  y  aurait  de  quoi  rire.  El  aussitôt  il  entonne  a 
pleine  voix  la  vieille  chanson  bien  connue  de  tous  les  Français  : 

«  C'est  le  roi  Dagobert. 

«  Qui  a  mis  sa  culotte  à  l'envers. 

Cette  foule,  macabre  tout  à  l'heure,  devient  folâtre;  on  retourne 
les  vêtements  du  procureur  impérial  et  on  le  ramène  au  village 
au  chant  du  roi  Dagobert. 

—  En  voiture,  en  voiture  I  crie  M.  de  Batz  qui  n'a  cessé  de 
chanter  avec  la  foule,  les  rois  ne  vont  pas  à  pied. 

—  Les  rois  ne  vont  pas  à  pied,  hurle-t-on  de  toute  part. 

La  voiture  est  prête;  M.  le  maire  lui  incorpore  le  chef  du 
parquet  et...  fouette  cocher.  C'est  ainsi  que  finit,  dans  le  plus 
parfait  comique,  une  scène  lugubre  et  tragique,  gr-àce  à  l'esprit,  au 
bon  sens  et  au  sang-froid  d'un  homme  assez  chrétien  pour  ne 
permettre  à  aucune  pensée  de  vengeance  de  germer  dans  son 
cœur. 

SiGISMOXD    GONDBIN. 


3rOIS    DE    JESUS 

De    iMarguerite-lVIarie    Alacoq.ue    et   de 
I*  aray-le-^Ioixlal 


HISTOIRE  DE  LA  GRANDE  RÉVÉLATION 

DES  TEMPS  MODERNES 

P.VR 

L'abbé  J.-L.-A.  MAUREL. 
PRIX  :  «  fr.  SÎO 


Vendu  cxceplionnelleinenl  jusqu'à  la  fin  du  mois  de  juin  aux  prix 
de  1  fr.  50  l'exemplaire  franco,  et  de  12  francs  les  12  exem- 
plaires franco. 

Beaucoup  de  nos  lecteurs,  beaucoup  d'établissements  religieux 
nous  demandent  un  mois  du  Sacré-Cœur;  nous  ne  pouvons  pas 
leur  en  indiquer  de  meilleur  que  l'ouvrage  de  M.  l'abbé  .Maurel. 

Il  nous  suffira,  pour  montrer  combien  il  est  digne  de  reconi- 
mandalion,  de  citer  la  lettre  qu'écrivait  naguère  à  l'auteur  l'éfni- 
nent  archevêque  de  Bordeaux,  le  cardinal  Donnet. 

€  Monsieur  l'abbé, 

«  Les  manuels  composés  pour  vlmiu'  en  aide  à  la  piété  dans  les 
circonstances  où  il  s'agit  d'une  dévotion  de  longue  haleine,  comme 
celle  d'un  mois  de  Marie  ou  d'un  mois  du  Sacré-Cœur,  par  exemple, 
sont  très  utiles  et  très  précieux,  si  leur  composition  est  bien  enten- 
due. Celui  que  vous  avez  composé  pour  le  mois  du  Sacré-Cœur, 
sous  le  titre  de  Mois  de  Ji'sus,  de  Marguerite-Marie  Atacoque  et  de 
Paray-le-Monial,  possède  cet  avantage  par  l'ingénieuse  disposition 
que  vous  avez  prise  de  rapprocher  chaque  jour  un  fait  de  la  vie  de 
Noire-Seigneur  de  la  circonstance  ou  de  la  pensée  particulière  des 
révélations  de  Marguerite-Marie,  que  vous  présentez  ce  jour-là  à 
la  méditation  du  lecteur.  Ces  rapprochements,  le  plus  souvent 
parfaitement  harmonisés  et  accompagnés  de  pieuses  et  solides 
réflexions,  sont  de  nature  à  donner  jusqu'au  bout  de  l'intérêt  aux 
exercices  du  mois  du  Sacré-Cœur  et,  par  suite,  à  obtenir  un  bon 
résultat  d'édification. 

«  Recevez,  monsieur  l'abbé,  mes  félicitations  pour  ce  pieux 
travail,  que  je  bénis  de  grand  eœur,  en  même  temps  que  son  au- 
teur. 

«  ■}-  l''iiHDi>A.ND,  C'trd.  DOiV.NET,  archevêque  de  Bordeaux.  » 

l'our  recevoir  franco  le  Mois  de  Jésus,  il  suffit  d'envoyer 
1  fr.  50  en  mandat-poste  ou  en  timbres,  à  M.  He.nri  G.VUTIÉR, 
éditeur,  35.  quai  des  Grands-Augustins,  à  Paris. 

Pour  recevoir  douze  exemplaires  franco  par  colis  postal,  envoyer 
•12  francs  à  la  même  adresse.  (Prière  d'indiquer  la  gare  la  plus 
rapprochée  du  domicile  de  l'acheteur.) 


64 


L'OUVRIER 


MAGIE  BLANCHE  EN  FAMILLE 


Escamotage  d'un  enfant. 

PUi^ipurs  iprlpurs  de  \' Ouvrier  nons  ont  demandé  de  leur  indi- 
quer qnflqup  tour  de  magie  à  grand  efîel  qui  puisse  terminer  bril- 
lamment une  séance  de  physique  amusante,  sans  nécessiter  pour- 
tant l'achat  d'appareils  trop  coûteux. 

Nous  pensons  répondre  à  leur  désir  en  leur  présentant  1  expé- 
rience suivante,  dont  l'exécution  n'exige  en  somme  que  peu 
d'adresse  et  un  appareil  de  construction  facile,  dont  le  prix  de  re- 
vient pourra  varier  de  cinq  à  trente  francs,  suivant  que  Ion 
s'adressera  au  menuisier  et  au  peintre  pour  la  construction  d'un 
piédestal  élégant,  ou  que,  amateur  de  travaux  manuels,  on  se 
contentera  de  transformer  en  piédestal  une  vieille  caisse  qui  peut 
fort  bien  être  rendue  present^able  par  une  ga»«iture  de  papier 
peint  ou  d'étoffe. 

Outre  ce  piédestal,  il  faudj-a  une  planche,  —  une  rallonge  de 
table,  par  exemple,  —et  une  sorte  de  grand  cylindre  dont  nous  don- 


nerons plus  loin  la  description,  enfin,  un  grand  tapis  delaine,  carré, 
d'un  mètre  et  demi  au  moins  de  côté. 

Voyons  d'abord  l'effet  du  tour. 

Un  enfant  est  placé  sur  un  piédestal.  Pour  éviter  tout  soupçon 
de  substitution,  on  lui  attache  au  cou,  à  la  ceinture,  aux  bras, 
divers  objets  fournis  par  les  spectateurs  :  clefs,  mouchoirs,  mé- 
dailles, riibans,  que  l'on  peut  même  sceller  en  employant  pour  cela 
de  la  cire  molle  :  on  fait  ainsi  durer  le  plaisir. 

L'enfant  est  ensuite  voilé  sm- son  piédestal  par  le  grand  cylindre 
en  bois  et  en  étoffe  qui  est  recouvert  par  le  tapis  de  laine  dont 
nous  avons  parlé:  le  magicien  dit  que  c'est  pour  éviter  que  l'enfant 
puisse  s'échapper  par  en  haut. 

A  cela  quelqu'un  répondra  peut-être  que  le  piédestal  est  bien 
là  pour  servir  à  quelque  chose. 

—  Ce  piédestal  vous  semble  suspect?  Eh  bien,  nous  allons  isoler 
complètement  l'enfant  dans  l'espace  ! 

Le  magicien  et  son  aide  —  car  cette  scène  demande  trois  per- 
sonnages —  prennent  chacun  la  rallonge  de  table  par  une  extré- 
mité, et  la  tiennent  horizontalement  soulevée  devant  l'enfant 
à  la  hauteur  du  piédestal. 

«  Avancez-vous!  »  commande  le  magicien  au  petit  prisonnier. 
L''enfanl  obéit,  et  vient  se  placer  sur  la  planche,  entraînant  avec 
lui  le  cylindre  recouvert  du  tapis  qui  le  cache  aux  yeux  de 
l'assistance. 

Un  faux  mouvemeni  du  servant  qui,  à  ce  moment,  a  fait  bas- 
culer légèrement  en  arriére  le  cylindre,  a  laissé  voir  un  insfant  à 
tout  le  monde  les  pieds  de  l'entant  qui  est  donc  isolé  maintenant 
au  milieu  de  la  scène  sur  une  planche  portée  par  deux  hommes. 
Cest  dans  ces  conditions  difficiles  que  l'escamotage  va  s'opérer. 

Un  silence  profond  règne  dans  l'assistance. 

—  Celle-là  serait  forte,  par  exemple!  dit  un  monsieur  quia 
l'habitude  de  faire  à  haute  voix  ses  réflexions. 

Une...  deux...  trois  1  commande  le  magicien.  Le  cylindre  ren- 
versé tombe  ot  roule  vide  sur  le  sol.  Plus  personne  sur  la  planche, 
mais,  du  fond  de  la  salle,  part  un  frais  éclat  de  rire  :  c'est  l'en- 
tant escaniulé  qui  .npparait  là-bas:  il  accourt,  muni  de  divcis 
objets  dont  on  l'a  chargé  ou  marque  et  qui  sont  toujours  tels  qu'un 
les  a  mis,  fixés  sur  sa  poitrine,  à  son  cou,  à  ses  hr.is,  par  les  scellés 
intacts. 


{Tous  droits  réserves.) 


(La  suite  à  mercredi  prochain.) 
Magus. 


RECETTES  DE  LA  SEMAINE 

Bains  de  Plombières  artificiels. 

Concassezet  réduisez  en  poudregrossière.  après  l'avoir  fait  sécher 
à  l'étuve  ou  au  soleil,  —  suivant  la  saison,  —  la  substance  aroma- 
tique :  café,  vanille,  cannelle,  dont  vous  voulez  avoir  l'essence. 
Mettez  ces  poudres  sur  un  morceau  de  mousseline  placé,  sans  être 
trop  tendu,  au-dessus  d'un  verre  bien  propre  et  bien  essuyé.  Couvrez 
le  tout  avec  une  assiette  pleine  de  cendres  brûlantes. 

Aussitôt  que  la  chaleur  produira  son  etfet.  l'essence  se  dégagera, 
descendant  le  long  des  parois  intérieures  du  verre,  et  se  réunira  au 
fond.  Quand  elle  ne  coulera  plus,  il  n'y  aura  qu'à  la  recueillir  avec 
soin. 

Contre  le  mal  de  dents. 

Prendre  deux  ou  trois  cuillerées  de  vinaigre  pur  vin  et  autant 
de  bonne  eau-de-vie.  Couper  un  peu  de  savon  de  Marseille;  faire 
dissoudre  le  savon  dans  l'eau-de-vie  et  le  vinaigre;  faire  cliauffer 
fortement  le  tout;  trempez  des  linges  dedans  et  les  mettre  sui-  la 
joue  du  côté  des  dents  malades.  La  douleur  disparait  presque  de 
suite.  Si  elle  persiste  encore,  renouveler  les  compresses. 


CADEAUX  DE   PRElVltÈRE  COIVIMUNION 


LE   SACRÉ-CŒUR    DE    JÉSUS 


Pendant  les  mois  de  mai  et  de  juin,  notre  superbe  chromolitho 
graphie  a  sa  place  marquée  dans  l'oratoire  de  toutes  les  familles 
chrétiennes,  au-dessus  du  prie-Dieu  des  personnes  pieuses. 

En  tout  temps,  on  nous  la  demande  de  partout,  mais,  après  lui 
avoir  donné  la  place  d'honneur  à  son  foyer,  c'est,  surtout  en  ces 
mois  bénis,  le  cadeau  qu'on  aime  à  offrir  à  ses  amis,  aux  enfants 
des  premières  communions,  aux  maîtres  qui  les  ont  préparés  à  ce 
grand  acte. 

.\ussi  nos  éditions  s'écoulent  avec  une  prodigieuse  rapidité  et 
les  félicitations  les  plus  chaleureuses  nous  arrivent  de  toutes  parts. 
Ce  succès  ne  nous  surprend  pas,  car  nul  tableau  du  Sacré-Cœur 
nest  comparable  à  celui  dont  nous  livrons  à  un  public  d'élite  des 
reproductions  d'une  perfection  irréalisée  jusqu'à  ce  jour. 

,  Notre  chromolithographie  a  été  accueillie  avec  une  satisfaction 
toute  paternelle  par  notre  saint  et  grand  pape  Léon  XIII,  et  placée 
avec  honneur  dans  les  palais  de  nos  évèques,  qui  s'en  font  les 
ardents  propagateurs;  les  fidèles  ont  été  heureux  de  suivre  une 
si  haute  impulsion  et,  selon  l'invitation  de  nos  premiers  pasteurs 
et  de  la  presse  catholique,, ils  doivent  contribuer  de  tout  leur  pou- 
voir à  la  diffusion  de  ce  tableau,  qui  rend  enfin  d'une  manière  digne 
d'elle  cette  divine  dévotion. 

Nous  ne  saurions  trop  engager  les  âmes  pieuses  à  aider  à  la 
[jropagation  de  cette  remarquable  image. 


CONDITIONS  DE  VENTE 

ÉDITION  DE  eC  CENTIMÈTRES  SUR  46  CENTIMÈTRES 

PRIX  : 

Sans  cadre  :  5  francs;  franco,  par  la  poste. 

Avec  cij>iti:  tout  or  :  12  francs;  ajouter  3  francs  pour  le  port 

et  l'emballage  en  caisse. 


ÉDITION  DE  51  CENTIMÈTRES  SUR  39  CENTIMÈTRES 
PRIX  : 

Sans  cadre  :  2  fr.  50,  franco,  par  la  poste. 

Avec  cadre  tout  or  :  8  francs;  ajouter  2  francs  pour  le  port  et 

l'emballage  en  caisse. 

Écrire  et  envoyer  mandat-poste  ou  timbres  français  à  la  librairie 
Blériot,  HENRI  (ÎAUTIER.  successeur,  55,  quai  des  Grands-Augus- 
tins,  à  Paris. 

Lo  Directcitr-Girant  :  Henri  GAUTIER.  —  Sceaui,  Imp.  Cbarairo  et  C". 


5      centimes  le  N»        /  «  n    centimes  le  N'V  -ito    m  r\  ji  '*' 

année  courante.      \  1  U    années  échues. ^  i\      lai/ 


TRENTE-SIXIÉHE  ANNÉE.  —  30  Mai  1898. 


LOUVRIER 

Journal  illustré  parîtissant  le  Mercredi  et  le  Samedi 


àBOMXEMEM  D'UN  AN  ; 

(104  numéros) 

Fraoce,  Algérie  et  Belgique 

6  (l-ancs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  . 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAUTIER,  successeur, 

53,  quai  des  Grands-Augustins,  Paris. 


ABONNI  MENT  D'UN  AN 

(104  numéros) 

Colonies  et  Etranger  (sanf  1* 

Belgique)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  FAURE 


«est  vous,  nUelte?  demanda  le  lord  sans  relever  la  létc.  (Voir  page  67.) 


66 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE  :  Les  Voleurs  d  or.  p»r  Georges  Le  Faure.  —  Un  Aïeul  de  Chapu- 
ZOt,  par  Jean  Drault.  —  Chronique,  par  Oscar  Havard.  —  Recettes  de  la 
semaine. 

LES  VOLEURS  D'OR 

PAR 

GEORGES  LE  FAURE 


IX 

ou  MISS  EDWIDGE    SÉVANOUIT 

Jean  de  Brey  n'en  pouvait  croire  ses  oreilles  et,  quelque  assu- 
rance que  lui  donnât  Henry  Kinburn,  il  ne  s'imaginait  pas  que 
réellement  la  jeune  fille  eût  voulu  lui  laisser  entendre  chose  sem- 
blable. 

«  Ce  que  femme  veut,  Dieu  le  veut  »,  avait-elle  dit.  et  de  celte 
phrase  son  ami  augurait  que  miss  Edwidge  avait  deviné  le  senti- 
ment dont  était  pleine  Tàme  de  l'officier  et  qu'elle  le  partageait... 

—  Ohl  non...  non...  cela,  ce  serait  trop  de  bonheur! 

Et  comme  il  avait  murmuré  cette  phrase  à  mi-voix,  Kinburn  se 
mit  à  rire,  de  ce  rire  épais,  grossier,  pas  très  malin,  qui  lui  était 
familier. 

—  Trop  de  bonheur!  répéta-t-il,  et  pourquoi?  Où  voyez-vous,  je 
vous  prie,  qu'il  y  ait  trop  de  bonheur  jamais  pour  une  jeune  iille 
à  remet  Ire  le  soin  de  son  existence  entre  les  mains  d'un  garçon 
plein  d'honneur,  de  loyauté,  de  droiture,  de... 

•Jean  interrompit  vivement  son  ami  et,  lui  prenant  les  mains  : 

—  De  grâce,  Henry,  ne  poursuivez  pas,  car  avec  vos  compli- 
ments exagérés,  vous  pourriez  me  faire  croire  que  vous  vous  mo- 
quez... 

Mais,  gravement,  l'Anglais  répliqua  : 

—  Vous  savez  que  je  vous  aime  beaucoup,  Jean,  et,  quoique  je 
pense  sincèrement  de  vous  tout  le  bien  que  je  viens  de  dire,  il  se 
peut,  en  effet,  qu'à  vous  voir  si  joyeux  je  perde  un  peu  la  notion  du 
vraisemblable... 

Mais  le  visage  du  jeune  officier  s'était  rembruni. 

—  Et  pourtant,  murmura-t-il,  ce  n'est  point  chose  possible; 
dans  la  situation  où  je  me  trouve  à  présent,  puis-je  songer  à  fonder 
une  famille?...  Avec  ma  solde,  c'est  tout  juste  si  je  pourrai  me  suf- 
fire à  moi-même...  en  admettant  toutefois  que  ma  situation  ne  soit 
pas  tellement  obérée... 

Henry  Kinburn  l'interrompit  d'un  éclat  de  rire. 

—  Vous  plaisantez  I...  Que  voulez-vous  que  ma  cousine  fasse  de 
votre  solde...  et,  en  supposant  même  que  les  mines  d'or  ne  vous 
aient  pas  mis  dans  la  situation  fâcheuse  où  vous  vous  trouvez, 
de  quelle  utilité  eût  pu  être,  dans  l'afl'aire,  votre  fortune?...  Miss 
Kdwidgea  une  dot  qui  lui  permet  de  s'offrir  le  mari  de  son  choix..., 
même  sans  le  sou... 

Les  joues  du  lieutenant  se  couvrirent  d'une  pâleur  mortelle: 
ses  regards  étincelèrent  d'un  feu  iqdigné,  et  se  frappant  sur  la 
poitrine  : 

—  C'est  à  moi  que  vous  tenez  un  langage  pareil!  s'exclama-t-il; 
songez-vous  bien  à  ce  que  vous  dites?...  Je  croyais  être  assez  connu 
de  vous  pour  que,  non  pas  une  certitude,  mais  même  un 
simple  soupçon  ne  pût  vous  venir  que  j'étais  homme  à  accepter 
une  semblable  combinaison... 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  en  vérité...  mon  cher  ami! 

—  Comment!  vous  ne  comprenez  pas  ce  que  vos  paroles  ont 
d'humiliant  pour  moi!...  Je  ne  suis  point  de  ces  jouets  ou  de  ces 
bibelots  d'étagère  qu'une  femme  peut  «  s'offrir  »  ainsi  que  vous  venez 
de  le  dire... 

—  ...  Sans  aucune  intention  de  vous  froisser,  mon  cher  ami, 
croyez-le  bien...,  interrompit  vivement  Henry  Kinburn... 

—  Et  j'en  suis  persuadé!...  mon  bon,  mon  excellent  ami... 
mais  ce  que  vous  venez  de  me  dire,  sans  penser  à  mal,  le  monde 
le  dira,  lui,  mécbanmient...  c'est  ce  que  je  ne  veux  point... 

Kinburn  leva  les  bras  dans  un  geste  éloquent  et  déclara  : 

—  Alors,  la  situation  me  paraît  bien  compliquée... 

—  Non,  elle  est  simple:  j'exécute  mon  programme;  je  pars  à 
Grasse,  de  là  à  Paris  ..  et  i  omme  elle  part  aussi...,  l'éloignement 
mettra  entre  nous  une  infranchissable  barrière... 

Le  visage  de  son  ami  s'était  fait  grave. 

—  A  merveille,  déclara-t-il  ;  vous  êtes  homme,  vigoureux,  et 
avec  le  temps,  vos  études  aidant,  vous  oublierez... 

—  Jamais,  déclara  énergiquement  l'officier. 

—  Mais  elle,  faible,  maladive...  elle  moiu'ra... 
Frappé  au  cœur,  Jean  de  lirey  chancela. 

—  Que  faire?  balbutia-t-il  éperdu,  que  faire?... 

—  Bien  autre  chose,  à  mon  avis,  qu'attendre:  la  précipitation 
ne  vaut  rien;  allez  arranger  vos  affaires  à  Paris  et  reposez-vous-en 
sur  ce  que  vous  .'i  dil  Edwidge  en  vous  quittant-  «  Ce  que  femme 
veut,  Dieu  h^  Vint...  » 

\.  Voir  \'Ouvri"r  .li'puis  le  2  mai  tSgB. 


Le  lieutenant  était  assis  sur  une  chaise,  les  coudes  sur  les 
genoux,  la  tête  entre  les  deux  mains,  en  proie  à  une  perplexité 
profonde  ;  un  pas  fit  crier  le  gravier  et  le  jeune  homme  se  redressa, 
honteux  de  se  laisser  surprendre  en  une  semblable  posture. 

C'était  un  domestique  qui  venait  prévenir  Henry  Kinburn  que  lord 
Cornallett  le  priait  de  ne  point  partir  avant  de  l'avoir  vu... 

Jean  de  Brey  se  leva. 

—  Je  vous  laisse,  mon  cher  ami,  dil-il  en  tendant  la  main  à 
Kinburn. 

—  Point,  nous  avons  encore  à  causer...  Reconduisez  votre 
cheval  à  l'hôtel  et  attendez-m'y  ;  ce  que  mon  oncle  a  à  me  dire  ne 
peut  être  long,  je  vous  rejoindrai  d'ici  peu... 

Il  l'accompagna  jusqu'à  l'entrée,  lui  lint  lui-même  l'étrier,  et  le 
regarda  partir;  puis,  lorsqu'il  l'eut  vu  disparaître  au  tournant  du 
chemin,  il  haussa  doucement  les  épaules  et,  d'un  ton  plein  de  com- 
misération, murmura  : 

—  Oh!  ces  amoureux... 

Sur  la  terrasse  se  voyait  encore  le  fauteuil  à  bascule  où  lord 
Cornallett  passait  la  plus  grande  partie  de  ses  journées,  fumant 
des  cigares,  à  moins  que,  ses  journaux  lus  entièrement  et  son  cour- 
rier dépouillé,  il  ne  dormît;  à  terre,  dans  un  éparpillement  qui 
témoignait  de  sa  curiosité  de  la  lecture,  les  bandes  de  journaux 
arrachées,  les  enveloppes  éventrées... 

—  Milord  attend  monsieur  dans  son  cabinet,  fît  observer  le 
domestique  à  Kinburn,  étonné  de  la  disparition  de  son  oncle. 

—  Eh!  ehl  pensa  le  jeune  homme,  il  paraît  que  c'est  sérieux... 
Comme  la  porte  s'ouvrait  devant  lui,  le  lord,  qui  se  promenait 

à  pas  nerveux  à  travers  la  pièce,  s'avança  à  sa  rencontre. 

—  Vous  voilii!...  je  craignais  que  votre  ami  ne  s'éternisât...  11 
est  bien  gentil,  M.  de  Brey,  mais  les  affaires  sont  gentilles  aussi... 

Henry  Kinburn  fronça  légèrement  les  sourcils,  désagréablement 
Impressionné  par  les  derniers  mots  que  son  oncle  venait  de  pro- 
noncer. 

—  C'est  donc  d'affaires  qu'il  s'agit?  demanda-t-il  d'un  air  si 
peu  enthousiaste,  que  le  lord  s'exclama,  emballé  déjà  : 

—  Oh  !  faites-moi  grâce,  mon  cher  Henry,  de  vos  répugnances 
que  rien  ne  motive  et  veuillez  me  croire  quand  je  vous  déclare  que,  si 
votre  regretté  père  avait  eu  un  sens  plus  pratique  de  la  vie,  il  vous 
aurait  peut-être  laissés,  ma  sœur  et  vous,  dans  une  situation  plus 
brillante  que  celle  où  vous  vous  trouvez... 

—  Si  ma  médiocrité  me  suffit,  mon  oncle,  tout  autre  aurait 
mauvaise  grâce  à  s'en  plaindre. 

—  Certes,  mais  vous  ne  me  ferez  pas  croire  qu'il  vous  répu- 
i;nerait  d'avoir  des  chevaux  dans  une  écurie,  et  des  voitures  sous 
votre  remise...,  et  que  cette  passion  si  ardente  pour  la  bicyclette 
ne  cache  pas  un  amour  pour  un  sport  plus  noble  et  plus  en  confor- 
mité avec  votre  situation  de  famille  et  votre  carrière. 

Henry  Kinburn,  les  joues  subitement  colorées,  se  mit  à  rire  et 
.  riposta  : 

—  Certainement,  s'il  me  tombait  du  ciel  une  fortune,  je  ne 
serais  pas  assez  naïf  pour  la  refuser,  d'abord  parce  qu'on  n'a  pas 
le  droit  de  refuser  ce  que  le  ciel  vous  envoie,  dirait  ma  cousine 
Edwidge  si  elle  était  là... 

—  Eh  bien  !  si  je  vous  disais  que  la  chose  est  tellement  ines- 
pérée que  vous  pouvez  la  considérer  comme  tombant  du  ciel... 

Et  comme  le  jeune  homme  témoignait  de  sa  stupéfaction  par 
des  yeux  démesurément  ouverts,  le  lord  s'en  fut  s'assepir  devant 
son  bureau,  et  indiquant  un  siège  au  jeune  homme  : 

—  Prenez  un  siège,  Henry,  dit-il,  et  m'écoutez. 

Quand  il  vit  son  neveu  attentif,  lord  Cornallett  attacha  sur  lui 
des  regards  clairs,  lumineux,  qui  semblaient  vouloir  fouiller  en 
lui,  comme  pour  s'assurer  par  avance  de  l'accueil  qu'allaient  rece- 
voir ses  paroles,  puis  il  passa  ses  mains  machinalement  sur  ses 
favoris,  fit  entendre  une  petite  toux  sèche,  qui  avait  sans  doute 
pour  but  de  s'éclaircir  la  voix,  à  moins  qu'elle  ne  fût  destinée  à 

I   masquer  un  certain  embarras  et  enfin  : 

I        —  Voici   la   chose...  J'ai  une  situation  superbe  à  vous   pro- 

j   poser,  Henry... 

—  Je  ne  suis  ni  capitaliste  ni  ingénieur,  objecta  le  jeune 
homme,  et  je  ne  vois  guère  quelle  sorte  de  situation  vous  pouvez 
me  proposer;  en  outre,  vous  oubliez  que  j'appartiens  à  l'ar- 
mée. 

—  Je  n'oublie  rien  du  tout...  C'est  vous  qui  oubliez  que  je  vous 
ai  prié  de  m'écouter  et  que  si  vous  m'interrompez  tout  le  temps, 
je  n'arriverai  jamais  à  vous  expliquer  ce  dont  il  s'agit... 

Poussant  vers  son  interlocuteur  un  magnifique  étui  à  cigares, 
il  ajouta: 

—  Tenez,  fumez...  ils  sont  excellents...  Pendant  ce  temps,  vous 
vous  tairez,  je  suppose... 

Cela  était  dit  sur  un  petit  Ion  nerveux,  impatienté  quoique 
amical,  et  quand  le  havane  choisi  par  Henry  Kinburn  fut  allumé, 
le  lord  reprenant  sa  voix  froide  de  conférencier  : 

—  J'oublie  si  peu,  dit-il,  que  vous  appartenez  à  l'armée,  que 
c'est  au  concours  de  l'officier  que  je  veux  faire  appel;...  laissez- 
moi  poursuivre,  que  iliabic  !...  ou  je  n'en  aurai  jamais  fini.  La 
Compagnie  h  charlo  a  à  sa  solde,  comme  vou.<  le  savez,  uu  corps 
assez  important  de  troupes,  poiu-  maintenir  l'ordre  dans  ses  pos- 
sessions. 


L'OUVRIER 


—  Oui...  des  agents  de  police,  interrompit  Henry  Kinbiirn, 
d'un  ton  assez  dédaigneux... 

—  C"est  le  nom  qu'en  effet  on  lui  donne  officiellement,  car  il 
ne  pouvait  êli-e  permis  à  une  société  —  quelque  puissante  qu'elle 
fût  —  d'avoir  une  armée  à  elle;  cela  lui  eût  donné  l'apparence 
d'un  Etat  véritable  dans  un  autre  Etat... 

—  La  Chdiii'red  n'est-elle  pas  un  véritable  Etat?  murmura  le 
jeune  homme  avec  un  sourire...  L'hduime  qui  la  dirige  n'cst-il  pas 
premier  ministre  de  la  reine  au  Cap...  et  ne  m'avez-vous  pas  dit 
vous  même  bien  des  fois  que  Cecil  Rhodes  avait  sur  les  possessions 
sud-africaines  des  vues  tellement  étendues  que  vous  et  vos  collè- 
gues en  aviuz  le  vertige... 

Le  lord  parut  ennuyé  de  l'excellente  mémoire  de  son  neveu  et 
murmura  : 

—  S.Tus  doute...  sans  doute...  C  est  un  grand  homme,  et  la  répu- 
tation dont  il  jouit  est  méritée  en  tous  points;  mais  c'est  pré- 
cisément à  cause  de  cela  que  la  Cliarh-red  est  obligée  de  sauvegarder 
les  apparences  et  qu'ayant  obtenu  l'autorisation  de  |irondre  à  sa 
charge  l'entretien  d'agents  de  police...,  elle  ne  peut  leur  donnci- 
officiellement  le  nom  auquel  ils  ont  droit,  car,  au  fond,  ce  sont  des 
soldats,  rien  que  des  soldats  et  pas  autre  chose... 

—  Alors  ?  interrogea  Henry  Kinburn,  qui,  jusqu'à  ce  moment, 
ne  voyait  pas  où  voulait  en  venir  son  oncle. 

—  J'ai  pensé  que  cela  vous  irait  peut-être  d'accepter  dans  ce 
corps  de  troupes  un  commandement  important. 

—  Mais  vous  savez  bien  que  mon  régiment  est  désigné  pour 
partir  aux  Indes  dans  quelques  semaines... 

—  C'est  précisément  parce  que  je  le  sais  que  je  vous  propose 
la  chose  ;  le  transport  qui  vous  emmènera  aux  Indes  avec  votre 
régiment  fera  escale  à  Maurice;  là,  vous  trouverez  un  ordre  du 
ministre  de  la  Guerre  vous  mettant  en  congé  illimité  et  vous 
autorisant  à  prendre  du  service  dans  la  milice  de  la  Ckartered,  où 
je  m'engage  à  vous  faire  obtenir  le  brevet  de  major... 

—  Major!  s'exclama  le  jeune  homme  stupéfait... 

—  Avec  deux  mille  livres  de  solde. 

Cette  fois,  Henry  Kinburn  fut  non  seuJement  stu|>éfait,  mais 
encore  ébloui  1... 

—  Deux  mille  livres  I  répéta-t-il. 

—  Plus  une  gratification  sur  l'importance  de  laquelle  vous 
pouvez  vous  en  remettre  à  moi...  et  enfin,  comme  je  suis  bon 
oncle,  et  que  vous  ne  pouvez  m'empècher  de  vous  donner  un 
petit  intérêt  dans  mes  opérations  personnelles,  je  me  réserve  de 
vous  faire  une  part...  oh  I  ne  vous  exagérez  pas  ma  générosité  — 
un  demi  sur  mille  seulement,  dans  mes  bénéfices... 

—  Mais  c'est  la  fortune  I  plaisanta  Henry  Kinburn,  véritable- 
ment abasourdi... 

—  Cela  se  pourrait  bien,  répondit  placidement  lord  Cornallett; 
maintenant  que  vous  savez  ce  dont  il  s'agit,  acceptez-vous  ?... 

—  Certes...,  du  moment  que  vous  me  garantissez  que  je  ne 
perds  pas  mon  rang  dans  l'armée,  que  je  serai  vraiment 
officier  et  non  chef  de  policiers... 

Le  visage  du  lord  prit  une  expression  mystérieuse,  remplie  de 
sous-entendus;  ses  paupières  se  plissèrent  et  il  dit  sur  un  ton  de 
confidence  : 

—  Il  y  aura  peut-être  des  coups  d'épée  et  des  coups  de  canon... 
avant  peu... 

Le  jeune  homme  sursauta  sur  son  siège,  attachant  sur  le  lord 
des  yeux  pleins  d'ahurissement. 

—  En  vérité  I...  fit-il  ;  alors,  voilà  qui  me  décide  tout  à  fait,  car 
le  croquet  et  le  tennis,  et  même  la  bicyclette,  c'est  toujours  la 
même  chose... 

Et  d'un  ton  ferme,  résolu,  il  ajouta  : 

—  Chose  entendue...  j'accepte... 

Lord  Cornallett  eut  de  la  main  un  geste  qui  signifiait  qu'il  ne 
fallait  pas  s'emballer. 

—  Eh  làl...  ehlàl  Henry...  comme  vous  y  allez!  vous  êtes 
long  à  prendre  un  parti...  mais,  ma  parole,  une  fois  en  route, 
c'est  le  diable  pour  vous  retenir...  Je  ne  vous  ai  parlé  que  pour 
pressentir  vos  intentions...,  vous  donner,  en  cas  d'hésitation,  le 
temps  de  réfléchir...,  mais  n'ayant  pas  de  solution  moi-même,  il 
m'est  impossible  de  vous  en  donner  une  immédiate... 

—  Tant  pis...  et  quand  saurai-je?... 

—  Ce  soir  peut-être...,  mais,  en  tout  cas,  demain  certainement... 
Vous  comprenez  qu'il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre,  car  si  la  chose 
se  décide,  il  vous  faudra  partir  tout  de  suite  pour  Londres  afin  J'y 
recruter  le  personnel  nécessaire... 

—  Le  personnel  nécessaire  ?...  interrogea  le  jeune  homme. 

—  Bien  entendu;  pour  des  raisons  que  je  ne  puis  vous  dire... 
ne  les  connaissant  pas  moi-même...  et  qui  d'ailleurs  doivent  vous 
importer  peu,  la  Compagnie  a  besoin  d'augmenter  le  nombre  de 
ses  troupes,  et  les  nouveaux  officiers  qui  entreront  à  son  service 
devront,  avant  leur  départ  d'Angleterre,  réunir  tout  ou  partie  des 
compagnies  qu'ils  auront  à  commander... 

Henry  Kinburn  caressait  sa  moustache  d'un  air  perplexe  et, 
hochant  la  tête  : 

—  Voilà  une  besogne  à  laquelle  je  ne  m'entendrai  guère,  niur- 
mura-t-il. 

—  Ne  vous  mettez  point  en  peine  pour  si  peu  ;  demain,  je  vous 


ferai  faire  connaissance  avec  une  personne  qui  se  chargera  volon- 
tiers de  l'exécution  pratique  de  la  chose. 

Et,  après  un  instant  de  réflexiou,  il  ajouta  : 

—  Mémo  cela  vaudra  mieux...,  eu-  il  y  a  certains  ménagemsnis 
à  prendre  pour  ne  point  éveiller  les  susi  eptihilités  jalouses  de  ceux 
qu'offusque  la  puissance  chaque  j(iu-  grandissante  de  la  Gha>-' 
tcred... 

Se  levant,  pour  indiquer  que  la  conversation  était  terminée,  il 
laissa  tomber  familièrement  sa  main  sur  l'épaule  de  son  neveu, 
et  ajouta  : 

—  D'ailleurs,  je  vous  expliquerai  tout  cela  en  détail  demain, 
s'il  y  a  lieu...  N'oubliez  pas  de  venir  me  voir  ilans  la  matinée  et 
tenez-vous  prêt  à  partir  le  soir  même...  Rien  ne  vous  retient  ici  î... 

—  Hien...  que  le  plaisir  de  vous  voir  ainsi  que  ma  cousine... 

—  Merci  ;  mais  ce  n'est  pas  une  raison  suffisante  pour  compro- 
mettre —  en  demeurant  plus  longtemps  —  une  atTaire  inespérée 
pour  vous,  d'autant  plus  que,  vers  la  fin  du  mois,  nous  rejoindrons 
Johannesburg... 

Lord  Cornallett  avait  accompagné  le  jeune  homme  jusqu'au 
seuil  du  cabinet. 

—  Je  vous  renvoie...  car  j'ai  à  travailler...  et  à  demain.. 

On  juge  si  Henry  Kinburn  pédala  ferme  au  sortir  de  la  Villa 
pour  gagner  le  Queen's  Hôtel  où  l'attendait  Jean  de  Brey. 

—  Ah  !  mon  cher  ami,  s'exclama-t-il  en  se  laissant  tomber  sur 
un  siège  ;  vous  ne  vous  douteriez  jamais  de  ce  qui  m'arrive... 

Et  comme  l'autre  allait  l'interroger. 

—  Mais  d'abord...  poursuivit-il,  êles-vous  absolument  obligé 
de  partir  ce  soir  pour  Paris  ? 

—  Pourquoi  cette  question  ? 

—  Parce  que  si  vous  pouviez  ne  partir  que  demain,  je  tous 
accompagnerais  peut-être... 

—  Vous  !...  à  Paris!... 

—  Non...  à  Londres;  mais  nous  ferions  route  ensemble  jusqu'à 
Paris  où  je  passerai  sans  doute  quarante-huit  heures... 

—  C'est  entendu;  je  vais  télégraphier  tout  de  suite  à  mon  agent 
de  change  pour  remettre  le  rendez-vous  que  j'avais  pris  avec  lui... 

Et,  ayant  appelé  un  maître  d'hôtel  pour  se  faire  donner  de  quoi 
écrire,  l'officier  griffonna  rapidement  un  mot  qu'il  remit  pour  être 
porté  par  le  chasseur  au  télégraphe... 

—  Et...  à  propos  de  quoi  ce  départ  subit?...  je  vous  croyais 
encore  ici  pour  quatre  ou  cinq  semaines. 

—  Mon  Dieu  !...  je  ne  sais  trop  si  je  dois  tous  dire...  la  chose 
est  assez  confidentielle  et  comme,  jusqu'à  présent,  rien  n'est 
décidé... 

Vivement,  Jean  de  Brey  protesta  contre  toute  supposition  de 
curiosité... 

—  Mais  demain,  dans  le  train,  je  vous  mettrai  au  courant... 
Vous  verrez,  c'est  assez  drôle... 

Il  se  leva,  fit  craquer  ses  articulations,  s'élirant  les  bras,  les 
jambes,  comme  pour  chasser  un  engourdissement  terrible  et  dit  : 

—  Puisque  vous  ne  prenez  pas  le  train,  allons  faire  un  tour 
jusqu'au  diner...  voulez-vous...?  nous  dînerons  ensemble  et  nous 
passerons  la  soirée  au  casino... 

Sans  attendre  la  réponse  de  son  ami,  appelant  le  garçon  " 

—  Le  cheval  de  M.  de  Brey  I  commanda-t-il. 

Et  croyant  remarquer  sur  le  visage  du  lieutenant  une  moue 
désapprobative. 

—  Bast  1  dit-il,  c'est  peut-être  la  dernière  fois  que  nous  ferons 
un  match... 

Au  moment  où  les  deux  jeunes  gens,  l'un  sur  sa  bicyclette, 
l'autre  sur  son  cheval,  franchissaient  la  grille  du  Queen's  Hôtel,  là- 
bas,  dans  la  villa  de  la  Californie,  miss  Edwidge  —  après  avoir 
timidement  frappé  à  la  porte  —  entrait  dans  le  cabinet  de  lord 
Cornallett... 

—  C'est  TOUS,  fillette,  demanda  le  lord  sans  relever  la  tête  de 
dessus  une  carte  où  il  s'occupait  à  planter  des  épingles,  je  vous 
demande  une  petite  minute  et  je  suis  à  vous... 

La  jeune  fille  s'assit  sur  une  chaise,  de  l'autre  côté  du  bureau, 
et,  accoudée,  regarda  machinalement  la  besogne  à  laquelle  se 
livrait  son  père,  le  visage  tout  congestionné  et  le  front  trempé  de 
sueur  ;  mais,  à  dire  vrai,  son  esprit  était  bien  loin  et  de  la  carte,  et 
des  épingles,  et  de  son  père  lui-même  ;  son  esprit  voyageait  .en 
croupe  d'un  beau  cavalier  qu'elle  avait  vu  —  de  la  fenêtre  de  sa 
chambre  —  s'éloigner  lentement  sur  la  route  ensoleillée,  tête 
basse,  les  mains  abandonnant  les  rênes,  s'en  remettant  à  «a 
monture  du  soin  de  le  conduire. 

«  Ce  que  femme  veut,  Dieu  le  veut  »,  avait-elle  dit  au  jeune 
homme  en  s'enfuyant,  toute  rougissante  de  son  audace,  et  c'était 
pour  tenter  de  se  prouver  à  elle-même  la  vérité  de  ce  proverbe 
qu'elle  s'était  décidée  —  après  réflexion  —  à  venir  trouver  son 
père. 

Seulement,  maintenant  qu'elle  était  là,  elle  se  sentait  tout  em- 
barrassée, tout  hésitante  et  elle  se  demandait  si,  lorsque  lord  Cor- 
nallett allait  relever  la  tête  et  l'interroger  sur  ce  qui  l'amenait,  elle 
aurait  le  courage  de  répondre. 

Ah  1  son  cousin  avait  eu  bien  raison  de  lui  dire  que  son  éduca- 
tion dans  un  couvent  de  France  lavait  complètement  transformée, 
lui  enlevant  toutes  ses  qualités  de  miss  anglaise,  très  nette,  tris 


68 


L'OUVRIER 


volontaire  et  très  libre  aussi;  ah!  si  elle  eût  élo  une  véritable 
miss,  les  choses  eussent  pris  une  autre  tournure  et  elle  se  fût  senti 
l'énergie  nécessaire  pour  plaider  la  cause  de  ce  que  son  instinct  lui 
disait  être  son  bonheur. 

Mais  voilà,  les  principes  de  soumission  chrétienne  qu'elle 
avait  reçus  depuis  sa  plus  tendre  jeunesse  n'étaient  plus  les 
mêmes  que  ceux  inculqués  à  ses  compatriotes  et,  en  une  circon- 
stance où  celles-ci  eussent  combattu  vaillamment,  elle  se  trouvait 
sans  défense. 

El  elle  était  d'autant  plus  condamnée  à  la  défaite  quelle  avait 
affaire  à  un  homme  très  fin  pour  lequel  rien  de  ce  qu'avait  dit  la 
veille  Henrv  Kinburn  n'avait  été  perdu,  seulement  il  n'avait  pas 
jugé  nécessaire  de  soulever  un  lièvre  sans  nécessité,  c'est-à-dire  il 
n'avait  vu  aucune  opportunité  à  causer  mariage  avec  sa  fille,  avant 
desavoir  de  .John  Stuckdans  quels  sentiments  se  trouvait  Guillaume 
Brev. 

Or,  il  avait  vu  John  Stuck  à  Nice,  dans  la  matinée,  et  mainte- 
nant qu'il  était  bien  persuadé  qu'il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen 
de  mettre  sûrement  la  main  sur  Ferme  Elisabeth  que  d'entretenir 
d'illusions  le  sentiment  du  jeune  Boer  poui-  miss  Edwidge,  le  parti 
du  lord  était  pris. 

Seulement  —  ainsi  qu'il  l'avait  dit  à  Henry  Kinburn,  —  il  ne 
voulait  pas  avoir  de  reproches  à  s'adresser  plus  tard;  il  ne  voulait 
surtout  pas  que  sa  fille  pût  lui  en  adresser;  aussi,  il  ne  lui  laissa  pas 
le  temps  de  dire  quel  motif  l'amenait  —  il  le  devinait  d'ailleurs  —et 
posant  son  porte-plume  sur  le  bord  de  l'encrier  de  cuivre: 

—  Je  suis  enchanté,  Edwidge,  dit-il,  en  lui  adressant  un  petit 
sourire  amical,  du  hasard  qui  vous  fait  venir  me  trouver...,  car  je 
me  proposais  précisément  de  vous  envoyer  chercher... 

Il  ajouta,  en  plissant  malicieusement  les  paupières: 

—  Nous  avons  à  causer,  nous  deux,  fillette. .. 

Ce  langage,  ce  ton  dupèrent  Edwidge  qui,  toute  à  la  pensée  de 
Jean  de  Brey,  s'imagina  que  c'était  de  lui  que  son  père  se  propo- 
sait de  lui  parler  et  elle  murmura,  le  cœur  battant  avec  force,  la 
gorge  contractée  par  l'inquiétude  : 

—  Je  vous  écoute,  mon  père  .. 

Une  autre  qu'elle,  une  véritable  miss,  élevée  à  l'anglaise,  se  fût 
méfiée  du  coup  et,  en  bonne  stratégiste,  comprenant  qu'il  était 
préférable  de  prendre  l'offensive,  eut  franchement  exposé  à  son 
père  le  motif  de  sa  démarche,  et  son  cousin,  le  lieutenant  aux 
horse-guards,  —  qui,  lui,  se  connaissait  ou  devait  se  connaître  en 
stratégie,  —  lui  eût  démontré  'clair  comme  le  jour  qu'elle  était 
perdue  si  elle  laissait  lord  Cornallett  prendre  siii'  elle  un  avantage 
aussi  considérable. 

—  Vous  vous  souvenez,  fillette,  dit-il  aussitôt,  d'un  ton  bon- 
homme, qu'hier  je  vous  annonçais  l'arrivée  prochaine  en  Europe 
de  notre  ami  Guillaume  Brey. 

Ces  quelques  mots  la  glacèrent  jusqu'aux  moelles;  néanmoins, 
esquissant  avec  ses  jolies  lèvres  rosées  une  petite  moue,  elle  dit 
d'un  ton  dédaigneux: 

—  Notre  ami!... 

—  Nous  lui  devons  la  vie...  vous  surtout...  Edwidge,  dit  le  lord 
sévèrement. 

Elle  rougit,  pâlit  tout  à  coup,  et,  devenant  blême,  demanda  ; 

—  Pourquoi...  moi  surtout?... 

Le  plissement  de  paupières  de  lord  Cornallett  s'accentua  davan- 
tage et  le  regard  qu'il  attacha  sur  la  jeune  fille  prit  une  expres- 
sion indéfinissable. 

—  Parce  que...  c'est,  parait-il.'vous  surtout  que  ce  brave  Boer 
a  voulu  sauver,  dit-il. 

A  ces  mots,  miss  Edwidge  sentit  dans  sa  poitrine  son  cœur  se 
contracter  si  douloureusement  que  les  larmes  lui  montèrent  aux 
yeux  et  que,  sans  une  forcQ  de  volonté  inimaginable,  ces  larmes 
eussent  débordé  de  ses  paupières,  c'est  que  les  angoisses  dont  elle 
s'était  sentie  assaillie  trois  mois  auparavant,  depuis  son  séjour  à 
Ferme  Elisabeth  et  qui  jamais,  à  vrai  dire,  ne  s'étaient  assoupies 
complètement,  l'enveloppaient  de  nouveau;  c'est  que  cette  bour- 
rasque dont  elle  avait  pressenti  l'approche  et  qui  devait  emporter 
comme  en  un  tourbillon  ses  chers  rêves  de  jeunesse,  était  là, 
prête  à  fondre  sur  elle,  c'est  que  l'ennemi  enfin  se  dressait,  la 
menaçant  dans  ce  qu'elle  avait  de  plus  cher  au  monde,  son  in- 
dépendance du  cœur...  .    • 

Ah  I  si  elle  eût  été  la  véritable  miss  anglaise  que  son  cousin 
déplorait  qu'elle  ne  fût  plus,  elle  eût  pu  défendre  son  bonheur, 
respectueusement,  mais  avec  fermeté  ;  tandis  que  son  éducation 
chrétienne  lui  avait  appris  que  le  premier  devoir  d'un  enfant  est 
de  s'incliner  devant  la  volonté  de  ses  parents,  quelque  froissement 
intime  qui  en  puisse  résulter,  quelque  douleur  même,  et  la  pauvre 
Edwidge  sentait  qu'elle  s'inclinerait  sans  résistance,  qu'elle  mar 
obérait  au  sacrifice  sans  murmurer,  s'il  plaisait  à  son  pèi'e  de  la 
mener  au  sacrifice... 

Néanmoins,  elle  tenta  de  faire  lionne  contenance,  voulant 
espérer  jusqu'au  dernier  moment,  et  elle  plaisanta  timidement. 

—  En  vérité,  mon  père,  quelle  raison  M.  Brey  aurait-il  eue  de 
me  vouloir  sauver,  moi  surtout? 

—  C'est  justement  à  ce  sujet  que  je  m'apprêtais  à  vous  envoyer 
chercher,  ma  chère,  répondit  le  lord;  M.  Brey  vous  aime... 

Quoiqu'elle  s'attendit  à  ce  que  son  père  prononçât  ce  mot,  il 


I  vint  la  frapper  en  pleine  poitrine  si  brutalement  que  ses  doigts 
frêles  se  crispèrent  au  rebord  du  bureau  et  qu'elle  se  laissa  aller 
sur  le  dossier  de  la  chaise,  balbutiant  d'une  voix  éteinte  : 

—  Ce  garçon  m'aime!...  voilà  qui  est  étrange  eljene  pense  pas 
que  ce  puisse  être  chez  lui  un  sentiment  bien  puissant...  car  enfin, 
il  ne  me  connaît  pas... 

Le  lord  eut  un  sourire  plein  d'indulgence  et  répondit  : 

—  Ma  chère  petite,  vous  parlez  de  choses  que  vous  ignorez  ; 
mais  quand  vous  aurez  un  peu  l'expérience  de  la  vie,  vous 
comprendrez  comment  des  sentiments  très  sincères,  très  pro- 
fonds, peuvent  naitre  en  un  instant  dans  le  cœur  d'un  honnête 
homme... 

Alors,  très  ingénument,  elle  répondit: 
•    —  Mais,  mon  père,  et  dans  mon  cœur  à  moi,  vous  ne  me  de- 
mandez pas  si  la  réciprocité  de  sentiment  est  née... 

Interloqué,  le  lord  sursauta,  fixa  sa  fille  avec  attention  et  répli- 
qua d'un  ton  '  qui  laissait  percer  son  autoritarisme  et  aussi 
i'égoisme  qui  formait  le  fond  de  sa  nature  : 

—  Chez  la  femme,  cela  a  moins  d'importance,  parce  qu'il  y  a 
toujours  lieu  d'espérer  que  l'affection  naîtra  après  le  mariage, 
grâce  aux  attentions  dévouées  et  aux  manifestations  affectueuses 
du  mari... 

Il  ajouta: 

—  D'ailleurs  le  premier  devoir  d'une  fille  respectueuse  est 
d'obéir... 

—  Du  moment  que  vous  commandez,  mon  père,  j'obéirai... 
El  ces  mois  à  peine  distinctement  balbutiés.  Edwidge,  les  pau-. 

pièces  closes,  inclina  la  tête  sur  sa  poitrine,  tel  un  oiseau  blessé. 

—  B>i  God  !  clama  le  lord  en  se  levant  avec  précipitation  et  en 
courant  vers  elle,  que  vous  prend-il?... 

n  l'avait  saisie  dans  ses  bras,  appelant  d  une  voix  de  stentor  ; 

—  Fanny  !...  Fanny  ! 

Et  comme  le  valet  de  pied  entrait,  effaré  ■ 

—  Jean!  murmura-t-il,  allez  vite  chercher  la  femme  de  cham- 
bre de  mademoiselle. 

C'est  à  ce  moment  même  qu'au  cours  de  leur  promenade  —  la 
dernière  de  la  saison  —  dans  le  bois  de  la  Californie,  Jean  de  Brey 
et  Henry  Kinburn  se  trouvaient  soudain  face  à  face  avec  un  homme 
pendu  à  la  branche  d'un  sapin  et  qui  s'agitait  dans  les  derniers 
spasmes  de  l'agonie. 


(tfl  suite  au  prochain  numéro.) 


G.  Le  Fadre. 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  chapuzot* 

Par  JEAN  DRAULT 


IX 

tH.\PUZOT   GRE-VADIER  • 

Freilberg.  —  iô  floréal  an  IV  -  Armée  de  Rhin-el-Moselle.  — 
109'  demi-brigad,e  de  bataille. 

Chers  parents, 

Vous  avez  dû  me  croire  mort,  depuis 
que  VOUS  n'avez  pas  entendu  parler  de 
moi.  Mais  je  suis  bien  vivant,  bien 
solide,  et  si  on  vous  dit  que  la  vache 
enragée  ça  n'est  pas  nourrissant, 
vous  direz  que  c'est  un  mensonge,  vu 
qu'à  la  ISe,  on  ne  mange  guère  que 
deçà. 

Tout  d'abord,  que  je  vous  dise 
une  chose  ;  c'est  que  je  n'ai  plus 
besoin  de  personne  pour  vous  écrire, 
je  sais  tournebouler  l'écriture  suffisam- 
ment. Mon  commis  de  nouveautés  m'a 
appris  à  tenir  une  plume,  et  sitôt  que 
j'ai  su,  il  a  été  coupé  en  deux  d'un 
boulet  de  canon  à  Manheim,  même 
que  la  première  lettre  que  j'ai  écrite  de 
ma  main  a  été  pour  sa  famille, 
comme  il  me  l'avait  demandé,  des 
t'ois  qu'il  mourrait  avant  moi. 

Et  la  deuxième  lettre,  elle  est 
pour  vous.  J'en  écris  pas  beaucoup  à 
la  fois,  rapport  au  manqued'habitude. 
Chaque  fois  que  la  corvée  ou  la  garde 
me    laisse    un    moment,    je   dis  à 

1.  Voir  VOuvricr  depuis  le  2  mai  1896. 

2.  3  mai  1796. 


L'OUVRIER 


69 


Machuret,  le    tambour,     rie    me 
prêter  sa  caisse,  et  j'onis  dessus. 

Ca  faitdcs  jaloux  dans  la  com- 
pagnie, et  un  dit  comme  ça  que 
je  veux  faire  voir  mon  savoir 
pour  arriver  plus  vite  aux  grades. 
On  m'appelle  intrigant,  mais 
je  laisse  dire,  et  Machuret  me 
défend. 

C'est  un  brave,  Machuret,  et 
un  vieux  de  la  vieille.  11  était  déjà 
tambour  sous  le  ci-devant  roi,  au 
régiment  de  ci-devant  Navarre, 
qui  est  devenu  la  cinquième  demi- 
brigade  et  il  a  des  bras  qui  ne  se 
fatiguent  jamais.  A  Jemmapes, 
à  ce  qu'on  raconte,  son  tambour- 
major  a  été  tué  ,  tués  aussi  les 
tamboui-s,  mais  Machuret  tapait 
plus  fort,  à  mesure  que  l'ennemi 
dégringolait  un  de  ses  camarades, 

et  l'armée  ennemie  entendait  toujours  le  même  bruit.  C'est  ce  qui  ' 
l'a  décom-agé.  Tout  était  fini  et  la  bataille  gagnée,  que  Dgmou- 
riez  qui  était  encore,  à  ce  moment-là,  fidèle  à  la  patrie,  entendait 
toujours  le  tambour. 

C'était  Machuret  qui  continuait  à  taper,  parce  qu'on  ne  lui  avait 
pas  dit  de  cesser. 

—  Tu  as  donc  des  bras  en  bois?  que  lui  a  dit  Dumouriez. 

—  Non,  mon 
général,  en  bron- 
ze! qu'a  répondu 
Machuret. 

—  Très  bien  ! 
■\'oici  un  louis 
d'or  de  vingt- 
quatre  livres 
pour  ta  réponse, 
fu  boiras  à  ma 
santé. 

Quand  Machu- 
ret parle  de  Du- 
mouriez, il  dit 
qu'on  n'entrouve 
phis  de  généraux 
comme  cela,  et 
avecFlamboehe, 
ils  se  rappellent 
tous  les  deux 
qu'ils  burent 
chacun  douze 
pintes  de  bière, 
ce  soir-là.  avec 
la  pièce  d'or  de 
vingt-quatre  li- 
vres du  général. 
Si  je  reviens 

en  Fi'ance,  et  Machuret  aussi,  je  vous  l'amènerai  à  Santcuil. 
Il  vous  amusera.  Ce  garçon-là  ne  cause  jamais  et  jamais 
il  ne  rit.  Mais  il  mange  comme  six  et  le  canon  et  le  tambour  l'ont 
rendu  sourd  comme  un  pot.  Faut  crier  dans  ses  oreilles  pour  qu'il 
vous  entende. 

Vous  allez  vous  étonner,  chers  parents,  de  me  voir  à  la  109e 
demi-brigade,  au  lieu  de  la  74''.  C'est  de  la  faute  au  gouverne- 
ment, qui  estprésentement  un  directoire  et  qui  fait  de  l'embrouille 
dans  les  demi-brigades  qu'on  change  de  numéro  plus  souvent  que 
le  soldat  ne  change  d'ordinaire;  ça,  je  vous  en  réponds  I 

Mais  assez  parlé  des  autres,  vous  devez  griller  de  savoir  de  mes 
nouvelles  personnelles  et  intimes.  Vous  jubilerezsi'irement  d'une  façon 
exorbitante  quand  je  vous  aurai  dit  qu'on  m'a  donné  mon  fusil 
d'honneur  à  la  fin  du  siège  de  Mayence  qui  s'est  terminé  en  os  de 
boudin,  et  que  je  n'*i  pas  rougi  de  le  recevoir,  vu  que  j'avais  fait 
des  prodiges  de  valeur  pour  le  gagner. 

J'ai  couru  à  moi  tout  seul  sur  un  canon,  en  me  flanquant  à  plat 
ventre  chaque  fois  qu'il  crachait  son  boulet,  et  j'ai  désaltéré  le  fer 
vengeur  de  ma  baionnette  dans  le  sang  des  canonniers  de  la  tyran- 
nie, au  cri  de  :  Vire  la  liberti'!... 

Le  citoyen  capitaine  Rouflgnac  m'a  embrassé  sur  le  champ 
de  bataille  en  m'appelant  son  frère.  Il  a  dit  que  j'étais  le  Scipion 
de  la  109e. 

Comme  j'étais  déjà  le  Brutus  de  la  H",  vous  pensez,  chers 
parents,  si  ça  m'a  fait  plaisir  de  m'entendre  appeler  de  cet  autre 
nom  si  glorieux.  Je  ne  sais  pas  quel  était  ce  citoyen  Scipion,  mais 
ça  ne  devait  pas  être  de  la  petite  bière  !... 

J'ai  été  nommé  grenadier  le  jour  même  où  je  recevais  mon 
fusil  d'honneur.  C'est  Flaraboche  qui  m'a  attaché  les  grenades. 
Bersouillon,  lui,  est  passé  voltigeur,  vu  l'exiguïté  de  sa  taille. 
J'avais  toujours  bien  dit  que  ce  garçon-là  ne  serait  jamais  à  ma 
hauteur.  Mais  Radois  est  resté  fusilier, il  me  fait  pitié  !...  Tous  ceux 


qui  ont  passé  grenadiers  ou  volti- 
geurs ont  payé  la  goutte  à  leurs 
anciens.  Je  me  suis  promené 
avec  mon  bonnet  à  poil  toute 
la  journée  et  j'ai  dormi  avec  inclu- 
sivement. 

—  1.0  premier  bonnet  à  poil, 
que  ma  dit  Flambnche,  c'est  le 
plus  beau  jour  de  la  vie  d'un  gre- 
nadier. 

Je  le  crois,  chers  parents. 

Mais  ce  qui  m'a  fait  plaisir, 
c'est  que  le  capitaine  Roiili- 
gnac,  ce  pur  patriote,  a  quitté 
sa  compagnie  de  fusiliers  pour 
prendre  celle  des  grenadiers. 
Il  a  dit  comme  ça  à  Bras-d'acier, 
qui  est  adjudant,  comme  vous 
savez  : 

— Te  rappelles-tu, Bras-d'acier, 
quel  était  notre  capitaine  des 
grenadiers  aux  ci-devant  gardes-françaises  ? 

—  Parfaitement  qu'a  répondu  Bras-d'acier,  c'était  le  ci-devant 
marquis  de  Rochenoire,  un  bel  homme,  et  qui  fleurait  bon  avec 
sa  perrucpie  à  marteau  ! 

—  On  l'a  guillotiné  il  y  a  un  mois,  a  dit  alors  Roufignac.  Il 
conspirait. 

—  C'était  un  brave  militaire,  qu'a  dit  Bras-d'acier,  et  pas 
mauvais  pour  le  soldat. 

Mais  Rouflgnac  s'est  mis  en  colère  et  il  a  dit  à  Bras-d'acier  : 

—  Si  tu  n'étais  pas  mon  ancien  camarade  de  lit,  et  si  je  ne 
savais  pas  que  tu  es  pa- 
triote, je  te  dénoncerais 
comme  aristocrate!...  Je 
te  dis  que  le  Rochenoire 
était  im  aristocrate  et  que 
je  suis  plus  tranquille  de- 
puis qu'on  l'a  guillotiné!... 
J'avais  toujours  peur  qu'il 
ne  vienne  me  redemander 
son  grade!...  Comme  si 
que  je  l'avais  volé  !... 

.\Iors,  Bras-d'acier  a 
répliqué  : 

—  Si  tuétaisresté  sous- 
officier  comme  moi,  tu 
n'aurais  pas  eu  peur  de 
ça!... 

—  Prétends-tu,  gredin,  a  crié  le  capitaine,  que  la  Révolution 
a  eu  tort  de  me  faire  passer  ofTicier?... 

—  Non,  mais  elle  a  eu  tort  de  ne  pas  m'y  faire  passer  aussi  et 
de  faire  des  injustices  au  profit  de  ceux  qui  savent  lire  1...  Ce  n'est 
pas  de  l'égalité,  et  toi,  tu  es  dans  les  nouveaux  aristocrates  !... 

Roufignac  a  été  cloué  net!...  Lui  qui  accusait  Bras-d'acier  de 
pactiser  avec  l'hydre  de  la  tyrannie,  comme  il  disait,  voilà  que 
c'était  lui  qu'on  accusait  d'être  un  aristocrate. 

Pendant  toute  la  décade  qui  a  suivi,  il  a  demandé  à  tous  ceux 
qu'il  a  rencontrés,  officiers,  sous-officiers  ou  soldats,  s'il  avait  une 
tète  d'aristocrate  ou  de  patriote. 

.\  moi,  hier  encore,  il  a  dit  : 

—  Grenadier  Chapuzot,  c'est-il  vrai  que  j'ai  une  g...  d'aris- 

tocrate ? 

—  Citoyen  capitaine,  que  je  lui 
ai  dit,  tu  as  une  vraie  hure  de 
patriote  et  d'enfant  de  la  Pépubli- 
que  !... 

Il  a  été  satisfait  de  ma  réponse 
et  de  mon  langage,  parce  que  depuis 
que  Bras-d'acier  l'a  traité  d'aristo- 
crate, il  veut  que  le  soldat  le  tutoie. 
Tant  plus  qu'on  est  mal  embou- 
cJié  avec  lui,  tant  plus  qu'il  est 
heureux  et  vous  estime.  Il  vous  prend 
sous  le  bras  et  vous  emmène  chez 
la  vivandière,  puis  il  s'écrie  : 

—  Tu  ne  diras  pas,  toi,  au  moins, 
que  je  suis  un  aristocrate!...  Et  tu 
aurais  longtemps  cherché,  avant  de 
trouver  à  l'armée  du  ci-devant  roi, 
un  officier  qui  soit  aussi  frère  du 
soldatque  moi  !... 

Je  n'en  finirais  pas",  chers  parents, 
si  je  voulais  tous  conter  toutes  les 
histoires  des  querelles  de  l'adjudant 
Bras-d'acier  et  de  son  ancien  cama- 
rade de  lit. 

Au  bivouac,  quand  noussommes 
assis     autour    du  feu    et    qu'on 


'70 


L'OUVRIER 


fait  bouillir  dans  une  marmite  tïois  onces  de  lard,  six  carottes  et 
deux  poireaux  pour  cinq  hommes  qui  mangeraient  bien  chacun 
une  tète  de  veau,  ces  histoires-là  l'ont  trouver  le  temps  moins 
long  et  ça  trompe  toujours  l'estomac. 

El  puisque  je  vous  touche  deux  mots  de  la  soujie,  faut  que  je 
vous  raconte  par  le  détail,  chers  parents,  comment  j'ai  manqué, 
il  y  a  deux  jours,  de  manger  deux  assiettées  de  soupe  à  la 
citrouille  qui  me  font  battre  le  cœur  plus  vite,  rien  qu'eu  songeant 
à  leur  délectable  odeur  1... 

X 

HOSPITALITÉ    .'UIVE 

Celait  le  ci-devant  40  novembre  de  la  ci-devant  année  1796, 
autrement  dit.  au  commencement  de  l'an  IV  où  nous  sommes, 
après  la  levée  du  siège  de  Mayence.  Notre  division,  menacée  par 
des  forces  supérieures,  battait  en  retraite  derrière  la  Meich,  une 
rivière  où  nous  avons  été  obligés  tous  de  pêcher  notre  ration  à  la 
ligne,  vu  la  paresse  des  commissaires  des  guerres  qui  se  figurent 
que  le  soldat  vit  de  l'air  du  temps. 

Notre  demi-brigade,  qui  s'appelait  encore  la  74",  avait  occupé 
Landaz,  et,  le  29  novembre,  elle  était  passée  à  la  brigade  du  gêné 
rai  Schœnmezel,  puis,  le  13  décembre,  comme  l'armistice  était 
signé,  elle  repartait  pour  la  France. 

A  la  première  étape,  voilà  que  je  m'arrête  pour  enfoncer  un 
clou  à  mon  soulier  qui  me  déchirait  la  peau  du  pied  et  la  chair 
inclusivement.  Faut  vous  dire  que  c'était  à  la  lisière  d'une  forêl 
comme  il  y  en  a  par  là,  sans  routes,  et  tellement  épaisses  qu'on 
n'y  voit  pas  le  soleil  en  plein  midi. 

J'ôte  mon  sac,  je  pose  mon  fusil  contre  un  arbre,  et  me  voilà 
prenant  une  pierre  et  essayant  d'épointer  le  satané  clou.  Mais 
voilà  l'empeigne  de  mon  prussien  de  soulier  qui  se  déchire.  Ah! 
chers  pu'cnts,  quel  malheur  que  les  commissaires  des  armée? 
nous  fournissent  des  soulior.=  fi  mauvais!...  On  dirail  du  carton, 
et  il  faudrait  que  ça  sérail  du  fer! 

Alors,  je  dis  à  Flamboche  : 

—  Pi-êle-moi  du  fi!  poissé  comme  tu  en  as,  et  ton  poinçon  que 
je  fasse  le  cordonnier.  Parce  que  Flamboche,  sous  le  ci-devant  roi. 
était  apprenti  savetier  près  de  l'église  Saint-Eustache,  comme  il 
aime  à  le  répéter. 

Et  le  voilà  qui  me  montre  le  raccommodement  d'un  soulier. 
Tu  feras  comme  ça,  qu'il  me  dit,  et  puis  encore  de  celte  façon-là. 

—  Bon  I  que  je  réponds,  et  je  pique  dans  le  cuir. 

La  demi-brigade  repart  avec  Flamboche,  et  je  reste  tout  seul 
dans  la  forêt,  assis  sur  une  grosse  racine  de  chêne,  à  recoudre  mon 
satané  sou'ier. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  c'était  fini.  C'était  peut-être  pas  de 
la  belle  ouvrage,  mais  ça  tenait  ;  ça  tenait  mieux  qu'auparavant  el 
ce  n'est  pas  par  fierté  que  je  dis  ça. 

Je  reboucle  Azor,  je  le  remets  sur  mon  dos  et  en  route  à  la 
recherche  de  la  demi-brigade.  Je  boitais  considérablement  rapport 
à  la  [liqùre  du  clou  qui  m'avait  fait  enfler  le  dessous  du  pied  et  je 
ne  pouvais  pas  aller  très  vite. 

il  y  avait  peut-être  une  heure  que  je  marchais  comme  ça,  en 
essayant  de  forcer  un  peu.  Sous  les  arbres,  je  ne  voyais  plus  le 
ciel,  et  il  faisait  cliaud  comme  dans  un  four.  La  sueur  me  tombait 
du  front  el  le  pied  me  cuisait. 

—  Nom  d'un  petit  bonhomme  de  bois  I  que  je  me  dis.  Je  ne  vais 
pas  aller  longlemps  comme  ça;  faut  que  je  me  repose  un  brin. 

Je  m'assieds  donc  par  terre,  j'ôte  mon  sac  et  je  vide  ma  gourde. 
Le  malin,  j'avais  dépensé  le  restant  de  ma  solde  à  acheter  un  peu 
d'eau-de-vie. 

—  Maintenant,  grenadier,  que  je  me  dis,  à  présent  que  t'as 
lampé,  faut  avancer,  et  au  pas  de  charge,  pour  ne  pas  coucher  dans 
cette  chienne  de  forêt  qui  doit  être  pleine  de  loups  et  d'ours,  la  nuit. 

Et  me  voilà  allongeant  le  pas.  Ah  1...  Ouiche  I...  Pas  plus  de 
demi-brigade  que  sur  ma  main  ! 

Je  commençais  à  avoir  faim.  J'allume  ma  pipe  en  pensant 
que  ça  m'apaiserait  toujours  l'estomac  provisoirement.  Je  fume 
une  pipe,  j'en  fume  deux,  j'eu  fume  trois,  et  j'avais  fini  mon  tabac 
que  la  forêt  continuait,  et  toujours  pas  de  demi-brigade  1 

Ah  1  rhers  parents,  je  commençais  à  me  faire  bougrement 
d'inquiétude!...  Pour  tâcher  de  me  faire  entendre,  j'ai  tiré  des 
coups  de  fusil  à  droite  et  à  gauche.  Alors,  voilà  des  lièvres,  des 
lapins,  des  moineaux  de  tontes  les  grosseurs,  des  renards,  des 
Joups  qui  se  mettent  à  filer  dans  toutes  les  directions,  mais  pas 
d'homme,  pas  de  femme,  pas  même  un  enfant  qui  vienne  me 
remettre  dans  mon  chemin  ! 

Alors,  j'ai  eu  un  découragement.  Voyez-vous,  dans  une  bataille, 
on  ferait  n'importe  quoi,  on  est  animé,  on  n'est  pas  tout  seul,  on 
a  même  quelquefois  trop  de  monde  autour  de  vous,  comme  à 
Alsemborn  où  notre  bataillon  a  été  sabré,  mais  dans  une  forêt 
l'esprittra vaille  et  je  voyais  déjà  ma  carcasse  qui  servait  de  festin 
aux  loups.  J'aurais  mieux  aimé  voir  arriver  contre  moi  dix  hulans 
prussiens  que  d'èlre  entouré  de  silence  comme  je  l'étais. 

Et  voilà  que  j'ai  pleuré  comme  une  bête  en  pensant  que  je  ne 
reverrais  plus  Santeuil,  ni  vous,  ni  les  voisins,  ni  Flamboche.  ni 


le  capitaine  Roufignac,  ni  le  bon  adjudant  Bras-d'acier,  ni  la  demi- 
brigade.  Ah  1...  C'est  dans  des  moments  comme  ça  qu'où  s'aperçoit 
mieux  de  tout  ce  qu'on  aime,  et  je  crois  que  j'aurais  donné  dix 
ans  de  ma  vie  pour  entendre  encore  une  fois  avant  de  mourir  les 
tambours  de  la  74me^  au  lieu  de  crever  là,  en  pleine  nuit,  sans 
rien  entendre...  Et  je  pensais  aussi  à  Radois,  à  Bersouillon,  venus 
conscrits  comme  moi,  et  je  les  voyais  devenir  officiers,  rapitaines. 
généraux,  pendant  que  moi,  je  n'étais  plus  rien  qu'un  squelette... 

Faut  vous  dire  aussi  que  mes  tiraillements  d'estomac  me 
donnaient  une  fièvre  de  cheval,  et  que  je  crois  bien  que  j'avais  le 
délire.  Quelle  heure  pouvait-il  être?  Je  n'en  savais  rien  du  tout; 
je  sais  seulement  que  je  me  suis  couché  pour  mourir,  et  que  j'ai 
dormi,  ce  qui  a  fait  un  bien  considérable  à  ma  pauvre  boussole 
qui  déménageait. 

Je  me  suis  réveillé  courageux,  en  me  disant  : 

—  Grenadier!  Tu  n'es  qu'un  lâche!...  Tu  ne  mérites  pas  le 
surnom  de  Brutus  delà  li"'^,  car  tu  pleures  comme  une  femme  au 
lieu  de  te  tirer  du  pétrin!...  Et  mille  grenades!  cette  forêt  a 
bien  un  bout!...  Il  ne  s'agit  que  de  le  trouver!... 

Me  voilà  reparti;  la  nuit  baissait.  Et  voilà  qu'à  travers  les 
arbres,  j'ai  aperçu  une  lueur. 

Alors,  j'ai  crié  de  toutes  mes  forces  :  Vive  la  Nation  1...  Vive  la 
République  I...  et,  plein  d'espoir,  j'ai  marché  vers  cette  lueur. 


(La  suite  au  prochain  numéro.) 


Jean  Drault. 


NOTRE  CONCOURS  DE  COLORIAGE 


Notre  concours  est  décidément  un  grand  succès.  De  tous  les 
coins  de  l'Europe,  nous  avons  reçu  et  nous  recevons  encore  des 
envois.  Nous  n'avons  pas  encore  pu  les  compter,  mais  nous  esti- 
mons qu'ils  approchent  de  deux  mille. 

Ouelques-uns,  mal  empaquetés,  nous  sont  malheureusement 
arrivés  en  assez  mauvais  état;  le  jury  aura  à  apprécier  à  qui 
incombent  les  responsabilités. 


CHRONIQUE  HEBDOMADAIRE 


LE  LUNDI  DE  la  PENTECÔTE.  —  LES  PÈLERINAGES.  —  ABO YEUSES  DE  lOSSELIK. 

—  UNE  LÉGENDE  BRETONNE.  —  LA  VIERGE  DU  RONCIER.  —  UNE  BONNE 
LEÇON.    —   LES    KYRfOLÉS.  —  LES  «BONNES   DAMES»   DE  REMIREMONT. 

—  DEUX  ROCHELLES  DE  NEIGE  A  LA  PENTECOTE.  —  REOEVANCES  DES 
PAROISSES.  —  FÊTES  DEREIMS.  — LE  QUATORZIÈME  CENTENAIRE  DU  BAP- 
TÊME DE  CLOVIS.  —  LA  SAINTE  AMPOULE.  —  LE  SACRE  DE  CHARLES  X 

Le  pouvoir  civil  essaye  vainement  parfois  de  rompre  avec  la 
société  religieuse.  Les  traditions,  les  mœurs,  tout  l'oblige  bientôt 
à  s'incliner  devant  l'autorité  d'où  émane  toute  la  civilisation  mo- 
derne. Sous  le  prétexte  d'affranchir  le  peuple,  les  Encyclopédistes 
du  siècle  dernier  poussèrent  à  la  diminution  des  jours  fériés,  et 
les  négociateurs  laïques  du  Concordat,  imbus  du  même  esprit, 
refusèrent  d'admettre,  en  dehors  des  dimanches,  plus  de  quatre 
fêtes  chômées.  Quel  homme  politique  aurait  alors  osé  prévoir 
qu'un  siècle  plus  tard,  on  verrait  un  gouvernement  peu  favorable 
à  l'Eglise  déclarer  fêtes  légales  le  lundi  de  Pâques  et  le  lundi  de 
la  Pentecôte?  Personne  ne  soutiendra,  je  pense,  qu'en  prenant 
cette  initiative,  la  République  n'a  pas  obéi  sans  le  vouloir  à  l'irré- 
sistible ascendant  des  traditions  religieuses. 

De  temps  immémorial,  le  lundi  de  Pâques  et  surtout  le  lundi 
de  la  Pentecôte  sont  les  jours  choisis  par  les  familles  chrétiennes 
pour  les  visites  aux  sanctuaires  préférés.  En  Normandie,  les 
pèlerins  se  rendent  à  Notre-Dame-de-Grâce,  près  Ronfleur  ;  à 
Notre-Dame  de  la  Délivrande,  près  Caen;  à  Notre-Dame  de  Bon- 
Secours,  près  Rouen;  au  mont  Saint-Michel;  à  Saint-Ernier  en 
Céancé;  à  Saint-Ortaire  ;  à  Notre-Dame  du  Bocage,  près  Vire;  à 
l'Ermitage  de  la  forêt  de  Saint-Sever;  à  la  Cbapelle-sur-Vire  ;  à 
Notre-Dame-du-Valet;  les  Manceaux,  à  Notre-Dame  de  Torce;  à 
Notre-Dame  du  Chêne,  près  Solesmes;  à  Notre-Dame  de  la  Fai- 
gne;  à  Notre-Dame  d'Espérance,  de  Pontraain  ;  les  Bretons,  à 
Notre-Dame  de  Paimpont;  à  Saint-Mathuriu  de  Moncontour;  au 
Pardon  de  Saint-Carré;  on  Lanvellec;  à  Notre-Dame  de  Quelven,à 
Notre-Dame  de  Nazareth  en  Plancoët;  à  Sainte- Anne-d'Auray,  à 
Sainte-Anne  du  Bois  en  Kernascleden  ;  au  Pardon  des  Oiseaux 
de  Toulfoën,  près  Quimperlé  :  à  Notre-Dame  de  Trézien  en  Plouar- 
zel;  à  Notre-Dame  du  Roncier,  en  Josselin,  etc. 

Et  pourquoi  les  Chambres  n'auraient-elles  pas  fini  par  donner 
une  sanction  légale  à  ces  chômages  traditionnels? 

Un  siècle  de  résistance  aux  innovations  révolutionnaires  avait 
sans  doute  sutïlsaninicnt  édifié  le  Parlement.  Esl-ce  que  les  Bre- 
tons, par  exemple,  ont  jamais  cessé  de  fêter  saint  Malhurin  et  d'aller, 
le  lundi  de  la  Pentecôte,  à  Moncontour,  danser  le  passe-pied  et  la 
dérobée  sur  l'esplanade  du  château  des  Granges,  en  présence  du 


L'OUVRIER 


.  lergé  de    la  paroisse  et  des  châtelains  du  pays?  Est-ce  que  la 
:irieuse  procession  de  Notre-Dame  duKonciera  cesséde  défiler  une 
'iile  année   à  travers  les  rues  de  Josselin?  Il  est  vrai  que  celte 
'ilennilé    religieuse  n'est  plus  ce  qu'elle  était  autrefois.  Mais  vous 
auriez  tort  de  croire  que  si  le  cortègf  des  trois  Marie,  de  la  prin- 
cesse Ursule  et  de  ses  compagnes,  ne  s'avance  plus  majestueusement 
au  son   des    bombardes  et  des   muscltes  du  l'uilou,   précédé  des 
r        bannières  des  cinquante-deux  paroisses  du  comté  de  Porhoët,  la 
(•'        cérémoTiie    n'offre  plus  d'attrait.  On  y   voit    encore   figurer   les 
descendantes  de  ces  célèbres  «  Aboyeuses  de  Josselin   »,  dont  les 
fureurs  périodiques  rappelèrent,  pendant  plusieurs  siècles,  le  châti- 
ment qui  frappa  d'inclémentes  aïeules. 


Faut-il  raconter  l'histoire?  Ecoutez  ce  qui  suit  : 

Des  lavandières,  réunies  autour  d'une  fontaine,  battaient 
ferme  leurs  linceaux,  quand  une  pauvre  femme,  couverte  de  hail- 
lons, un  bâion  à  la  main,  s'arrêta  devant  elles  et  les  pria  de  lui 
liermeltrede  prendre  un  peu  d'eau  pour  apaiser  sa  soif.  Au  lieu  de 
s'écarter  et  île  faire  place  à  la  mendiante,  les  lavandières  la  hon- 
nirent et  lancèrent  leurs  chiens  a  ses  trousses. 

«  Femmes  sans  pitié  !  s'écria  la  voyageuse,  prenant  tout  a 
coup  la  figure  de  la  Vierge  du  Roncier,  femmes  sans  pitié!  si  de 
toutes  les  vertus  agréables  à  mon  Fils,  la  première  est  la  compas- 
sion envers  le  pauvre,  il  n'est  point  de  crime  qu'il  ne  punisse 
plus  sévèrement  que  la  dureté  du  cœur!  Vous  et  vos  filles,  vous  en 
serez  un  nouvel  exemplede génération  en  génération,  et  vous  ensei- 
gnerez la  pitié  par  la  crainte  à  ceux  qui  ne  l'auront  pas  apprise 
par  l'amour.  » 

Marie  n'avait  pas  fini  de  parler  que  les  lavandières,  épouvantées, 
se  répondaient  l'une  à  l'autre  par  d'horribles  aboiements.  Depuis, 
à  la  procession  de  la  Pentecôte,  tous  les  ans,  les  descendantes 
poussaient  soudain  derauques  clameurs  et  se  précipitaient,  frémis- 
santes, au  pied  de  la  statue  de  la  Vierge  qui,  seule,  avait  le  don  de 
les  calmer.  Un  éminent  professeur  de  l'Université,  M.  C.  Jeannel, 
témoin  de  ce  spectacle,  a  raconté  avec  beaucoup  de  sincérité,  dans 
une  brochure,  toutes  les  péripéties  du  phénomène. 

Le  pèlerinage  de  Notre-Dame  du  Roncier  a  l'avantage  de 
remettre  en  mémoire  cette  instructive  leçon.  Quand  les  traditions 
païennes  et  barbares,  si  rebelles  à  la  pitié,  exerraient  encore  leur 
empire  sur  les  populations  des  campagnes  et  faisaient  échec  à  la 
Loi  nouvelle,  à  la  «  Loi  de  miséricorde  »,  ces  pieuses  légendes  ne 
pouvaient  manquer  de  frapper  les  masses  et  d'incliner  les  cœurs  à 
la  Charité... 


La  Révolution  a  supprimé  dans  les  Vosges  une  fête  qui,  jadis, 
attirait  à  l'abbaye  de  Remiremont  un  non  moins  grand  nombre  de 
spectateurs.  Nous  voulons  parler  de  la  fête  des  Kijriolés  (nom 
dérivé  de  Kyrie  eleison).  Dans  cette  imposante  céi'émonie,  la  reli- 
gion et  la  féodalité  faisaient  éclater  aux  yeux  des  vassaux  toute 
leur  pompe  et  leur  suprématie.  L'abbesse,  ce  jour-là,  trônait  majes- 
tueusement, au  milieu  des  dignitaires  et  des  dames  de  son  chapitre, 
de  ses  grands  officiers,  des  autorités  de  la  Tille,  ayant  devant  elle 
les  rangs  serrés  de  la  population,  recevant  les  hommages  et  les 
félicitations  des  paysans  qui  venaient  processionnellement  lui  offrir 
les  premiers  rameaux  verts  du  printemps. 

Saint-Nabord  lui  présentait  des  branches  de  rosier  sauvage; 
Dammartin,  des  branches  de  genièvre;  Raon-aux-Bois,  des  branches 
de  genêt  ;  Saint-Aimé,  des  branches  de  lilas;  Saulxures,  des  branches 
de  saule;  Vagney,  des  branches  de  sm'eau.  Chaque  procession, 
bannière  en  tète,  défilait  devant  l'abbesse  et  sa  cour  en  chantant  un 
kyriolé,  où  la  population  appelait  sur  le  chapitre,  sur  le  duc  de 
Lorraine,  sur  le  roi  de  France,  sur  elle  et  sur  leurs  vassaux,  la 
protection  de  Dieu,  de  la  Vierge,  de  saint  .\imé,  de  saint  Romaric, 
de  saint  Urbain  et  des  autres  patrons  du  pays.  Voici  une  des  cu- 
rieuses antiennes  qu'entonnaient  les  vassaux  : 

Kyrie  est  bien  chanté. 
Chanterons- nous  kyriolé'ï 
C'est  pour  raadam'  qu'est  aux  fenêtres. 
Kyriolé,  ell'  garde  à  mont  les  prés. 
K;  riolé.  elle  voit  v'oir  la  croix  tant  belle, 
La  croix  tant  belle  et  le  pennon. 
Oyez-oous,  Dieii,  kyriolé  ! 

.Vinsi  chantaient  les  gens'  de  Vagney  ;  ceux  de  Dammartin 
disaient  : 

Kyrie,  sire  saint  Pierre. 
Qu'à  Rome  sied  en  chaire, 
Oe  céans  êtes  le  patron. 
A  vous,  nous  nous  présentons. 
Kyrie  ciianter  devons 
Par  bonne  dévotion. 


Un  .lutre  impôt,  non  moins  c  jric,i-\,  était  exigé  le  même  jour 
du  village  de  Saint-Maurice,  situé  dans. la  montagne.  11  consistait 
dansdeux  rochelles  (espèces  de  hottes  faites  d'écorces  de  sapin) 
qu'on  remplissait  de  neige,  et  que  le  marguillierdu  lieu  était  obligé 
do  porter  au  Chapitre,  au  nom  des  habitants.  Lorsque  la  neige 


faisait  défaut,  ce  tribut  était  remplacé  par  deux  bœufs  blancs. 
Mais  cette  subslitutinn  se  faisait  très  rarement,  parait-il;  elle  n« 
s'opéra  même  que  deux  fois  dans  l'espace  d'un  siècle  et  demi. 

Les  deux  rochelles  étaient  présentées  à  la  grand'messe  par  le 
lieutenant  du  grand  sénéchal  qui,  avant  le  Graduel,  entrait  au 
chœur  et  déposaitia  première  rocheile  levant  la  stalle  de  l'abbesse, 
la  seconde  devant  le  fauteuil  de  la  doyoïine.  Le  Chapitre,  en  échange 
de  cette  reilevance,  payait  le  diner  ilu  marguillier  et  lui  donnait 
en  outre  dix-huit  deniers,  plus  un  picotin  d'avoine  pour  son  cheval. 
.'Vprès  dîner,  toutes  les  dames  chanoinesses  devaient  danser  dans 
la  cour  abbatiale.  La  première  danse  appartenait  de  droit  à  l'ab- 
besse, et  la  seconde  au  Chapitre.  Les  bourgeois  de  Remiremont,  en 
armes,  assistaient  au  spectacle. 

.\insi  que  nous  l'avons  dit,  la  Révolution  fit  table  rase  des  vieilles 
coutumes  accréditées  dans  les  Vosges.  Quel  bénéfice  moral  ou 
matériel  les  habitants  retirèrent-ils  de  cette  suppression  ?  11  faut 
se  ra|ipeler  que  les  plus  grandes  familles  de  France  fournissaient 
des  chanoinesses  au  Chapitre.  L'abbesse  appartenait  le  plus  sou- 
vent à  la  .Maisou  de  Bourbon  ou  à  la  dynastie  de  Lorraine.  Héri- 
tières de  la  première  colonie  monastique  qui  avait  défriché  le  pays 
et  fondé  les  villages,  les  (Chanoinesses  exerçaient  sur  la  province 
un  ministère  de  charité  et  de  munificence.  Considérés  comme  des 
pupilles,  les  vassaux  n'invoquaient  jamais  en  vain  le  puissant 
patronage  des  t  Bonnes  Dames  ».  .Vu  lieu  des  onéreux  fermages 
qu'on  exige  aujourd'hui,  les  paysans  n'acquittaient  entre  les  mams 
du  trésorier  de  l'abbaye  que  des  redevances  tout  à  fait  bénignes. 
D'aimables  fêtes  rapprochaient  les  vassaux  et  leurs  gracieuses 
souveraines;  nous  le  répétons,  en  quoi  le  régime  moderne  a-t-il 
amélioré  le  sort  des  habitants  de  Remiremont?  Affranchis  des 
e  servitudes  monastiques  »,  sont-ils  plus  libres,  plus  heureux  et 
plus  fiers? 


Pendant  tout  le  mois  de  mai,  des  pèlerins  se  sont  acheminés 
vers  Reims  pour  prendre  part  aux  fêtes  célébrées  en  mémoire  du 
quatorze  centième  anniversaire  du  Baptême  de  Clovis.  Reims  a 
présenté  pendant  trois  semaines  l'aspect  le  plus  pittoresque.  On 
se  serait  cru  revenu  au  temps  où  le  sacre  des  rois  de  France  atti- 
rait dans  la  ville  un  immense  concours  de  peuple.  Les  Universités 
catholiques  de  Lille,  de  Paris,  d'.A.ngers,  etc.,  avaient  délégué  des 
centaines  déjeunes  gens.  Plusietu's  congrès  ont  eu  lieu.  La  cor- 
poration des  publicistes  chrétiens  a  tenu  ses  assises  le  jour  de  la 
Pentecôte. 

Les  visiteurs  ont  tenu  à  voir  la  relique  de  la  Sainte  Am- 
poule. Nos  lecteurs  se  rappellent  sans  doute  dans  quelles  curieu- 
ses circonstances  l'huile  sainte  fut  accordée  à  l'église  de  Reims. 
C'était  au  moment  du  baptême  de  Clovis.  Le  clerc,  chargé  de 
porter  le  Saint  Chrême,  se  trouvait  fortuitement  séparé  du  cor- 
tège par  la  fouie  et  ne  pouvait  parvenir  près  de  la  piscine  sacrée. 
Le  moment  de  l'onction  baptismale  ilait  venu.  Après  avoir  reçu 
l'eau  lustrale,  saint  Reini  demande  le  Siiint  Chrême  pour  l'y  mêler, 
conformément  au  rit  sacré.  Il  n'en  trouve  point.  Rémi,  les  yeux  et  les 
mains  levées  vers  le  ciel,  se  meten  prière.  Des  flots  delarmesinon- 
dent  son  visage.  Une  profonde  angoisse  oppresse  tous  les  specta- 
teurs. Soudain,  une  colombe,  au  plumage  blanc  comme  la  neige, 
fend  l'air  et  s'approche  de  l'évêque.  Elle  tient  dans  son  bec  une 
petite  fiole  qu'elle  dépose  dans  les  mains  de  liemi.  Vive  émotion 
dans  la  foule.  L'évêque  ouvre  l'ampoule.  Miracle  !  il  y  trouve 
l'huile  sainte  qui  décèle  sa  présence  par  une  délicieuse  odeur.  Au 
même  instant,  la  colombe  disparait,  mais  la  fiole  demeure  :  c'est 
la  Sainte  Ampoule  ! 

Revenu  de  sa  surprise,  saint  Rémi  répand  le  Saint-Chrême 
dans  la  piscine  baptismale. 

Les  circonstances  merveilleuses  au  milieu  desquelles  cette  fiole 
fut  donnée  à  saint  Rémi  nous  sont  attestées  par  Hincmar  (S06-88:2), 
qui  fut  archevêque  de  Reims.  Hincmar  a  mentionné  cette  interven- 
tion divine  dans  le  récit  du  sacre  de  Clovis.  Plus  tard,  Flodoard, 
(894-966)  constate,  dans  son  Histoire  de  la  Ville  de  Reims,  la 
croyance  constante  en  cette  tradition.  C'est  seulement  de  nos  jours, 
où  l'incrédulité  affecte  de  tout  nier,  qu'on  a  voulu  contester  la  véra- 
cité du  récit  d'Hincmar.  Pour  les  négateurs  à  outrance,  le  miracle 
de  la  Sainte  Ampoule  n'est  pas  plus  admissible  que  les  autres 
merveilles  qui,  depuis  l'origine  de  la  Monarchie,  ont  manifesté  la 
prédilection  spéciale  de  Dieu  pour  notre  pays.  Mais,  malgré  toutes 
les  attaques,  la  critique  historique  vraiment  séi'ieuse  a  maintenu 
lé  fait  raconté  par  Hincmar. 

La  Sainte  .\mpoule  se  composait  d'une  petite  fiole  de  cristal 
remplie  d'un  baume  qui  ne  se  tarissait  pas.  En  souvenir  du  miracle, 
on  l'avait  enfermée  dans  une  châsse  où  elle  était  portée  par  une 
colombe  d'or,  elle-même  enchâssée  dans  un  vase  de  vermeil  enrichi 
de  pierreries. 

Ce  joyau  fut  conservé  jusqu'à  la  Révolution  dans  le  tombeau  de 
saint  Rémi.  On  ne  l'en  retirait  que  pour  le  Sacre  des  rois. 
Une  fois  seulement,  la  Sainte  Ampoule  quitta  l'église  de  Reims. 
Ce  fut  quand  Louis  .\l,  malade,  se  la  fit  apporter,  convaincu 
qu'elle  lui  rendrait  la  santé!  La  foi  de  ce  souverain  admettait 
l'énigme  sacrée.  Il  croyait  que  le  baume  divin  ne  devait  pas  être 
moins  salutaire  aux  princes  qui  l'invoquaient  dans  leurs  râaladies 


72 


L'OUVRIER 


qu'aux  rois  bien  portants  qui  lui  demandaient  la  consécration  de 
leurs  droits. 

En  4793,  sur  l'ordre  du  Comité  du  Salut  public,  le  convention- 
nel Rbul  se  rendit  à  Hcims  pour  faire  disparaître  ce  monument 
du  t  fanatisme  des  siècles  «.Mais  une  partie  du  baume  que  conte- 
nait C€  yase  sacré  avait  été  enlevée,  la  veille  de  l'arrivée  du  régi- 
cide, par  le  curé  de  Saint-Remi.  Le  vénérable  prêtre  opéra  ce 
prélèvement  devant  plusieurs  personnes  qui  attestèrent  plus  tard 
le  fait  et  en  certifièrent  l'incontestable  authenticité.  Quant  à  la 
sainte  Ampoule,  elle  fut,  il  est  vrai,  brisée;  mais  ses  fragments, 
ppécieusement  recueillis,  échappèrent  à  une  complète  destruction. 
Ils  existent  encore.  Pour  le  sacre  de  Charles  X,  en  1825,  l'ar- 
chevêque de  Reims  consacra  une  nouvelle  huile  à  laquelle  il  mélan- 
gea le  saint  Chrême  sauvé  par  le  curé  de  Saint-Remi. 

OscAit  Bavard, 


HECETTES  DE  LA  SEMAINE 


SuLstanco  vénéneuse  de  la  pomme  de  terre  '. 

Souvent  les  habitants  des  campagnes  oublient  ou  ignorent  que 
la  pomme  de  terre  en  voie  de  germination  renferme  une  sub- 
stance vénéneuse,  la  solavinne,  qui  cause  parfois  des  empoisonne- 
ments dont  on  a  cherché  en  vain  la  cause  ailleurs.  C'est  ainsi 
que  souvent  les  porcs  et  les  volailles  sont  empoisonnés  vers  la  fin 
de  l'hiver.  C'est  surtout  le  germe  qui  contient  cette  substance 
vénéneuse.  L'animal  empoisonné  ne  périt  pas  toujours;  mais 
lorsque  le  poison  ne  le  tue  pas,  il  s'affaiblit  et  s'amaigrit.  Les 
éleveurs  qui  nourrissent  leurs  porcs  ou  d'autres  animaux  avec  des 
pommes  de  terre  doivent  donc  enlever  avec  soin  tous  les  germes 
avant  de  les  leur  donner  à  manger. 


Nettoyage  des  boateilles  à  huile. 

On  verse  dans  la  bouteille  du  marc  de  café  encore  chaud  et 
humide.  Ce  marc  s'attache  aux  parois  intérieures  de  la  bouteille 
et  entraine  toutes  les  matières  grasses.  On  rince  ensuite. 

.    Moyen  d'obtenir  les  essences  sans  distillation. 

Concassez  et  réduisez  en  poudre  grossière,  après  l'avoir  fait 
sécher  à  l'étuve  ou  au  soleil,  —  suivant  la  saison,  —  la  substance 
a  romatique  ;  café,  vanille,  cannelle,  dont  vous  voulez  avoir  l'essence. 
Mettez  ces  poudres  sm-  un  morceau  de  mousseline  placé,  sans  être 
trop  tendu,  au-dessus  d'un  verre  bien  propre  et  bien  essuyé. 
Couvrez  le  tout  avec  une  assiette  pleine  de  cendres  brûlantes. 

Aussitôt  que  la  chaleur  produira  son  effet,  l'essence  se  dégagera, 
descendant  le  long  des  parois  intérieures  du  verre,  et  se  réunira  au 
fond.  Quand  elle  ne  coulera  plus,  il  n'y  aura  qu'à  la  recueillir  avec 
soin. 

Remède  à  la  dysenterie. 

Faire  émonder  vingt  amandes,  les  piler,  y  ajouter  un  verre 
d'eau,  passer  et  ajouter  dix  gouttes  de  laudanum  et  3  grammes  de 
bismuth. 

Prendre  ce  médicament  toutes  les  heures,  en  ayant  soin  de  ne 
débuter  que  deux  heures  après  le  repas  et  de  s'arrêter  une  heure 
avant. 

Guérison  en  quatre  jours  des  entorses  et  des  foulures.  • 

Faites  bouillir,  à  feu  doux  et  par  parties  en  poids,  un  mélange 
de  cognac  (ou  bonne  eau-dc-vie),  de  sel  fin  de  cuisine  et  de  savon 
vert. 

Appliquez  après  l'avoir  laissé  refroidir,  mais  encore  tiède,  ce 
topique  sur  la  partie  douloureuse  et  recouvrez  d'une  compresse  que 
■vous  aurez  soin  de  ne  pas  trop  serrer. 

Renouvelez  l'application  trois  ou  quatre  fois  par  jour. 


Nous  serions  heureux  de  posséder  une  recette  pour  glacer  le 
linge; 

Et  une  recette  encore  pour  nettoyer  et  blanchir  l'ivoire  des  cou- 
teaux de  table. 

Merci  d'avance  à  qui  voudra  bien  nous  les  communiquer. 

i.  Recfltte  tirée  du   Trésor  des  famitks,  par  Louis  Bonconseil;  vol. 
in-S"  relié  loije  ;  prix  franco  :  ij  francs. 


Librairie  Blériot,  HENRI  GAUTIER,  successeur, 
55,  quai  des  Grands-Augustins,  Paris. 


ŒUVRES    DE    B.    DE    BUXY 


Le  Secret  de  Lusabran,  1  vol.  in-12 3  fr. 

Honneur  et  Bonheur,  1  vol.  in-12 3  _ 

Les  Épreuves  d'une  jeune  fille,  1  vol.  in-12 3  _ 

Les  Filles  du  Médecin,  1  vol.  in-12 3  _ 

Une  Jeune  Belle-Mère,  1  vol.  in-12 3  ^ 

Sœur  petite,  1  vol  in-12 3  _ 


ŒUVRES    DE   CHAMPOL 


Madame  Melchior,  1  vol.  in-12 2  f r 

Noëlle,  1  vol.  in-12,  illustrations  de  Poirson 3  

Un  Coup  de  patte,  1  vol.  in-12 2  — 

Les  Points  noirs,  1  vol.  in-12 3  _ 

L'Argent  des  autres,  1  vol.  in-12 3  _ 

L'Heureux  Dominique,  1  vol.  in-12 3  _ 

Le  Roman  d'un  égoïste,  1  vol.  in-12 3  — 

Fricotard  et  Chapuzot,  comédie  en  trois  actes 1  fr. 

La  Bête  noire  de  Baptistin,  comédie  en  deux  actes 1  — 

Le  Mouchoir  de  Chapuzot,  monologue,  1  broch 0  oO 

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Chapuzot  à  Madagascar,  caricatures   de  Tii:et-Bognet  et 

Drault,  1  vol.  in-12 3  fr. 

Chapuzot  au  Dahomey,  caricatures  de  Tiret-Bognet,  1  vol. 

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Le  Député-soldat,  caricatures  de  Tiret-Bognet,  1  vol.  in-12. .  2  — 
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J.  Blass  et  E.  Mesplès,  1  vol.  in-12 3  — 

La  Pédale  humanitaire,  nombreuses  caricatures  de  J.  Blass 

et  P.  Balluriau,  1  vol.  in-12 3  — 


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Le  Mystère  de  Kerhir,  1  vol.  in-12 3  fr 

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Le  Secret  de  Solange,  1  vol.  in-12 3  — 

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La  Feuilleraie,  1  vol.  in-12 3  — 

Un  Portrait  de  famille,  1  vol.  in-12 2  - 

Les  Tuteurs  de  Mérée,  1  vol.  in-12 2  — 

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Pour  recevoir  chacun  de  ces  ouvrages  franco,  il  suffit  d'en 
envoyer  le  prix  en  mandat-poste,  timbres  français  ou  autre  valeur 
sur  Paris,  à  M.  HENRI  GAUTIER,  éditeur,  53,  quai  des  Grands- 
Augustius,  à  Paris. 

Le  DtvccUur-GiraiU  :  lleiiri' GAUTIER.  —  Sceaux.  Imp.  Cbai'aiie  el  C'». 


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0     année  courante.      \l\J     années  échues.  ;  iN        la  10 


TRERTE-SIXIÈMS   ANNÉE.    -  3  Juin  1398. 


L'OUVRIER 

•Joui*iiî&l  îlliistré  p£fci*a.iss»£i:iit  le  ]%Iercredl  et  le  Samedi 


ABONNEMENT  D'UN  AN  : 

(104  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique  i 

6  fïancs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  ; 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAnTIER.  successecr. 

53,  quai  des  cirands-Aagustins,  Paris. 


ABONNEMENT  D'UN  AN 
(104  numéros) 
Colonies  et  Étranger  (sauf  la 
giqae)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  faure 


II  arriva  justo  à  temps  pour  recevoir  dans  ses  bras  le  buste  de  Guillaume.  (Voir  page  7S.) 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE  :  Les  Voleurs  dor,  par  G.  Le  Faure.  —Un  Aïeni  deChapuzot. 
p»r  Jean  Drault.  —  Nos  grands  patrons,  par  George  de  Céli.—  Magie  blan- 
che en  famille,  par  Magus. 


LES  VOLEURS  D'OR 


PAR 

GEORGES  LE  FAURE 


UN  DESESPERE 


Nous  avons  laissé,  aucours  d'un  chapitre  précédent,  Guillaume 
Brey  embusqué  dans  le  feuillage  du  mimosa,  à  l'ombre  duquel 
miss  EJwidge  se  trouvait  en  compagnie  de  Henry  Kinburn  et  de 
son  iimi  Jean;  c'est  là,  si  le  lecteur  le  veut  bien,  que,  retournant 
de  quelques  heures  en  arrière,  nous  l'allons  retrouver. 

On  juge  de  sa  stupeur  et  aussi  de  sa  rage  en  voyant  ainsi 
eonlirmés  les  pressentiments  qu'il  avait  eus  quelques  instants 
auparavant  lorsque,  sur  la  route,  il  avait  aperçu  les  deux  jeunes 
gens  franchisssant  la  grille  de  la  villa. 

Cramponné  à  la  branche  d'arbre  sur  laquelle  il  était  allongé, 
le  visage  congestionné,  les  yeux  hors  la  tête,  les  dents  grinçantes, 
il  écoutait  ce  qui  se  disait  au-dessous  de  lui,  et  chacune  des 
paroles  qu'on  prononçait  lui  entrait  dans  le  cerveau,  comme 
l'eût  pu  faire  une  aiguille  rougie  au  feu,  le  surexcitant,  l'affolanl 
presque;  bien  qu'il  fût  peu  versé  dans  la  connaissance  de  la  langue 
française,  il  en  savait  assez  pour  deviner  presque  entièrement  tout 
ce  qiii  se  disait,  alors  surtout  que  l'expression  des  visages  souli- 
gnait d'assez  significative  façon  le  sens  des  paroles. 

Comment  put-il  se  faire  que,  de  sa  cachette,  le  Boer  ne  bondit 
pas  sur  le  groupe  conversant  en  toute  quiétude  au-dessous  de  lui? 
Par  un  miracle,  sans  doute,  car  dans  l'état  d'exaspération  où  il  se 
trouvait,  il  n'y  aurait  rien  eu  d'étonnant  à  ce  que,  sa  nature  de 
brute  l'emportant  sur  toute  autre  considération,  il  se  livrât  à 
quelque  extrémité  sanglante. 

Déjà,  bien  qu'il  n'eût  pas  compris  le  sens  exact  des  mots  qu'en 
s'éloignant  miss  Edwidge  avait  adressés  à  Jean  de  Brey,  Guillaume 
s'était  cependant  senti  mordu  au  cœur  par  une  jalousie  terrible  : 
I  Ce  que  femme  veut,  Dieu  le  veut,  »  avait-elle  dit  et,  bien  entendu, 
pour  un  demi-sauvage  comme  notre  Boer,  ce  proverbe  ne  pouvait 
guère  avoir  de  signification  ;  mais  ce  qui  en  avait  une,  par  exemple, 
et  très  claire  et  très  nette,  c'était  le  gracieux  sourire  de  la  jeune 
fille,  c'étaient  ses  regards  lumineux,  dans  lesquels  il  y  avait  un 
encouragement,  un  espoir. 

Ah!  pour  le  coup,  tout  cela,  il  le  comprit  bien,  et  s'il  n'eût  eu  le 
vague  espoir  d'apprendre,  en  écoutant  encore,  quelque  chose  de 
plus  précis,  il  se  fût  rué  sur  les  deux  jeunes  gens;  mais  ceux-ci, 
miss  Edwidge  partie,  avaient  continué  à  causer,  et  il  était  demeuré 
là,  écoutant,  domptant  avec  une  énergie  féroce  la  fureur  qui 
l'agitait  et  qui  ne  faisait  que  croître  presque  à  chaque  mot 
prononcé  par  l'un  ou  l'autre  des  deux  interlocuteurs. 

Ah  1  lorsqu'il  les  entendit  parler  en  toute  franchise,  en  toute 
liberté  de  ce  sentiment  sincère,  profond,  que  Jean  de  Brey  avait 
pour  miss  Cornallett,  le  Boer  sentit  un  flot  de  sang  affluer  en  bouil- 
lonnant à  son  cerveau;  il  vit  rouge  et,  sans  l'arrivée  du  valet  de 
chambre  qui  venait  chercher  Kinburn  de  la  part  du  lord,  un 
meurtre  était  commis. 

Cette  circonstance  fortuite  sauva  la  vie  du  jeune  officier  qui 
s'éloigna  en  compagnie  de  son  ami,  sans  se  douter  du  danger 
morte!  auquel  il  venait  d'échapper. 

Une  fois  seul,  Guillaume  Brey  sentit  soudain  toute  son  exal- 
tation tomber  comme  par  enchantement  et  il  demeura  là,  accroupi 
dans  cet  arbre,  affnissé,  pour  ainsi  dire  hébété,  regardant  s'éloi- 
gner, sans  même  sentir  encore  en  lui  le  moindre  mouvement  de 
colère  contre  eux,  ceux  que  tout  à  l'heure  il  eût  tués  avec  une 
sorte  de  joie  furieuse. 

Il  avait  éprouvé  comme  un  brisement  dans  sa  poitrine  et  il  lui 
semblait  être  devenu  soudainement  aussi  faible  qu'un  petit  enfant, 
tandis  que  dans  sa  gorge  quelque  chose  montait  en  roulant,  comme 
des  borborygmes,  1  étouffant  à  chaque  seconde  davantage,  quelque 
chose  inconnu  de  lui  jusqu'à  ce  jour  et  qui  le  faisait  souffrir 
épouvantablement . . . 

Ce  quelque  chose  était  un  sanglot  qui  lui  montait  du  cœur 
aux  lèvres  et  dans  lequel  toute  sa  douleur  s'exhalait;  puis,  brus- 
quement, des  larmes  s'échappèient  par  torrent  de  ses  paupières 
et  cet  homme,  qui  n'avait  jamais  pleuré  peut-être,  se  mit  à 
pleurer... 

Certes,  il  n'avait  pas  d'illusion  à  se  faire  :  le  découragement 
de  son  rival  lui-même  ne  pouvait  lui  donner  aucun  espoir,  car  il 
comprenait  bien  que  la  fille  de  lord  Coi-nalJett  ne  l'aimait  pas,  ne 
l'aimerait  jamais...  puisqu'elle  avait  donné  son  cœur  à  un  autre. 

1.  Voir  l'Ouvrier  ili.'puis  le  2  mai  IS'JB. 


Comme  par  miracle,  s'était  développé,  dans  l'esprit  de  ce  rude 
iioer,  l'instinct  très  sûr  de  ce  sentiment  inconnu  de  lui  trois  mois 
Auparavant;  et  ce  qui,  à  cette  époque,  eûtété  pour  lui  lettre  morte, 
lui  apparaissait  maintenant  avec  une  extraordinaire  netteté. 

Ah  !  si  seulement  il  eût  eu  enwre  sa  naïveté  d'autrefois,  il 
eût  pu  se  bercer  d'un  vain  espoir  peut-être  ou  même  ne  point 
lire  sur  le  visage  de  miss  Edwidge  aussi  clairement  qu'il  y 
avait  lu. 

Pour  ainsi  dire  inconsciemment,  il  quitta  sa  cachette  de  feuil- 
lage, gagna,  au  moyen  de  la  branche  de  mimosa,  le  tronc  du 
sapin  qui  lui  avait  servi  à  gagner  son  observatoire  et  le  long 
duquel  il  se  laissa  couler;  puis,  comme  un  fou,  il  prit  sa  course  à 
travers  bois,  sans  but,  sans  autre  volonté  que  de  fuir  loin,  bien 
loin  de  cette  habitation  qui  abritait  celle  dont  il  se  sentait  à 
jamais  séparé. 

Au  bout  d'une  vingtaine  de  minutes,  il  s'arrêta  épuisé,  hale- 
tant, les  pieds  meurtris  par  des  chaussures  trop  fines  pour  lui, 
habitué  aux  lourdes  bottes  du  Transvaal;  ayant  laissé  des  lam- 
beaux de  ses  habits  aux  fourrés  au  travers  desquels  —  semblable 
à  un  bête  fauve  —  lil  avait  passé  nu-tête,  car  il  avait  perdu  son 
chapeau  dans  celte  course  folle,  la  cervelle  bouill'onnante,  les  yeux 
hagards,  les  lèvres  écumantes,  il  se  laissa  tomber,  telle  une  masse, 
au  pied  d'un  arbre,  gigantesque  sapin,  qui  étendait  ses  branches 
énormes  au-dessus  de  lui,  l'enveloppant  dans  une  obscurité  fraîche 
et  rassérénante. 

Là,  couché  sur  le  sol,  il  pleura  de  nouveau,  longtemps;  puis, 
lorsque  les  larmes  eurent  détendu  un  peu  son  système  nerveux, 
lorsque  la  fraîcheur  qui  tombait  d'en  haut  eut  apaisé  le  feu  qui 
bri'ilait  sa  cervelle,  il  tenta  de  se  ressaisir  afin  d'examiner  ce  qu'il 
avait  à  faire  :  alors,  avec  un  calme  effrayant,  il  envisagea  la  situa- 
lion  et  conclut  que,  dans  le  grand  désastre  où  il  sombrait,  nulle 
branche  ne  se  trouvait  à  portée  de  sa  main,  à  laquelle  il  pût  se 
raccrocher. 

De  famOle,  il  n'en  avait  plus;  pour  rien  au  monde,  en  effet,  il 
ne  fût  retourné  à  Ferme  Elisabeth,  le  cœur  encore  meurtri  de 
l'injure  sanglante  que  lui  avait  faite  oom  Prétorius,  et  bien  résolu 
à  ne  lui  tendre  la  main  de  sa  vie. 

Quant  à  la  cousine  Wilhemine,  qu'eût-il  pu  lui  dire  et  quelle 
attitude  lui  eut-il  été  possible  d'avoir  en  sa  présence?  Entre  eux, 
depuis  l'enfance,  n'avait-il  pas  été  convenu  qu'ils  seraient  mari  et 
femme,  et  n'avait-il  pas  indignement  trahi  la  pauvre  enfant,  en 
se  laissant  prendre  le  cœur  par  une  autre? 

Et  maintenant  que  ce  cœur  était  tout  meurtri,  tout  déchiré, 
tout  saignant,  il  aurait  l'impudence,  l'impudeur  de  le  lui  apporter  1 

Non;  quelque  rude  que  fût  le  Boer,  quelque  primitive  que  fût 
son  âme,  quelque  peu  civilisé  que  fût  son  esprit,  il  ne  se  sentait 
point  homme  à  faire  une  chose  aussi  monstrueuse  :  ayant  aimé 
miss  Cornallett,  l'aimant  encore  de  toutes  ses  forces,  il  lui  serait 
impossible  de  prendre  dans  sa  main  la  main  de  Wilhemine. 

Alors,  sans  famille,  sans  affection,  sans  avenir,  sans  but  dans 
la  vie,  il  en  arriva  à  se  demander  très  froidement  à  quoi  bon 
continuer  de  vivre. 

Effroyable  question  que  jamais  être  humain  ne  se  devrait  poser 
et  qui  remplirait  d'horreur  une  âme  vraiment  chrétienne  :  la  créa-- 
ture,  œuvre  de  Dieu,  relève,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  jour 
de  l'existence,  de  celui  qui  l'a  créée,  et  se  soustraire  à  sa  volonté, 
devancer,  ne  fût-ce  que  d'une  heure,  l'instant  prévu  par  lui  pour 
rappeler  de  l'exil  terrestre  celui  qui  souffre  et  gémit  ici-bas,  est  le 
plus  effroyable  forfait  qui  se  puisse  rêver. 

Mais,  dès  sa  précoce  jeunesse,  Guillaume  Brey  n'avait  point  eu, 
par  les  soins  d'une  mère  chrétienne,  ses  mains  jointes  dressées 
vers  le  Dieu  de  justice  et  de  bonté;  il  n'avait  point  appris  d'elle 
ces  innocentes  prières  que  balbutient  les  lèvres  d'enfant  et  qui, 
plus  tard,  fortifient  les  âmes  d'hommes  contre  les  assauts  de 
la  vie. 

Pour  lui,  la  connaissance  de  Dieu  s'était  confondue  presque 
avec  le  respect  du  chef  de  famille;  jamais  son  àme  ne  s'était 
élevée  vers  le  Créateur,  dont  il  s'était  habitué  à  incarner  la  pensée 
en  la  personne  du  vieux  Prétorius,  lisant  d'une  voix  austère,  le 
soir,  devant  la  famille  réunie,  les  versets  de  la  Bible. 

De  ces  lectures  quotidiennes,  qui  ne  le  mettaient  aucunement  en 
rapport  avec  le  Créateur,  il  lui  était  resté  uniquement  la  crainte 
de  Dieu;  quant  à  l'amour  de  Celui  qui  est  tout,  quant  à  l'espoir 
qu'il  pouvait  avoir  en  sa  justice,  en  sa  bonté,  c'étaient  là,  pour  le 
jeune  garçon,  choses  totalement  inconnues. 

Dans  ces  conditions,  aussi  mal  armé  contre  la  souffrance,  sa 
faiblesse  devait  fatalement  succomber;  il  devait  perdre  pied  et 
tomber  dans  le  gouffre;  du  moment  que  la  mort  lui  apparaissait 
comme  la  seule  issue  possible  à  la  situation,  que  nulle  main  n'était 
là  pour  le  soutenir,  qu'il  n'avait  point  la  ressource  de  la  prière 
pour  écarter  avec  horreur  de  lui  la  tentation  que  le  désespoir  lui 
offrait,  il  ne  pouvait  faire  autrement  que  de  devenir  la  proie  du 
malin  esprit. 

Cette  résolution  une  fois  prise,  il  n'était  pas  homme  à  en 
reculer  l'exécution  ;  d'ailleurs  la  pensée  de  John  Stuck  lui  vint  et 
la  crainte  s'empara  de  lui  de  retomber  sous  la  domination  de  cet 
homme;  avec  beaucoup  de  lucidité,  il  entrevoyait  l'habileté  avec 
laquelle  l'agent  de  la  Chartered  avait,  jusqu'à  ce  jour,  joué  de  lui;  il 


L'OUVRIER 


75 


romprenail  de  quelle  importance  U  était  dans  les  projets  de 
l'Anglais,  projets  qui  se  résumaient  à  mettre  la  main  sur  Ferme 
Elisabeth,  et  auxquels  il  s'était  associé  <l.'uis  l'espoir  que  la  colossale 
fortune  qu'on  lui  avait  l'ait  entrevoir  lui  servirait  de  marchepied 
pour  atleiuiiie  au  bonheur  follement  rêvé. 

Il  avait  l'instinct  que,  s'il  revoyait  ,Iohn  Slucls,  il  retomberait 
en  son  pouvoir  et  qu'alors  il  continuerait  à  lui  servir  de  com- 
plice pour  le  seul  souci  de  s'enrichir  ;  mais  à  quoi  bon  la  richesse 
ilnns  les  conditions  où  l'existence  se  présentait  maintenant  pour 
lui? 

Il  s'était  dressé,  très  ferme,  très  apaisé,  maintenant  çpie  sa 
détermination  était  prise  et  qu'il  savait  ce  qu'il  voulait  l'aire  :  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  avoir  le  courage  de  mourir,  et  sur  ce  point  il 
n'avait  aucune  appréhension  :  au  cours  de  sa  vie  aventureuse  lii- 
bas,  dans  les  solitudes  immenses  du  Sud  africain,  où  le  danger  vous 
guette  à  chaque  pas,  sous  les  formes  les  plus  diverses  et  les  plus 
inattendues,  il  avait  chevauché  du  matin  au  soir  avec  la  mort 
en  croupe,  et  la  Camarde  était  une  connaissance  de  trop  vieille  date 
pom-  qu'il  put  s'émouvoir  en  quoi  que  ce  fût  de  se  trouver  face  ;i 
l'ace  avec  elle. 

Ayant  levé  machinalement  les  yeux,  il  aperçut,  à  quelques 
pieds  au-dessus  de  sa  tête,  une  branche  plus  énorme  que  celles 
avoisinantes  et  dont  la  vue  le  fit  soudainement  tressaillir,  tandis 
qu'un  air  de  satisfaction  se  reflétait  sur  son  visage. 

Sans  hâte  aucune,  mais  aussi  sans  l'ombre  d'une  émotion,  il 
prit  une  ceinture  de  laine  qui,  enroulée  plusieurs  fois  autour  de 
son  corps,  lui  servait  à  soutenir  son  pantalon  :  vieille,  étirée,  la 
couleur  mangée,  elle  avait  des  allures  de  corde,  et  il  la  regarda  un 
moment  avec  un  petit  sourire  :  c'était  une  ceinture  qui  avait  appar- 
tenu à  son  grand-père,  et  av£c  laquelle  le  vieux  Prctorius  avait  fait 
la  campagne  de  1885  contre  les  Anglais  ;  le  jeune  homme  avait 
voulu  la  conserver  sans  la  faire  raccommoder,  éprouvant  une  sorte 
d'orgueil  à  montrer  à  ses  compagnons  les  déchirures  faites  par  la 
balle  qui  avait  troué  le  vieux  de  part  en  part. 

Sur  son  bras,  Guillaume  Brey  mesura  la  longueur  de  la  cein- 
ture qui,  ayant  environ  trois  mètres,  lui  parut  suffisante  ;  alors, 
méticuleuseraent,  il  fit  à  l'une  des  extrémités  un  nœud  coulant, 
dans  lequel,  après  en  avoir  expérimenté  la  solidité,  il  engagea  sa 
tète. 

Ensuite,  il  empoigna  vigoureusement  le  tronc  de  l'arbre  et,  avec 
une  agilité  qui  décelait  une  certaine  habitude  de  cette  sorte  de 
gymnastique,  grimpa  jusqu'à  ce  qu'il  eût  atteint  la  branche 
la  plus  basse,  mais  encore  élevée  à  une  quinzaine  de  pieds  du  sol  ; 
là,  il  se  mit  à  califourchon  et;  s'aidant  des  mains,  s'avança  de  deux 
mètres  environ  pour  se  trouver  suffisamment  éloigné  du  tronc, 
de  manière  à  ce  que,  dans  les  spasmes  de  l'agonie,  son  corps  n'eût 
pas  de  heurts  brusques  qui  eussent  pu  faire  casser  la  corde. 

On  voit  que  le  malheureux  n'agissait  nullement  par  coup  de 
tête,  sous  l'impression  de  l'affolement  très  naturel  qu'eût  pu  pro- 
duire en  lui  la  ruine  de  ses  espérances  ;  non,  il  était  absolument 
de  sang-froid,  en  possession  de  la  plénitude  de  ses  facultés,  et  c'était 
bien  volontairement,  sachant  ce  qu'il  faisait,  qu'il  recherchait  la 
mort. 

Friand,  dans  sa  demi-civilisation,  des  spectacles  sanglants  en 
rapport  avec  sa  nature  rude,  il  avait  assisté  plusieurs  fois,  là- 
bas,  à  des  exécutions  capitales  et  c'est  ainsi  qu'il  pouvait  avoir 
quelque  expérience  du  métier  de  bourreau  que,  tout  à  l'heure,  il 
allait  avoir  à  exercer  contre  lui-même. 

A  travers  le  feuillage  épais  des  arbres,  quelques  rayons  de  soleil 
passaient,  criblant  la  mousse  de  flèches  d'or,  mettant  une  gaieté 
dans  la  mélancolie  de  l'ombre;  dans  les  taillis,  au  milieu  des  buis- 
sons, c'était  un  caquetis,  un  pioupioutement  assourdissant,  comme 
si  toute  la  gent  ailée  se  fût  effarée  de  la  monstruosité  qui  se  pré- 
parait; comme  si  les  oiseaux,  innocentes  créatures  de  Dieu,  se 
fussent  révoltés  contre  l'attentat  que  cet  homme,  créature  comme 
eux  de  Dieu,  mais  intelligente  et  responsable,  se  préparait  à  com- 
mettre contre  les  lois  du  Seigneur. 

De  là-bas,  arrivait,  porté  sur  les  ailes  de  la  brise,  le  doux  bruis- 
sement de  la  mer  qui  semblait  un  sanglot,  comme  si  les  flots  eux- 
mêmes  se  fussent  apitoyés  sur  le  sort  "de  ce  moribond  volontaire. 
Mais  que  lui  importaient  et  la  pure  clarté  du  soleil,  et  le  chant 
desoiseaux, et  le  murmure  de  lamerl  Ce  qu'ilavait  résolu,  il  allait 
l'accomplir,  sans  que  sa  pensée  s'envolât  un  instant  plus  haut  que 
la  branche  d'arbre  sur  laquelle  il  était  perché;  conséquence  fatale, 
inexorable,  de  celte  religion  qui  atrophie  l'àme  et  supprime  tous 
rapports  directs  entre  la  créature  et  le  Créateur... 

Seule,  la  pensée  de  miss  Edv\'idgc  le  hantait;  mais,  au  lieu  de 
produire  en  lui  une  sorte  de  désespérance,  ces  douleurs  profondes 
qui  vous  prennent  tout  entier  et  vous  poussent  pour  ainsi  dire 
inconsciemment  aux  pires  extrémités,  aux  plus  criminelles  résolu- 
tions, c'était  une  rage  froide  qui  s'était  emparée  de  lui,  une  rage 
dans  laquelle  il  enveloppait  non  seulement  John  Stuck  et  lord  Cor- 
nallett,  mais  encore  la  jeune  fille  elle-même,  bien  innocente,  cepen- 
ilant,  elle. 

Ah!  s'il  n'eût  pas  été  aussi  lâche,  s'il  ne  se  fût  senti  impuissant 
a  vivre  sans  celle  aux  côtés  de  l.iquelle  il  avait  rêvé  vivre,  il  fût 
lelourné  là-bas,  il  eût  repris  l'existence  commune  à  Ferme  Elisa- 
lieth,  ayant  pour  seul  objectif  désormais  de  faire  à  cette  race 


d'étrangers  le  plus  de  mal  possible,  de  s'opposcrpartouslesmoyens 
à  l'empiétement  chaque  jour  progressant  de  ces  Uitlanders  de 
malheur,  et  de  les  chasser  de  ce  sol  qu'ils  considéraient  comme 
conquîS. 

Quelle  satisfaction  c'eût  été  alors  pour  lui  de  voir  passer  ce  lord 
Cornallett,  aujourd'hui  si  orgueilleux  il.;  ses  capitaux,  ruiné, misé- 
rable, accompagné  de  cette  poupk;  l'I^irope  qui,  semblable  au 
mauvais  ange  dont  parle  la  Uible,  l'aviil  ensorcelé! 

Mais  non,  il  ne  se  sentait  pas  le  courage  de  s'éloigner,  il  com- 
prenait que,  vivant,  quelque  loin  qu'il  fût,  sa  pensée  serait  avec 
elle,  et  qu'il  lui  faudrait  vivre  sous  le  même  ciel  qu'elle;  alors,  il 
préférait  aller  si  loin  qu'il  lui  fût  impossible  de  revenir,  et  il 
mourrait. 

Seulement,  cette  lâcheté,  cette  impuissance  qui  étaient  les 
siennes,  il  eu  rendait  la  jeune  fille  responsable  et  c'étaient  des  pen- 
sées de  haine  qui,  au  moment  de  la  mort,  emplissaient  son  âme. 
.Vvecune  extraordinaire  sûreté  des  doigts,  il  avait  noué  autour 
de  la  branche  l'autre  extrémité  de  sa  ceinture  et,  pour  s'assurer 
que  le  nœud  ne  céderait  pas  quand  il  lui  faudrait  supporter  son 
poids,  il  tira  dessus  de  toutes  ses  forces,  en  s'arc-houtant  contre 
la  branche  :  l'étoffe  se  resserra  si  étroitement  que,  maintenant, 
l'eùt-il  voulu,  il  lui  eût  été  impossible  de  la  dénouer  :  aucun  fibre 
ne  se  brisa. 

Rassuré,  il  hésita  alors  pour  savoir  si  —  conformément  à  ce 
qu'il  avait  vu  faire  au  bourreau  pour  les  pendaisons  auxquelles  il 
avait  assisté  —  il  sa  lancerait  dans  le  vide  pour  provoquer  une 
mort  plus  rapide  par  suite  de  la  dislocation  brusque  de  la  colonne 
vertébrale,  ou  bien  s'il  se  laisserait  purement  et  simplement 
glisser,  comptant,  pour  en  finir  avec  la  vie,  sur  l'étranglement... 
Certes,  bien  que  la  mort  n'eût  rien  qui  l'effrayât,  il  n'avait 
cependant  aucune  raison  de  rechercher  volontairement  des  souf- 
frances plus  longues  et  plus  cruelles;  mais  il  craignait  qu'une 
chute  trop  brusque  n'amenât  une  rupture  de  la  cemture  et  ne 
l'obligeât  conséquemment  à  recommencer  sa  tentative. 

Après  donc  s'être  suspendu  parles  mains  à  la  branche,  pour 
expérimenter  en  même  temps  une  dernière  fois  la  force  de  résis- 
tance de  la  corde,  il  saisit  celle-ci  et  descendit  à  la  force  des  bras 
jusqu'à  ce  qu'il  sentit  le  nœud  coulant  se  serrer  autour  de  sa 
gorge;  alors,  il  desserra  les  doigts  et,  par  suite  du  commencement 
de  strangulation  immédiatement  opéré  sous  le  poids  de  son  corps, 
ses  bras  s'abattirent  mécaniquement,  tandis  que,  dans  la  face 
congestionnée,  les  yeux,  presque  désorbités,  roulaient  follement, 
et  que  les  jambes  s'agitaient  dans  des  mouvements  nerveux,  quasi 
grotesques,  comme  ceux  d'un  pantin  détraqué... 

Cependant,  bien  que  le  sang  qui  lui  affluait  au  cerveau  eût  déjà 
commencé  à  lui  faire  perdre  une  juste  notion  du  monde  qu'il 
quittait,  le  malheureux  perçut  très  nettement  —  ainsi  qu'on  le 
sut  plus  tard  —  deux  exclamations  qui,  soudain,  retentirent,  et 
mécaniquement  se  fit  en  sa  cervelle  —  brouillée  déjà  —  le  raison- 
nement qu'un  promeneur  l'avait  aperçu;  alors,  craignant  d'être 
sauvé,  s'il  ne  se  hâtait  de  mourir,  il  supplia  Dieu  de  le  rappeler 
à  lui  et,perdanl  connaissance,  crut  que  sa  prière  avait  été  entendue. 
Ce  fut  la  première  et  unique  fois  d'ailleurs  qu'au  cours  de  cette 
tragique  agonie,  la  pensée  de  Dieu  se  présenta  à  lui. 

Cette  double  exclamation,  c'étaient  Jean  de  Brey  et  Henry 
Kinburn  qui  venaient  de  la  pousser;  ainsi  que  nous  l'avons  vu 
dans  un  chapitre  précédent,  ils  avaient  quitté  le  Queen's  Hôtel 
pour  faire,  à  travers  la  Californie,  une  dernière  promenade,  puisqu'il 
avait  été  convenu  entre  eux  qu'ils  prenaient  ensemble,  le  lende- 
main, le  train  pour  Paris  et,  l'un  à  cheval,  l'autre  à  bicyclette, 
ils  filaient  doucement  à  travers  les  chemins  ombreux,  s'entrete- 
nant  en  toute  quiétude  d'esprit  des  multiples  événements  qui, 
si  rapidement,  venaient  de  troubler  leur  existence,  lorsqu'ils 
avaient  aperçu  soudain  ce  grand  corps  qui  s'agitait  au  bout  d'une 
branche... 

Sans  se  donner  le  mot  d'ordre,  ils  avaient  compris  tous  deux 
ce  qu'ils  avaient  le  devoir  de  faire;  Jean  avait,  d'un  bond,  poussé 
son  cheval  juste  sous  le  malheureux  et,  droit  sur  ses  étriers,  l'avait 
empoigné  à  bout  de  bras,  le  soulevait  pour  entraver  l'action  du 
nœud  coulant;  en  même  temps,  Henry  Kinburn  avait  sauté  à  bas 
de  sa  machine,  avait  empoigné  le  tronc  du  sapin,  s'était  hissé 
jusqu'à  la  branche  et,  arrivé  à  l'endroit  où  s'attachait  la  ceinture, 
l'avait  tranchée  à  l'aide  d'un  couteau  tiré  de  sa  poche... 
C'est  à  ce  moment  qu'était  apparu  John  Stuck... 

—  Un  coup  de  main,  monsieur,  s'il  vous  plait,  cria  Henry  qui, 
le  premier,  aperçut  l'agent  de  la  Chartered... 

Celui-ci  ne  fit  qu'un  bond  et  arriva  juste  à  temps  pour  recevoir 
dans  ses  bras  le  buste  de  Guillaume,  qui,  n'étant  plus  soutenu  par 
la  corde,  venait  de  basculer,  risquant  dejeter  Jean  de  Brey  en  bas 
de  son  cheval. 

Une  fois  le  corps  étendu  sur  la  mousse,  les  trois  hoi<UBes  s'em- 
pressèrent. 

—  Il  n'est  pas  mort,  déclara  Henry  Kinburn. 

—  Croyez-vous?  demanda  John  en  proie  à  une  inexprimable 
émotion. 

—  Parbleu  1  le  cœur  bat;  seulement,  il  était  temps... 

John  Stuck  ne  pouvait  détacher  ses  regards  de  la  face  du  Boer, 
boursoufllée  au   point  qu'il   était  méconnaissable:    son  visage  a 


76 


L'OUVRIER 


lui  aussi  était  décomposé  tellement  sa  frayeur  était  grande,  et  il  ' 
grommela  entre  ses  dents  : 

—  Le  misérable  !  le  misérable  ! 

Jean  et  son  aini,  tout  occupés  à  frictionnerle  corps  qu'ils  avaient 
en  partie  dépouillé  de  ses  vêtements,  ne  prêtaient  guère  allention 
à  ce  que  disait  le  personnage;  cependant,  comme  ses  manifestations 
de  mauvaise  hiimeui-  devenaient  plus  claires,  plus  compréhensibles, 
Henry  deman  la  . 

—  Connaissez-vous  donc  ce  malheureux  ? 

—  Hélas  1  oui,  mais  du  diable  si  je  pouvais  m'atlendre  à  un  coup 
semblable...  et  pensez-vous  qu'il  en  reviendra,  monsieur? 

—  Le  sais-je  ?...  mais  tant  qu'il  y  a  vie,  il  y  a  espoir. 
Puis,  à  Jean  de  Brey  : 

—  Voilà  ce  que  nous  allons  faire:  pendant  que  monsieur  restera 
auprès  de  cet  infortuné  et  le  frictionnera,  vous  allez  monter  à 
cheval  et  courir  à  Cannes  pour  ramener  un  médecin,  et  moi,  en 
deux  coups  de  pédales,  je  suis  chez  mon  oncle  pour  lui  demander 
d'envoyer  chercher  ce  pauvre  garçon  par  les  domestiques... 

Avant  que  John  Stuck  eût  le  temps  de  dire  un  mot,  Henry 
KinburnelJeandeBrev  sautèrent  en  selle,  le  premier  filant  nonime 
une  flèche  sur  sa  lésère  machine,  l'autre  galopant  un  train  d'enfer. 

Demeuré  seul,  î  agent  de  la  Chartered  se  mit  à  frotter  son 
ami  avec  une  sorte  de  rage,  passant  sur  le  cuir  du  pauvre  Boer  la 
fureur  dont  il  était  rempli  :  comment!  cette  espèce  de  sauvage 
s'àmtisait  à  lui  jouer  des  tours  semblables!  mais  c'était  un  misé- 
rable, un  voleur...  oui,  un  voleur,  tout  comme  un  associé  sans  pu- 
deur qui  vous  fausse  compagnie  au  moment  d'une  opération  dé- 
licate, difficile.  ,      ,      o    ■ 

Se  pendre!...  mourir!...  ehîbienet  Ferme  Elisabeth,  alors  r... 
el  la  prospection!  et  les  claims  auxijuels  il  avait  droit!  et  la  colos- 
sale fortune  qu'il  croyait  déjà  palper...  Tout  cela  s'en  allait  en 
fumée,  parce  qu'il  avait  plu  à  cet  imbécile  de  sortir  de  la  peau 
dans  laquelle  le  Seigneur  lavait  fourré  depuis  sa  naissance. 

EyGjd!...  que  lui  avaitil  donc  pris?...  une  attaque  de  spleen!... 
la  nostalgie  de  son  paysl...  un  remords  peut-être!  L'imbécile! 

Et,  tout  en  faisant  marcher  la  paume  de  ses  mains  qui  rougis- 
saient l'épiderme  du  pauvre  diable.  John  Stuck  ne  cessait  de  grom- 
meler, défilant  tout  un  chapelet  d'injures,  dont  l'autre  se  souciait 
peu...  et  pour  cause. 

Non!  mais  avait-on  idée  d'un  coup  semblable!...  C'était  bien  la 
peine,  en  vérité,  qu'il  se  fût  donné  tant  de  mal  pour  que,  au  moment 
de  voir  aboutir  sa  combinaison,  la  base  principale  s'eiîondràt. 

Soudain,  le  bruit  d'une  petite  troupe  en  marche  arriva  jusqu'à 
lui  et,  d'entre  les  arbres,  il  vit  déboucher  plusieurs  personnes, 
reconnaissables  à  lem-  tenue  pour  des  domestiques,  que  Henry 
Kinburn,  marchant  à  leur  tête,  guidait  : 

—  Eh  bien?  demanda-t-il  de  loin... 

Toujours  la  même  chose,  le  cœur  a  des  tressauts,  mais  les 

membres  sont  toujours  sans  mouvements. 

—  Vite...  vite...  commanda  Kinburn,  chargez  ce  pauvre  diable 
sur  la  civière  et  ne  perdons  pas  de  temps  si  nous  voulons  arriver 
à  la  villa  en  même  temps  que  le  docteur... 

Garçon  pratique,  il  avait  fait  apporter  une  sorte  de  civière  ru- 
dimentâh-e  dont  les  jardiniers  se  servaient  pour  transporter,  — 
sansdétériorerlespelousesparlaroued'unehrouette,  —  les  branches 
coupées  aux  arbres  et  aux  taillis;  on  étendit  dessus  Guillaume  Brey; 
et  le  valet  de  chambre,  un  palefrenier,  l'aide  jardinier  et  le 
concierge  lui-même,  requis  en  hâte,  ayant  chargé  les  brancards  sur 
leurs  épaules,  le  cortège  pritrapidement  le  chemin  de  la  villa. 
I  Derrière,  marc'hant  silencieusement,  venaient  John  Stuck  et 
Henry  Kinburn;  ce  dernier  ne  pouvait  s'empêcher  d'examiner  à  la 
dérobée  son  compagnon,  et  11  constatait,  à  part  lui,  non  sans  sur- 
prise, le  contraste  frappant  qui  existait  entre  la  tenue  de  gentleman 
de  John  Stuck  et  l'accoutrement  grossier,  commun,  de  celui  qu'il  lui 
avait  dit  être  son  ami... 

Aussi,  poussé  par  une  instinctive  et  —  on  en  conviendra  aussi, 

—  bien  naturelle  curiosité,  il  demanda  : 

—  Alors,  ce  pauvre  jeune  homme  est  votre  ami? 

Oui!  répéta  l'autre  avec  un  semblant  d'hésitation...  oui..., 

mon  ami,  si  vous  voulez...  et  vous  comprenez  le  choc  que  j'ai  reçu 
là,  en  pleine  poitrine,  quand  je  l'ai  aperçu... 

—  11  nous  doit  une  lière  chandelle,  —  soit  dit  sans  nous  vanter, 

—  ajouta  Henry  Kinburn... 

—  Et  moi  donc,  pensa  à  part  lui  John  Stuck. 

Puis,  tout  haut,  avec  un  U-emblement  véritable  dans  la  voix,  il 
ajouta  : 

—  Monsieur,  vous  ne  saurez  jamais  quelle  reconnaissance  je 
vous  devrai,  si,  grice  à  vous,  ce  garçon  peut  être  rappelé  à  la  vie... 
Seulement,  je  crains  d'être  bien  indiscret  en  acceptant  de  trans- 
porter mon  ami  chez  monsieur  votre  oncle. 

—  Penh  !  ne  vous  inquiétez  pas...  D'ailleurs,  mon  oncle  est 
Anglais  comme  vous  et  moi;  il  serait  donc  surprenant  qu  il 
ne  fût  pas  tout  disposé  à  offrir  de  grand  cœur  l'hospilalité 
à  un  compatriote...  et  puis,  pour  peu  que  vous  habitiez  le  pays 
depuis  quelques  jours,  vous  n'êtes  pas  sans  avoir  entendu  parler  de 
lord  Cornallett? 

John  Stuck  sursauta  et  demanda  avec  un  accent  de  véritable 
surprise  : 


—  C'est  chez  lord  Cornallett  que  nous  allons?...  mais  alors,  tout 
esl  pour  le  mieux... 

—  Vous  le  connaissez!  répliqua  le  jeune  homme  en  regardant 
son  compagnon... 

Mais  déjà  celui-ci,  prUdent  comme  nous  le  connaissons,  était 
redevenu  maitre  de  lui,  et  ce  fut  avec  un  imperturbable  sang-froid 
qu'il  repondit  : 

—  Qui  ne  connaît  lord  Cornallett?... 

Henry  Kinburn  parut  se  contenter  de  cette  explication  évasive, 
mais,  au  fond,  il  avait  surpris  dans  l'intonation  et  dans  l'attitude 
de  John  Stuck  quelque  chose  de  singulier  qu'il  se  promit  de  tirer 
au  clair  à  la  prochaine  occasion... 

D'ailleurs,  ou  atteignait  la  grille  de  la  villa  et,  pressant  le  pas, 
il  rejoignit  les  porteurs,  de  façon  à  les  guider  lui-même  ;  mais  le 
lord  était  à  l'entrée  et,  à  la  vue  de  John  Stuck,  il  s'éa-ia,  stupéfait  : 

—  Bi/  God!  qu'arrivu-t-il  donc? 

—  C'est  notre  Burgher  qui  a  fait  des  siennes,  répondit  Stuck 
avec  un  clignement  d'yeux  qui  recommandai  t  la  prudence  ;  monsieur, 
heureusement,  —  et  il  désignait  Kinburn  —  a  été  assez  aimable 
pour  me  proposer  de  faire  transporter  ici  ce  malheureux,  et  j'ai 
accepté  sans  savoir  iju'il  s'agissait  de  vous... 

— •  Le  médecin  n'est  pas  encore  arrivé?  demanda  Henry... 

—  Non  ;  mais  où  allons-nous  mettre  le  malade...,  j'avais  pensé 
au  pavillon  du  concierge... 

John  Stuck  sursauta  et,  se  rapprochant  de  iord  Cornallett: 

—  Vous  n'y  songez  pas!  alors  que  c'est  la  Providence  qui,  peut- 
êti'e,  veut  seconder  nos  vues  en  envoyant  cet  accident... 

L'autre  écarquilla  les  yeux,  regardant  son  interlocuteur  comme 
il  eût  regardé  un  fou. 

—  Je  ne  comprends  pas,  balbulia-l-il. 

—  Vous  comprendrez  plus  tard,  rappelez-vous  seulement  que, 
lorsque  vous  avez  reçu  l'hospitalité  à  Ferme  falisabeth,  le  proprié- 
taire a  couché  dans  l'écurie  pour  vous  abandonner  sa  chambi'e... 

Pendant  ce  colloque,  les  porteurs  s'étaient  arrêtés,  attendant 
des  ordres  pour  savoir  ou  transporter  leur  fardeau  humain. 

—  Soit,  fit  enfin  lord  Cornallett;  mais  je  comprends  de  moins 
en  moins. 

Et  Henry  Kinburn  : 

—  Faites-le  porter  dans  la  salle  de  billard;  il  aura  plus 
d'air... 

Comme  on  montait  le  perron,  miss  Edwidge,  revenue  de  son 
évanouissement,  y  apparaissait,  appuyée  au  bras  de  sa  femme  de 
chambre,  car,  à  la  première  nouvelle  d'un  malheur,  elle  avait  voulu 
venir  offrir  ses  soins  au  malade. 

Mais  à  peine  ses  yeux  eurent-ils  rencontré  le  visage  de  Guil-" 
laume  Brey,  qu'elle  chancela,  murmurant  d'une  voix  angoissée  ; 

—  Ùh  !  c'est  le  malheur  qui  entre  dans  la  maison! 

{La  suite  au  Tprochain  numéro.)  G.  le  Faubg. 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOr 

Par  JEAN  DRAULT 


X  [Suite.) 

HOSPITALITÉ   JnVE 

J'ai  flnï  par  aperceyoir  une  petite  maisonnette  située  sar  le 
bord  d'un  chemin;  il  y  avait  du  monde,  puisqu'il  y  avait  une  chan- 
delle dedans,  et  que  la  cheminée 
fumait,  ce  qui   m'a  fait  un  plai- 
sir considérable. 

J'arrive  à  la  maisonnette,  qui 
élait  une  mnnière  de  petite  .nii- 
bfi-ge,  je  tape  à  la  porte.  Un 
homme  barbu  vient  m'ouvrir  et 
recule  épouvanté  en  disant  : 

—  Franceu!...  Franceu!...  ce 
qui  est  une  mode  en  prussien 
d'appeler  comme  ça  les  Français. 

—  Oui,  que  je  dis,  je  suis 
Français,  ami  de  la  liberté  el 
ennemi  du  despotisme,  donc  je 
ne  veux  que  du  bien  à  tout  le 
monde. 

Kt  j'entre  dans  la  maison  en 
faisant  lesalut  et  en  disant:  salut 
à  la  société. 

Il  y  avait  là-dedans  la  mère, 
1.  Voir  l'Ouvrier  depuis  le  2  mai. 


L'OUVRIER 


une  vieille  sorcière,  sa  fille  aînée  qni  nie 
regardait  avec  des  yeux  grands  comme  des 
portes  coclières,  mais  qui  était  une  belle 
fille,  et  une  tripotée  de  petits  frères  et  de 
pelites  sœurs  sales  et  mal  peignés.  La 
vilaine  marmaille!... 

Tout  ce  monde  là  me  reluquait  d"uue 
façon  méchante. 

—  Bon!...  Ils  ont  penr,  que  je  ma 
dis.  Alors,  je  leur  donne  l'explication  de 
ce  qui  m'arrivait,  depuis  le  clou  de  mou 
soulier  qui  me  piquait  le  pied,  jusqu'à  la 
demi-brigade  que  j'avais  perdue,  et  que 
j'étais  seul  dans  la  forêt,  et  que  j'allais 
mourir  de  faim,  et  quej'avais  vulahimière 
de  leur  cambuse  de  loin,  ce  qui  m'avait 
donné  du  courage. 

Tout  en  causant,  moi  malin,  j'avais 
tout  doucettement  ôté  mon  sac,  et  je  m'é- 
tnis  assis  sur  un  banc  près  delà  cheminée. 
11  y  avait  là,  pendue  a  la  crémaillère,  au- 
dessus  d'un  feu  de  huches,  une  marmile 
que  la  vieille  sorcière  soignait,  et  qui 
avait   l'air   de   me    promettre  des  choses,  des  choses!... 

Tous  ces  gens-là  ont  senti,  au  regard  que  je  jetais  sur  cette 
uiarmite,  que  je  ne  partirais  pas  de  là.  Mais  pourtant,  ils  étaient 
tous  là  à  me  regarder  dans  le  blanc  des  yeux,  et  il  n'y  en  avait  pas 
un.  dans  cette  famille  de  hiboux,  pour  avoir  la  bonîie  idée  de  me 
dire  comme  ça  : 

— -  Brave  militaire,  reste  donc  à  manger  la  soupe  avec  nous! 

Faut  pys  être  injuste  pourtant.  La  fille  ainée  qui  avait  des  dents 

de  petit  loup,  riait  en  me  regardant,  et  si  j'avais   eu  l'estomac 

moins  creux,  j'aurais  pu  en  devenir  amoureux,  mais  je  n'avais 

d'yeux  que  pour  la  marmite. 

Comme  c'était  celle  de  la  famille  qui  m'avait  l'air  d'être  la 
moins  mal  disposée  pour  moi-  j'ai  essayé  d'engager  conversation 
avec  elle  et  je  lui  ai  dit,    en  manière 
de  plaisanterie  : 

—  Je  suis  sûr,  mademoiselle,  que 
vous  ne  vous  êtes  jamais  amusée  à 
essayer  de  rester  vingt-quatre  heures 
sans  manger... 

.Mais  elle  ne  répondait  rien  ;  alors, 
j'ai  continué  : 
w^,v-v^    .  —  Moi,  mademoiselle,  je  m'amuse 

t'iSz-T "X  quelquefois  à  ça;  ainsi  justement,   au- 

->,:<^  .^fl  jourd'hui... 

Mais  le   papa,   un    vieux   Juif  qui 
n'avait     pas 


encore  ou 
vert  la  bou- 
che ,  m'a  fait 
taire  eu  me 
disant  : 

—  Mon 
fille,  il  gon- 
nait  bas  le 
vrançais. 

Il  faut  que 
vous  sachiez, 
chers  pa- 
rents, que 
les  A 1 1  e- 
mands  pro- 
noncent tout 
à  l'inverse  de 
nous,  et  j'é- 
tais juste- 
ment tombé 
chez  un  juif 
.nllemnriil  qui 

m  appelait  crenaiier  au  lieu  de  grenadier,  ce  qui  me  déplaisait  fort. 

Mais  je  ne  voulais  pas  le  lui  dire,  rapport  à  la  soupe. 

Enfin,  voilà  le  vieux  qui  se  dégèle  et  qui  se  met  à  me  demander 

des  renseignenïents  sur  la  marche  de  la  demi-brigade  que  je  lui 

donne  sans  penser  à  mal.  Puis,  le  voilà  qui  me  dit  comme  ça  : 

—  Crenatier,  vous  tefez  avoir  faim. 

—  Un  peu,  oui,  que  j'y  réponds. 

—  Est-ce  que  fus  aimez  la  soupe  à  la  citrouille? 

—  Moi!  Si  j'aime  la  soupe  à  la  citrouille,  ah!  citoyen  !...  La 
soupe  à  la  citrouille  et  la  république,  voilà  ce  qu'il  faut  pour  rendre 
heureux  un  grenadier!... 

Seulement,  jugez  de  ma  désolation,  quand  cet  animal  de  Juif 
me  dit  qu'il  me  fera  souper  et  coucher  à  demi-prix  de  ses  autres 
clients,  rapport  à  ce  que  je  lui  avais  fourni  des  renseignements 
sur  la  marche  de  la  demi-brigade  ! 

—  Hélas!  que  je  lui  ai  dit'.  Mais  il  ne  me  reste  pas  un  écu,  pas 
Mais  on  nous  paye  en  assignats,  à  l'armée,  et  foi  de 


un  soli. 


grenadier,  je  vous  renverrai  par  nn  exprès 
le  prix  de  votre  souper;  je  vous  le  paierai 
vingt-cinq  livres  si  vous  le  voulez,  en  assi- 
gnats... 

Mais  le  vieux  olibrius  avait  l'air  de  sa- 
voir que  les  assignats,  ça  ne  vaut  pas 
graud'chose,  et  il  m'a  dit  comme  ça,  en 
me  tendant  la  main  : 

—  Au  refoir  et  ponne  chance... 
Mais  j'ai  fuit  semblant  de  ne  pas  com- 
prendre, et  comme  l.i  vieille  soulevait  le 
couvercle  de  la  marmite,  je  me   suis  ap- 
proché pour  mieux  respirer  l'odeur. 

-Alors,  le  vieux  Juif  a  eu  l'air  d'accepter 
la  chose.  Il  avait  peut-être  peur,  aussi,  de 
mon  briquet  et  de  ma  colère.  En  Prusse, 
les  habitants  nous  appellent  les  dtables 
bleus. 

Il  faut  bien  dire  que  moi,  j'avais  mis 
dans  ma  tête  de  ne  pas  m'en  aller  sans 
avoir  goiUé  à  la  soupe  de  la  vieille,  et 
pensez  si  j'étais  content  quand  je  vois  la 
iilleainée  qui  met  huit  assiettes  sur  la  table. 
Mais  voilà  que  je  compte,  et  nous  n'étions  que  sept,  savoir  moi, 
le  père,  la  mère,  la  fille  et  trois  mioches;  il  y  en  avait  bien  deux 
autres,  de  mioches,  mais  j'avais  vu  qu'on  leur  avait  donné  un  peu 
de  pitance  et  qu'on  les  avait  deshabillés  et  couchés  sur  une  vieille 
paillasse,  dans  un  coin  de  la  chambre. 
Alors,  je  dis  au  père  : 

—  Vous  mettez  une  assiette  de  trop. 

Mais  il  ine  répond  que  non.  .\h!...  Le  vieux  gredin!...  Chers 
parents,  si  vous  saviez!  Mais  vous  saurez!... 

Et  il  m'explique,  en  faisant  des  mines  chafouines,  que  c'est 
une  vieille  habitude  du  pays. 

Chaque  fois  qu'on  découvre  un  nid  de  merles  dans  un  arbre 
pi'ès  d'une  maison,  il  y  a  du  bonheur  toute  l'année  pour  la  maison 
où  on  apporte  le  nid  de  merles. 

Chacun,  dans  la  famille  doit  essayer  de  monter  dans  l'arbre  et 
de  décrocLer  le  nid  ;  s'il  y  a  un  étranger,  c'est  la  rnème  chose.  Et 
pour  lors,  comme  celui  qui  ap- 
porte le  nid  apporte  le  bonheur 
dans  la  maison,  il  a  droit  à  deux 
rations. 

—  Et  vous  comprenez,  crena- 
tier, que  me  dit  le  vieux,  il  y  a  un 
nid  là-haut. 

Et  le  voilà  qui  ouvre  la  porte 
et  qui  me  montre  au  clair  de  lune 
un  grand  arbre,  très  droit,  où  il 
paraît  qu'il  y  a  un  nid  de  merles. 

Vous  me  direz,  chers  parents, 
que  c'était  une  histoire  à  dormir 
debout,  maisje  n'écoutaisque  ma 
faim,  et  en  apprenant  ça,  je  me 
dis  ■  c'est  moi  qui  vais  décrocher 
le  nid  de  merles,  et  j'aurai  mes 
deux  rations!... 

Voià  que  nous  sortons,  le  père, 
la  mère,  la  fille,  les  mioches. 

Respect   aux  vieux  ;    c'est  le  •    •  j-    / 

père   qui   essaye    d'escalader   le   peuplier.    Moi,  js   me  disais  : 

~  Pourvu  qu'il  ne  grimpe  pas  !... 

Je  songeais  aux  deux  rations,  et  je  me  tâtais  les  muscles. 

Mais  le  papa  n'a  pas  été  bien  haut.  11  était  à  deux  toises  de  la 
terre,  que  le  voilà  qui  se  met  à  geindre  et  à  souffler,  puis,  il 
retombe  sur  son  derrière  en  criant  : 

—  .\donaï!...  Au  tour  de  mon  femme!... 

El  il  marmotte  des  mots  en  allemand  à  la  vieille  sorcière. 
La  voilà  donc  qui  se  cramponne  à  son  tour  au  tronc  de  l'arbre, 
et  le  mari  la  poussait,  et  il  me  dit . 

—  Crenatier,  aitez-moi  à  bousser  mon  femme! 

—  Plus  souvent  !  quej'v  réponds. Pourqu'elleait  lesdeuxrations! 
Comme  vous  le  pensez  bien,  chers  parants,  la  vieille  sorcière 

n'a  pas  été  plus  haut  que 
son  mari.  Elle  a  dé- 
chiré son  tablier,  elle  a 
accroché  ses  cheveux  en 
criant  comme  une  vieille 
chouette  et  elle  est  re- 
tombée comme  sonmari 
qui  lui  disait  : 

—  Grambonne-doi  1 
Béhecca  !... 

Alors,  c'était  mon 
tour.  Par  galanterie,  je 
voulais  laisser  passer  la 
demoiselle  avant  moi, 
mais  le  papa  a  dit  : 


78' 


L'OUVRIKR 


—  Xon  1  non!...  Elle  esl  blus  cheiiiic  que  foiis! 

J'agrippe  donc  le  'ronc.  je  le  serre  avec  mes  brns,  avec  mes 
jambes,  et  il  me  semblait,  que  j'avais  des  ailes.  Je  montais  comme 
il  une  échelle,  et  en  cinq  ou  six  brassées,  j'étais  au  haut  du  peu- 
plier. 

Là.  je  cherche  le  nid,  et  je  ne  trouve  rien. 

—  Ah  çà!...  Où  donc  est-il,  votre  nid  .'  que  je  demande. 
Pas  de  réponse  !  •  j    r  • 
Moi.  bénêl.  je  grimpe  encore  d'une  toise,  au  risque  de  faire 

casser  l'arbre  sous  moi,  je  reluque  toutes  les  branches,  je  tâte  au- 
tour de  moi,  pas  de  nid  V  Et  je  répète,  plus  fort  : 

—  Est-ce  que  vous  vous  moqueriez  d'un  grenadier  de  la  ^ime  ?... 
Toujours  pas  de  réponse.  C'est  louche,  que  je  me  dis.  Et  je 

redescends  quatre  à  quatre,  je  saute  par  terre  et  je  vole  à  la  mai- 
son du  vieux  Prussien...  Impossible  de  l'ouvrir,  elle  était  fermée 
à  double  tour. 

—  Ah  1...  canaille!  que  je  me  mets  à  crier!...  C'est  pour  me 
fiche  à  la  porte  que  tu  m'envoies  chercher  des  nids  !...  Et  je  donne 
dans  la  porte  des  grands  coups  de  talon. 

Alors,  voilà  une  petite  fenêtre  qui  s'ouvre,  et  j'aperçois  la 
figure  du  Juif  à  côté  d'un  canon  de  fusil.  La  vieille  canaill.e  me 
menaçait  avec  mon  propre  fusil!  Pourtant  il  ma  jeté  mon  sac  et 
mes  nippes,  et  il  ma  dit  de  m'en  aller,  et  je  suis  parti,  mais  ce 
que  i'élaisfurieux!... 

J''ai  été  dormir  le  ventre  vide  sur  de  la  mousse,  et  je  suis  parti 
le  lendemain  pour  chercher  la  demi-brigade.  J'ai  trouvé  des 
fraises  et  des  mûres  pour  toute  nourriture.  Ça  emplit  bien  mal 
l'estomac! 

Enfin,  j'ai  fini,  vers  le  soir,  par  entendre  le  tambour.  Ce  n'était 
pas  ma  demi-brigade,  mais  ma  division,  et  une  demi-heure  après, 
j'étais  au  milieu  de  mes  frères  d'armes  et  je  mangeais  le  lard  à 
Flamboche  avec  du  pain  à  Bersouillon  tout  en  racontant  mon  his- 
toire qui  les  a  fait  beaucoup  rire.  ^ 

Heureusement,  chers  parents,  qu'il  y  a  un  Etre  suprême  pour 
punir  les  ennemis  des  patriotes  :  à  quelques  jours  de  là,  comme 
nous  traversions  une  autre  forêt,  —  il  n'y  a  que  de  ça,  dans  ce- 
pays  d'émigrés.  —  je  suis  sorti  du  rang  avec  Flamboche  pour 
boire  à  une  petite  source. 

Au-dessus  de  la  petite  source,  il  y  avait  du  feuillage,  et  ce  feuillage 
s'est  mis  à  remuer  tout  d'un  coup. 

—  Tiens!  que  Flamboche  se  met  à  dire.  C'est  peut-être  un  ours. 
Tire  donc!... 

Je  charge  donc  mon  fusil,  je  vise  et  je  tire.  Pan  !...  Et  je  vois 
quelque  chose  de  lourd  qui  dégringole  en  poussant  des  cris  d'écor- 
clié. 

Ce  n'était  pas  un  ours,  c'était  un  homme;  je  le  reconnais,  c'était 
mon  Juif. 

—  Ah!  ahl...  Mon  gaillard,  que  je  lui  crie.  C'est  encore  un 
nid  de  merles  que  vous  cherchez  là-haut?... 

Le  vieux  me  regardait  avec  des  yeux  troubles.  Il  avait  reçu  la 
charge  en  plein  ventre,  et  son  compte  était  bon.  11  a  péri  sans  me 
répondre.  Flamboche  l'a  fouillé,  moi  aussi.  La  guerre,  c'est  la 
guerre.  J'ai  pris  ses  souliers;  Flamboche  a  pris  son  bonnet  de 
l'iiurrure  pour  remplacer  son  bonnet  de  police  qu'il  a  perdu.  Et  nous 
avons  trouvé  dans  les  poches  du  vieux  des  papiers  qu'on  a  remis  au 
capitaine  Roufignac.  Il  était  accouru  avec  ses  hommes,  à  mon  coup 
de  fusil,  et  il  a  porté  les  papiers  au  général. 

Eh  bien!  Chers  parents!...  Cet  homme  qui  m'avait  privé  de 
mes  deux  assiettées  de  soupe  à  la  citrouille,  c'était  un  espion.  11 
était  monté  sur  l'arbre  pour  compter  les  forces  de  la  division. 

Il  y  a  un  Être  suprême  pour  punir  les  ennemis  des  patriotes. 

Mais  voilà  longtemps  que  je  suis  après  cette  lettre,  et  j'ai  mis 
dix  jours  à  vous  l'écrire. 

Maintenant,  je  vois  que  ça  ne  sera  pas  long  avant  que  je  vous 
embrasse,  parce  que  nous  doublons  les  étapes  pour  être  plus  vite 
en  France,  et  là,  on  aura  bien  chacun  sa  décade  pour  aller  em- 
brasser sa  famille  avant  de  repartir  défendre  la  république. 

Recevez,  chers  parents,  les  pensées  d'affection  de  votre  grena- 
dier, 

Cn.\puzoT, 
(/('(  le  Scipion  de  la  i09<^  demi-brigade. 


XI 

UNE   NOUVELLE   PIÈCE   DE   BIDOUILLE 

Cette  fois-ci,  ce  n'était  plus  M.  Dufui'et  qui  prenait  des  notes, 
mais  l'excellent  Bidouille  qui  expliqua  en  ces  termes  son  zèle  : 

—  C'est  dimanche  que  je  débute  aux  Champs-Elysées,  et  je 
veux  ouvrir  mes  représentations  par  une  pièce  patriotique.  Vous 
comprenez  bien  que  je  vais  mettre  l'adjudant  Dras  d'acier  là- 
dedans.  Faudra  venir  voir  ça,  vous,  monsieur  Dufuret,  ça  vous 
instruira  peut-être  sur  bien  des  choses  que  vos  bouquins  ne  savent 
pas.  Et  vous  aussi,  mou  colonel,  faudra  venir  voir  ça  ! 

—  Comment  donc!  Mais  certainement!...  s'écria. le  colonel 
l'anachard.  Le  guignol,  n'y  a  ricu  qui  me  plaise  comme  çal... 
.•\insi,  tenez,  j'ai  été  en  garnison  à  Lyon,  parole  d'honneur,  tous 


les  dimanches  j'allais  voir  Gnal'ron  rosser  le    commi.ssaire  de 
police. 

—  Eh  bien!  mon  colonel,  annonça  Bidouille,  vous  verrez, 
dimanche,  des  choses  bien  plus  épainntcs  que  ça! 

—  Vous  feriez  bien,  insinua  le  colonel  Panachard,  de  faire 
donner  des  conseils  à  la  jeune  armée:  regardez,  ces  vieux  de  la 
vieille,  ils  gobaient  le  régiment,  le  bivouac,  la  marche,  la  bataille, 
le  machin  chose  de  tout  le  fourbi,  au  lieu  que  ceux  d'aujourd'hui, 
ils  n'ouvrent  le  bec  que  pour  brailler  la  classe.  Tenez,  soldat 
Bidouille,  —  parce  que  votre  titre  de  soldat,  c'est  votre  propriété, 
cotnme  àmoi,  mon  litre  de  colonel,, —  j'vous  donnerai  unegrati- 
fication  sur  le  prix  que  l'Académie  de  Cricquebœuf  me  colloquera 
pour  mon  mémoire,  si  votre  pièce  guignolique  est  patriotique... 

—  Elle  le  sera,  mon  colonel,  affirma  Bidouille  qui,  attiré  dès 
lors  par  l'appât  du  gain,  prépara  ses  phrases  les  plus  vibrantes  et 
ses  apostrophes  les  plus  embrasées. 

Le  dimanche  suivant,  M.  Dufuret,  le  colonel  et  Chapuzot  pre- 
naient place  sur  des  chaises  dans  l'enceinte  du  Vrai  guignol. 
Devant  eux,  sur  des  bancs,  un  auditoire  nombreux  de  bambins 
s'agitait,  tandis  qu'un  homme  au  visage  terreux  grattait  une  harpe 
en  attendant  le  lever  du  rideau. 


{La  suite  au  prochain  numéro.) 


Je.^n  Dbaclt. 


NOTRE  CONCOURS  DE  COLORIAGE 


C'est  demain  jeudi  que  le  jury  se  réunira  pour  la  première  fois. 
Il  consacrera  cette  première  journée  à  la  constatation  que  tous  les 
envois  ont  été  bien  faits  le  28  mai  ou  avant  cette  date.  Puis,  il 
ouvrira  les  paquets  renfermant  les  compositions  et  éliminera  toutes 
celles  qui  ne  comprendraient  pas  les  trois  dessins  coloriés. 

Il  fixera  la  date  de  sa  deuxième  réunion. 


NOS  GRANDS  PATRONS 

ACTES  ET  LÉGENDES 

Par    George   de   Celi. 


TN  HEROS  DES  NrBELl".\(iEN.  —  LES  CRIMES  DE  GONDEBAUD.  —  L  ARIA- 
KISME  AU  ve  SIÈCLE.  —  JEUNESSE  DE  CLOTILDE.  —  LES  FLANÇAILLES 
AU  SOU  d'or.  —  LA  C0N\'ERSI0N  DE  CLOVIS.  —  «  FLÉCHIS  LE  COU, 
SICAMBRE  ADOUCI  !  T  —  l'aNTIÙUITÉ  DU  TITRE  DE  ((  TRf;S  CHRÉTIEN  ». 
—  VIEILLESSE  ET  MORT  DE  SAINTE  CLOTILDE.  —  SES  RELIQUES.  — 
SES  ÉGLISES.  — LES  ANDELYS  ET  h'ail  deS  lyS.  —  LE  MIR.ACLE  DE  LA 
FONTAINE.  —  LE  CULTE  DU  SACRÉ-COEUR.  —  LE  DERNIER  PRO- 
PHÈTE d'ISIIAEL.  —  LE  DRAME  DE  MACHÉRO.  —  SAINT  PIERRE.  — 
SAUL  ET  PAUL. 

Sainte  Clolilde,  3  juin.  —  Les  Nibelungen  chantent  la  vaillance 
du  vieux  roi  de  Bourgogne,  Gondieuch,  qui  tomba,  en  iSl,  avec 
son  armée  entière,  dont  pas  un  homme  n'avait  reculé,  sous  l'épée 
d'Attila.  Il  laissait  quatre  lils,  entre  lesquels  la  Bourgogne  fut 
partagée.  L'aîné,  Gondebaud,  devait  en  refaire  l'unité  sous  son 
sceptre  à  force  de  crimes. 

Il  assassina  d'abord  son  frère  Chilpéric,  dont  il  fit  massacrer 
les  jeunes  fils  et  la  femme.  Seules  les  deux  filles  de  ce  prince,  Clo- 
lilde et  Mucuruna,  furent  épargnées. 

•  Chilpéric  avait  été  ai'ien,  comme  l'était  Gondebaud  et  la  Bour- 
gogne entière.  Mais  sa  femme  était  chrétienne:  et  elle  avait  élevé 
ses  filles  dans  sa  foi.  Après  le  massacre  de  leurs  parents,  Mucuruna 
se  relira  dans  un  couvent.  Clotilde  fut  élevée  à  la  cour  de  son 
oncle,  où  elle  vivait  dans  une  étroite  retraite.  . 

Des  ambassadeurs  de  Clovis,  roi  des  Francs,  eurent  pourtant 
occasion  de  voir  la  jeune  princesse.  Frappés  de  sa  grâce  el  de  sa 
sagesse,  ils  en  parlèrent  à  leur  maître  avec  une  admiration  si 
vive  que  Clovis  fit  demander  à  Gondebaud  la  main  de  sa  nièce.  Le 
roi  Burgonde  n'osa  refuser,  el  l'ambassadeur  remit,  au  nom  de  son 
maître,  les  cadeaux  des  accordailles:  le  sou  d'or  et  le  denier  d'ar- 
gent. Pourtant  Gondebaud  craignait  fort  que  Clovis  voulût  reven- 
diquer les  droits  de  Clotilde  sur  une  partie  de  la  Bourgogne;  et  à 
peine  fut-elle  partie  avec  son  escorte  franquc,  dans  une  bastcrne 
(sorte  de  chariot  traîné  par  des  bœufs),  qu'il  lança  des  cavaliers 
pour  la  ramener,  Clotilde  dût  monter  à  cheval  cl  gagner  à  toute 
bride  le  sol  de  son  nouveau  royaume. 

Il  était  encore  païen,  mais  avait  promis  h  la  princesse  «ne 
entière  liberté  dans  l'exercice  de  son  culte.  Elle  se  sentait  sans 
doute  la  mystérieuse  vocation  de  gagner  à  Dieu  ce  prince  barbare 
dont  la  gloire  éclatait  déjà.  Et  en  effet,  le  charme  de  la  jeune 
reine  agit  si  puissammenlsur Clovis  qu'il  lui  permit  défaire  bapti- 
ser leur  premier-né,  Ingomir.  L'enfant  mourut  peu  après.  Le  roi 
en  eut  un  vif  chagrin  et  une  sorte  de  remords;  il  croyait  que 


1/OL'VniER 


7i> 


c'était  une  vengeance  de  ses  dieux.  Cependant,  il  permit  encore 
que  leur  second  enfant,  Clodomir,  RH  Ijaptisé.  Celui-ci.  comnne  le 
premier,  tomba  malade.  Le  roi  s'emporta  violemment  alors  contre 
■  l'eau  fatale  du  baptême  i.  Mais  Clotilde  supplia  Dieu,  et  l'en- 
tant fut  guéri. 

On  sait  en  quelle  circonstance  Clovis,  gagné  à  demi  par  la  douce 
influence  de  la  reine,  acheva  de  se  convertir. 

11  guerroyait  contre  les  Allemands.  Les  armées  se  rencontrè- 
rent à  Tolbiac,  aujourd'hui  Znipich,  près  de  Cologne.  Après  une 
lutte  acharnée,  les  Francs,  moins  nombreux,  pliaient..  Clovis,  alors, 
élevant  ses  armes  sanglantes  vers  le  ciel,  s'écria  :  «  Dieu  de  Clo- 
tilde, mes  dieux  me  trahissent...  Donne-moi  la  victoire  et  je  l'a- 
dorerai. 1  Une  force  nouvelle  l'anime  ;  il  rassemble  quelques  soldats 
et  charge  les  masses  ennemies,  qui  plient  à  leur  tour.  Les  Francs 
reprennent  courage;  l'armée  allemande  se  débande  et  est  taillée 
en  pièces. 

Peu  de  semaines  après,  Clovis,  après  avoir  passé  par  Toul,  où 
saint  Waast  commença  de  l'instruire,  se  rendait  à  Reims.  Saint 
Rémy  acheva  de  l'éclairer.  Il  fut  baptisé  avec  ses  deux  sœurs 
et  trois  mille  de  ses  guerriers,  le  jour  de  Noël  de  l'an  49t). 
Le  mot  célèbre  de  l'évèque  avant  de  lui  administrer  le  bap- 
tême :  «  Courbe  la  tète,  fier  Sicambre...  »  semble  avoir  été 
légèrement  arrangé.  Sicambre  signiflait  déjà  fier  et  même 
féroce.  ail/i(/s  depone  colla  Sicamber,  fléchis  le  cou,  Sicambre 
adouci  »,dit  saintGrégoirede Tours, qui  tenaitde  témoinsles  détails 
de  ce  grand  acte,  dont  la  France  chrétienne  a  commencé  de  fêter 
le  quatorzième  centenaire. 


La  mission  de  Clotilde  était  remplie.  Elle  avait  donné  à  la 
France  le  premier  de  ses  Rois  très  chrétiens,  car  ce  tilre  glorieux, 
que  quelques-uns  ont  prétendu  ne  dater  que  de  Louis  X[, 
remonte  en  réalité  à  Clovis.  Elle  engagea  encore  le  roi  à  combattre 
l'arianisme.  On  sait  qu'à  la  bataille  de  Vouillé,Clovis  tua  de  sa 
main  Alaric,  roi  des  Visigoths,  chef  des  armées  ariennes. 

La  vieillesse  de  la  reine  fut  attristée  par  les  guerres  fratricides 
de  ses  fils.  Elle  s'était  retirée  à  Tours,  près  du  tombeau  de  saint 
Martin,  où  elle  vivait  dans  l'oraison  et  les  œuvres  charitable,  «  en 
toute  bénignité  et  chasteté  »,  dit  saint  Grégoire.  Ses  prières  et  ses 
efforts  ne  furent  pourtant  pas  stériles;  elle  avait  eu  la  joie  de  voir 
la  paix  à  peu  près  rétablie,  lorsqu'un  ange,  selon  la  légende,  vint 
l'avertir  du  jour  de  sa  mort. 

Ses  restes  furent  déposés,  selon  son  désir,  au  pied  de  la  châsse 
de  sainte  Geneviève;  et  pendant  des  siècles,  chaque  fois  qu'un 
fléau  menaça  Paris,  on  portait  processionnellement  dans  la  ville 
les  reliques  de  la  Reine  avec  celles  de  la  Bergère.  A  l'époque  de  la 
Révolution,  le  P.  Rousselef ,  dernier  abbé  de  Sainte-Geneviève,  eut 
la  malheureuse  inspiration  de  les  brûler  pour  les  soustraire  aux 
profanateurs.  Ces  cendres  précieuses  ont  été  cédées  à  la  petite 
église  paroissiale  de  Saint-Leu  et  Saint-Gilles  où  elles  sont  encore 
en  vénération. 


Sainte  Clotilde  a  doté  la  France  d'un  grand  nombre  d'abbayes 
et  d'églises,  notamment  celle  de  Sainte-Geneviève  et  celle  des 
.Vndelys.  Aux  Andelys,  d'après  une  pieuse  légende,  une  fontaine 
jaillit  du  sol,  à  la  prière  de  la  sainte,  pour  désaltérer  les  ouvriers 
qui  travaillaient  à  la  construction  de  l'église.  Cette  eau  miraculeuse 
coule  encore  ;  et  chaque  année,  le  3  juin,  une  foule  misérable  de 
malades  et  d'infirmes  vient  lui  demander  la  guérison.  L'Archiprêtre 
plonge  solennellement  dans  la  fontaine  une  statue  dorée  de  la  sainte. 
Autrefois,  il  y  jetait  un  écusson  fleurdelisé,  en  souvenir  du  bap- 
tême de  la  ville,  l'an  des  lys,  c'est-à-dire  l'année  où  un  ange  apporta 
à  l'épouse  de  Clovis  le  bouclier  aux  fleurs  de  lys  d'or,  qui  devait, 
au  bras  de  nos  rois,  protéger  si  longtemps  la  gloire  et  la  prospérité 
de  la  France. 


12  juin.  Fête  du  Sacré-Cœur.  —  On  connaît  l'origine  de  cette 
dévotion,  si  touchante  et  si  puissante,  toute  moderne  dans  sa  forme, 
et  l'on  peut  dire  toute  française. 

Ce  fut  dans  les  dernières  années  du  xvn«  siècle  que  Jésus  mani- 
festa à  une  sainte  religieuse,  la  B.  Marie-Marguerite  .\Iacoque,  visi- 
tandine  de  Paray-le-Monial,  le  désir  que  l'on  rendit  à  son  cœur, 
navré  et  immolé  pour  les  hommes,  un  culte  particulier.  Ce  culte 
se  répandit  promptement  i  dans  toutes  les  parties  de  l'univers 
catholique  »,  comme  le  constate  le  décret  du  6  février  1763,  par 
lequel  Clément  XIII  institua  la  fêle  du  Sacré-Cœur,  que  Pie  IX  ren- 
dit obligatoire  le26  août  1836.  Des  miracles  éclatants  l'illustrèrent: 
l'u  1720,  Mgr.  de  Belziince  avait  arrêté  la  peste  de  Marseille  en 
dévouant  la  ville  au  Sacré-Cœur. 

Les  deux  principaux  sanctuaires  de  cette  dévotion  sont  Paray- 
le-Monial  et  Montmartre.  Le  premier  est  plein  des  souvenirs  de  la 
Bienheureuse  :  sa  dépouille  repose  sous  la  table  de  l'autel,  dans  la 


chafelledu  couvent;  dans  le  jardin,  le  noisetier  près^'iiuel  avaient 
lieu  les  apparitions  étend  encore  ses  rameaux  verts  sur  les  pèle- 
rins aiienouillés. 

En  1083,  le  vendredi  après  l'.irtave  du  Saint-Sacrement, 
rbunildc  Marguerite-Marie  suspendait  une  image  du  Sacré-Cœur 
faite  à  l'encre  à  l'autel  du  noviciat;  et  rite  écrivait  que  le  Seigneur 
désirait  «  Un  édifice  où  serait  l'image  .!c  son  divin  cœur  pour  y 
recevoir  les  honmiages  du  Roi  et  de  tonte  sa  cour.  » 

La  piété  française  a  réalisé  magniûquenient  ce  désir  par  l'église 
du  Vœu  national,  temple  d'espérance,  né  des  angoisses  de  l'année 
terrible.  Sur  le  »  mont  des  martyrs  »,  elle  dresse  lentement  l'écla- 
tante blancheur  de  son  dôme,  où  la  grâce  romane  corrige  la  lour- 
deur byzantine,  élevant  les  revendications  divines  en  face  du  mont 
des  revendications  populaires.  Les  pèlerins,  plus  nombreux  encore 
en  ce  mois  de  juin,  y  aflluent  toute  l'année  par  milliers. 


Saint  Jean-Baptiste,  24  juin.  —  La  vie  de  Jean-Baptiste, 
comme  celle  des  deux  grands  apôtres  qui  vont  suivre,  est  troj) 
connue  pour  qu'il  soit  nécessaire  de  la  raconter  avec  détails. 

Fils  de  la  vieillesse  d'Elisabeth,  cousine  de  la  Vierge,  et  de 
Zacharie,  un  ange  annonça  à  celui-ci  la  naissance  prochaine  et  la 
gloire  de  cet  enfant.  Le  vieillard  fut  incrédule,  et,  en  châtiment, 
devint  muet.  Il  ne  recouvra  la  parole  que  pour  nommer  Jean  ce 
fils  inespéré  qui  venait  de  naître,  et  chanta  le  Benedictus,  dont  les 
derniers  versets  expriment  la  mission  de  l'enfant  miraculeux  : 
«  Toi,  petit  enfant,  tu  seras  appelé  le  Prophète  du  Très-Haut, 
car  tu  marcheras  devant  le  Seigneur  pour  lui  préparer  les  voies.  » 

A  peine  adolescent,  Jean  se  retira  au  désert,  où  il  vécut  dans 
la  contemplation  et  la  prière,  vêtu  de  poil  de  chameau,  se  nour- 
rissant de  miel  et  de  sauterelles.  Vers  sa  trentième  année,  il  parut 
au  bord  du  Jourdain,  prêchant  la  pénitence,  commençant  d'an- 
noncer la  venue  prochaine  du  Messie. 

L'effet  de  sa  parole  fut  extraordinaire.  La  Judée  vivait  dans 
une  attente  anxieuse  du  Sauveur  promis.  Elle  accourut  au  jeune 
prophète,  dont]  la  sombre  et  puissante  éloquence  ainsi  que 
l'austérité  rappelaient  Elle,  toujours  vivant  dans  les  souvenirs.  On 
le  prit  pour  Elie  lui-même,  ressuscité.  En  même  temps,  Jean 
baptisait,  d'où  son  nom  de  Baptiste.  Ce  baptême  par  immersion, 
tel  qu'il  se  pratiqua,  du  reste,  assez  longtemps,  n'était  pas,  sans 
doute,  le  baptême  sacramentel  institué  par  Jésus-Christ,  mais 
c'en  était  la  préparation,  et  comme  la  purification  des  hommes  de 
la  Loi  pour  l'Evangile.  On  sait  que  le  Messie  lui-même  s'y  pré- 
senta, et  quel  touchant  conflit  d'humilité  s'établit  entre  Jésus  et 
Jean,  dans  lequel  le  Précurseur  dut  céder  et  baptiser  le  Maitre. 

Le  caractère  de  la  prédication  de  Jean  était  la  rude  liberté 
avec  laquelle  il  flagellait  les  méchants  et  les  hypocrites.  Cette 
liberté  lui  valut  le  martyre. 

Hêrode  Antipas,  tétrarque  de  Galilée,  avait  épousé  sa  belle- 
sœur  et  nièce,  Hérodiade.  Le  prophète  lui  reprocha  fortement  ce 
mariage  incestueux.  Antipas  le  fit  jeter  dans  un  cachot  du  château 
de  .Machéro,  vieille  forteresse  où  Hérode  le  Grand  avait  fait 
construire  un  palais,  résidence  habituelle  du  tétrarque.  Hérodiade 
voulait  la  mort  de  Jean-Baptiste;  Hérode  n'osait  l'accorder,  de 
peur  d'un  soulèvement  du  peuple.  Mais,  dans  un  festin,  Salomé, 
fille  d'Hérodiade,  dansa  devant  le  tétrarque  avec  tant  de  grâce 
qu'Antipas,  charmé,  promit  de  lui  accorder  ce  qu'elle  voudrait. 
«  La  tête  de  Jean-Baptiste  »,  répondit  la  jeune  danseuse,  à  qui  sa 
mère  avait  parlé.  Hérode  n'osa  se  rétracter,  et  quelques  instants 
après,  un  soldat  présentait  sur  un  plateau  la  tête  sanglante  du 
«  plus  grand  des  fils  de  la  femme  »,  —  après  Dieu  le  greigneur 
(plus  éminent),  dit  un  cantique  du  xve  siècle. 


Saint  Pierre,  29  juin.  —  Simon,  fils  de  Jonas,  de  Bethsa  le, 
sui-  les  bords  de  la  merde  Galilée,  exerçait  avec  son  frère  An.  ré 
le  métier  de  pêchem-.  André,  appelé  le  premier  à  l'apostolat,  con- 
duisit Simon  au  Seigneur,  qui,  dès  cette  entrevue,  changea  son 
nom  en  celui  de  Céphas  (Pierre  en  hébreu).  C'était  la  réalisation 
de  la  parole  d'Isaie  :  «  Je  mettrai  dans  les  fondations  de  Sion  une 
pierre  éprouvée  et  précieuse.  » 

Cependant  Pierre  revint  à  ses  filets.  Il  fallut  un  second  appel 
pour  qu'il  suivit  définitivement  le  Seigneur. 

Il  occupa  dès  le  début  le  premier  rang  entre  les  apôtres,  et  à 
la  suite  d'une  double  et  éclatante  confession  de  la  divinité  de  son 
Maître,  celui-ci  lui  annonça  qu'il  lui  donnerait  les  clefs  du 
royaume  éternel,  et  tout  pouvoir  de  lier  et  délier  au  ciel  et  sur 
terre. 

On  sait  quelles  furent,  à  la  Passion,  ses  promesses  présomp- 
tueuses de  fidélité,  sou  triple  reniement,  son  repentir  et  sa  péni- 
tence. Après  la  Résurrection,  confirmé  dans  sa  missou  et  dans  sou 
pouvoir,  il  parle  au  nom  du  collège  apostolique,  s'établit  d'abord 
à  Anlioche,  où  il  préside  le  premier  concile,  puis  définitivement  à 
Rome,  dont  il  fait  la  capitale  du  monde  chrétien.  Ai-rêté  par  ordre 
de  Néron,  il  s'échappe  pour  obéir  aux  instantes  prières  des  fidèles. 
Mais  dans  sa  fuite,  il  rencontre,  dit  la  légende,  le  Seigneur  lui- 
même,  qui   lui   reproche   doucement  de  fuir  le    martyre.    Pierre 


80 


L'OUVRIER 


rentra  dans  sa  prison  et  fut  crucifié  au  plus  liaut  du  Vatican,  sur 
Je  Montorio,  le  29  juin  67.  C'est  du  lieu  de  son  supplice  qu  il  com- 
mande aujourd'hui  à  l'univers. 


Saint  [Paul,  30  juin.  —  Saul,  qui  prit  le  ncm  de  Paul  après  sa 
conversion,  de  la  tribu  de  Benjamin,  naquit  à  Tarse,  en  Cilicie. 
Cette  petite  ville  avait  reçu  d'Auguste  le  droit  de  bourgeoisie 
romaine  d'où  le  titre  de  citoyen  romain  que  l'apôtre  revendiqua 
plus  tard  Fils  d'un  pharisien,  ayant  étudié  la  loi  mosaïque  sous 
Gamaliel,  Saul  se  montra  le  fougueux  adversaire  du  christianisme 
naissant.'ll  fut  l'un  des  accusateurs  de  saint  Etienne,  et  gardait 
les  vêtements  des  bourreaux  pendant  qu'ils  lapidaient  le  premier 
martyr.  Après  la  mort  d'Etienne,  il  prit  la  part  la  plus  active  à  la 
persécution  contre  l'Eglise  de  Jérusalem. 

Les  circonstances  de  sa  conversion  sont  célèbres.  Il  se  rendait 
à  Damas  avec  quelques  hommes  d'armes,  pour  y  saisir  des  chré- 
tiens lorsque  vers  le  soir  et  comme  il  approchait  de  la  ville,  une 
lumière  éclatante  l'enveloppa  tout  à  coup,  il  fut  jeté  à  terre  et 
entendit  une  voix  qui  disait  ;  «Saul,  Saul,  pourquoi  me  persecutes- 
tu?  —  Qui  êtes-vous  Seigneur?  s'écria-t-il  épouvanté.  —  Je  suis 
Jésus  de  Nazareth;  tu  regimbes  en  vain  contre  l'aiguillon.  »  Et  la 
voix  lui  ordonna  d'entrer  dans  la  ville,  où  un  homme  lui  dirait 
ce  qu'il  devait  faire.  Les  compagnons  de  Paul  étaient  épouvantés, 
entendant  une  voix  et  ne  voyant  personne.  Saul  se  releva  aveugle, 
et  entra  à  talons  dans  Damas,  où  il  resta  ti-ois  jours  sans  prendre 
ni  aliments  ni  breuvages,  plongé  dans  la  siupeur  et  le  repentir. 
Le  soir  du  troisième  jour,  un'  saint  vieillard,  nommé  Ananie,  averti 
par  la  même  voix  qui  avait  parlé  sur  le  chemin,  vint  lui  touche 
les  yeux  et  le  guérit. 

Dès  lors,  Paul  déploie  pour  défendre  l'Eglise  la  fougue,  l'audace, 
et  le  génie  que  Saul  avait  employés  à  l'attaquer.  Le  «  Docteur  des 
nations  »  commence  cette  prédication  extraordinaire  qui  parcourt 
le  monde  comme  une  flamme.  Il  parle  à  Athènes,  à  Corinthe,  à 
Antioche,  à  Ephèse,  à  Rome,  en  Italie,  dans  le  midi  des  Gaules 
en  Espagne,  en  Grèce,  en  Asie...  Les  légendaires  étendent  ses 
voyao-es  jusqu'aux  enfers.  Partout  semant  les  miracles  avec  la 
doctnne,  établissant  des  sacerdoces,  fondant  des  églises,  auxquelles 
il  écrit  sur  les  difficultés  qui  les  divisent,  ces  lettres,  le  plus  beau 
monument  de  l'inspiration  divine  et  du  génie  humain  qu'il  y  ait 
en  aucune  langue.  Les  persécutions  et  les  accidents  ralentissent  à 
peine  sa  marche.  «  Les  fatigues,  les  prisons,  les  coups,  la  mort, 
j'ai  connu  tout  cela  avec  surabondance,  écrit-il  aux  Corinthiens. 
Cinq  fois  les  Juifs  m'ont  appliqué  leurs  trente-neuf  coups  de  corde  ; 
trois  fois  j'ai  été  bàtonné,  une  fois  lapidé;  trois  fois  j'ai  fait 
naufrage.  Voyages  sans  nombre,  dangers  de  la  mer  et  des  fleuves, 
dangers  des  voleurs,  dangers  du  côté  des  Juifs  et  des  Gentils, 
dangers  des  faux  frères,  dangers  dans  les  villes  et  les  campagnes, 
j'ai,  tout  connu.  Labeurs,  veilles,  jeûnes,  froid,  nudité,  voilà  ma 
vie.  » 

Deux  fois  emprisonné  à  Rome,  ayant  étonné  ses  juges  par  une 
éloquence  dont  aucun  tribunal  n'avait  jamais  retenti,  il  fut  con- 
damné à  mort  par  Néron.  A  l'heure  même  où  saint  Pierre  était 
aicrifié  sur  le  Montorio,  saint  Paul,  à  qui  son  titre  de  citoyen 
romain  donnait  droit  au  glaive,  était  décapité  à  l'autre  bout  de 
Rome,  aux  Eaux  Salviennes.  La  tête  en  tombant  fit  trois  bonds; 
aux  endroits  qu'elle  loucha  jaillirent  des  fontaines  qui  coulent 
encore  aujourd'hui,  dans  l'église  de  Saint-Paul -Trois  Fontaines. 

George  de  Céli. 


MAGIE  BLANCHE  EN  FAMILLE 


Escamotage  d'un  enfant.  (Suite.) 

Expliquons  aujourd'hui  de  quelle  manière  l'enfant  a  été  esca 
muté. 

La  figure  2  montre  la  innnièrc  ,de  confectionner  le  cylindre  : 
trois  cercles  de  tonneau,  six  lattes  et  dix-huit  clous,  en  forment 
la  carcasse  qui  peut  aiièsi  pire  établie  en  osier  ou  en  grosfil  de  fer; 
le  tout  est  recouvert  d'une  étûlTe  absolument, opfique.        ',  i 

Le  côté  supérieur  du'  piédestal  (fig.  3),peiit  s'ouvrir  en  s'aban- 
donnanl;  il  est  fixé,  d'uhe  part;  par  deiix  th'arnières  ;  de  l'autre, 
par  un  verrou  que  le  magicien  ouvre  au  moment  où  il  recouvre 
'entant;  celui-ci,  A  ce  moin  en  1.  tient  les  jarnbes  écartées  de  manière 
■■i  reposer  un  instant  srir  les  bords  du  piédestal,  dans  lequel  il 
descendsansrclard.  Comme,  lualirré  le  eoussin  disposé  pourrecovoir 
l'enfant,  il  ser.iil  iuqiossihle  à  le  dirnier  d'exécuter  l'opération 
sans  un  peu  de  bruit  et  surliiut  s;iiis  l'aire  remuer  le  cylindre, 
une  petite  eoméilie  se  joue  alors  eut i'(>  le  magicien  et  l'enfaiil  c|ui 
licotesle,  rel'usanl  de  se  l.iisser  esciaiiioter.  En  criant  à  l'eiilant 
dt'  rester  tranquille   et  d'obéir,   le    magicien   a   ym  prétoxie  pour 


maintenir  de  ses  deux  mains  le  cylindre,  et  il  feint  de  luttei 
encore  contre  la  révolte  du  petit  quand  celui-ci  est  déjà  au  fond 
du  piédestal. 

Ici  le  prestidigitateur  doit  éviter  de  se  presser;  il  continue  à 
raconter  tranquillement  aux  spectateurs  des  histoires  invraisem- 
blables qui  se  rattachent  plus  ou  moins  bien  à  l'expérience,  et, 
tout  en  causant,  il  ramasse  lentement  le  tapis  de  laiae  qu'il  a  posé. 


Fig.   3 

après  l'avoir  présenté  au  public  un  instant  auparavant,  de  telle 
sorte  qu'en  le  ramassant  (fig.  4)  il  cache  pendant  un  coui't  instant 
à  l'assistance  l'espace  qui  sépare  le  piédestal  de  la  coulisse  du 
Ihéàtre  ou  d'une  porte  ouverte  dans  le  voisinage.  '  L'enfant  profite 
de  ce  moment  pour  s'enfuir  en  se  traînant  rapidement  sur  les  ge- 
noux; le  servant  du  magicien,  qui  se  promène  sur  la  scène  du  côté 
opposé,  accroche  maladroitement  au  passage  une  assiette  qui,  pla- 
cée au  bord  d'une  table,  tombe  et  se  casse  avec  bruit;  ou  bien  il 
joue  avec  le| pistolet  du  magicien  et  le  fait  partir,  comme  par 
.accident. 

Toute  cette  manœuvre  doit  être  répétée  préalablement  avec 
soin,  par  les  trois  acteurs  de, cette  comédie,  car  le  succès  de  l'expé- 
rience en  dépend.  Prestidigitateur,  enfant  et  servant  doivent  agir 
avec  un  ensernble  parfait. 

L'écue'il,  pour  le  magicien  novice,' c'est  qu'il  s'agite  ou  se  trou- 
ble au  moment  décisif.  Maintes  fois  :nous  avons  fait  exécuter  ce 
joli  tour  de  magie  devant  des  assistances  diversement  composées  • 
jamais  la  fuite  de  l'enfant  à  ce  moment  n'a  été    soupçonnée,  et 


même,  le  plus  souvent,  nous  n'avons  pas  eu  recours  à  la  diversion 
causée  par  la  feinte  maladresse  du  servant. 

Deux  choses  maintenant  doivent  convaincre  le  public  que  l'en- 
fint  est  toujours  là.  La  première  c'est  qu'il  paraît  s'avancer  sur  la 
rallonge  de  table.  Illusion  :  un  fil  de  soie  noire  A  B,  indiqué  par 
le  pointillé  de  la  figure  1  (voyez  le  précédent  numéro),  traverse 
la  scène,  fixé  au  mur  d'une  part;  et  tenu,  à  l'autre  extrémité,  par 
•m  servant  caché  dans  la  coulisse;  ce  fil  vient  d'abord  s'ap- 
pu  ver  par  derrière  contre  le  cylindre,  vers  le  bas  de  celui-ci. 
(Juand  l'enfant,  déjà  absent,  reçoit  l'ordre  de  s'avancer,  le  servant 
Tire  le  fil  dans  la  coulisse  et  le  cylindre  vient  de  lui-même  se  placer 
sur  la  planche.  _  ' 

Mais  les  pieds  de  l'enfant  que  vient  de  faire  voir, dans  sa  mala- 
dresse, l'aide  du  magicien?  C'est  une  simple  paire  de  souliers  bour- 
rés de  papiers  ou  de  chiffons,  et  semblables  à  ceux  que  porte  l'en- 
fint  ;  attachés  ensemble,  ils  étaient  suspendus  à  l'intérieur  du 
cylindre  par  un  fil,  qu'une  épingle  passée  par  l'extérieur  et  traver- 
siint  une  boucle  faite  au  milieu  du  fil  retenait  à  une  hauteur  suf- 
fisante; l'épingle  enlevée  adroitement  par  le  prestidigilateiir,  les 
deux  souliers  sont  descendus  sur  la  planche,  toujours  attachés  par 
l'autre  extrémité  du  fil  à  l'intérieur  du  cylindre  où  ils  sont  restés 
cachés  quand  celui-ci  a  été  jeté  à  terre,  de  manière,  bien  entendu,  à 
ne  présenter  aucune  de  ses  deux  ouvertures  aux  regards  des  spec- 
tateurs. :    ,  1 

Quant  à  l'enfant,  il  est  rentré  doucement  dans  la  salle  par  unç 
porte  ou  une  fenêtre  lais.sées  ouvertes  avec, intention,  et  il  n'a  pas 
eu  beaucoup  de  peine  à  se  cacher,  toute  l'attention  des  spectateurs 
se  portant  alors  sur  le  jeu  du  magicien. 

{Tous  dioils  réservés.)  M.^crs. 

Le  Divecleiir-Oéraut  :  Henri  U.VUTIEK.  —  Sceaux,  imp.  Charaire  et  Ci». 


r    centimes  le  N»  /.in     centimes  le  Nn  -vro    J  A  ,|  A 

0    année  courante  \iU     années  échues  J  iN       i  J  l  «7 


TRENTE-SIXIÈME  ANNÉE.  —  6Jaial896. 


L'OUVRIER 

tFoui*iial  illustré  paraissant  le  ^lercredi  et  le  iSaiiiecIi 


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Belgique)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  faure 


'  Je  vais  vous  annoncer  une  nouvelle  que  vous  devez  être  censée  ignorer.  (Voir  page  83.) 


82 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE  Les  Voleurs  dOr,  par  Georges  Le  Faure.  —  Un  Aïeul  de  Cha- 
puzot.  par  Jean  Drault.  —  Ctironique  hebdomadaire,  par  Oscar  Havard. 
—  Eecettes  de  la  Semaine. 


LES  VOLEURS  D'OR 


PAR 

GEORGES  LE  FAURE 


XI 

GUILLAUME  BRKY  REVIENT  A  LA  VIE  ET  A  L'eSPÉRANCE 

Le  lendemain  de  cette  scène,  Henry  Kinbiirn  se  promenait  sur 
la  terrasse  de  la  villa,  la  pipeaux  dents,  les  mains  derrière  le  dos, 
le  visage  soucieux  :  depuis  vingt-quatre  heures,  de  si  singuliers 
événements  étaient  venus  rompre  la  tranquillité  de  son  existence 
qu'il  se  demandait  par  avance  ce  à  quoi  il  lui  fallait  encore 
s'attendre. 

En  dépit  de  la  carrière  militaire  qu'il  avait  embrassée,  il  était, 
nous  l'avons  dit  déjà,  d'un  caractère  paisible  ou  du  moins  épris  de 
tranquillité  et,  tout  en  étant  convaincu  qu'à  l'occasion  il  jouerait 
du  sabre  et  durevolver  avec  autant  d'intrépidité  que  tout  autre,  il 
n'aimait  guère  l'imprévu  ni  le  mouvement. 

En  outre,  il  avait  le  défaut  d'être  fort  têtu,  et,  lorsqu'une  fois 
une  idée  avait  poussé  ses  racines  dans  sa  cervelle,  c'était  le  diable 
pour  l'en  arracher  :  or,  nous  l'avons  vu,  il  y  avait  plusieurs  mois 
déjà,  sinon  même  plusieurs  années,  que  le  mariage  de  sa  cousine 
Edwidge  et  de  son  ami  Jean  de  Brey  lui  avait  paru  une  chose  fort 
convenable,  partant  donc,  fort  possible. 

Depuis  la  veille,  connaissant  les  sentiments  de  la  jeune  fille,  il 
connaissait  aussi  ceux  de  son  oncle  qui  n'étaient  pas  précisément 
favorables,  et  voilà  que  du  ciel  —  c'est  le  cas  de  le  dire  —  tombait 
ce  pendu,  que  lord  Cornallett  connaissait  et  qui  avait  produit  sur 
miss  Edwidge  une  si  poignante  impression. 

Instinctivement,  il  reniflait  dans  la  présence  de  cette  espèce  de 
rustre  un  danger  pour  ses  combinaisons  matrimoniales,  et  c'était 
à  peine  s'il  ne  regrettait  pas  d'être  survenu  si  juste  à  temps  pour 
détacher  du  sapin  le  fruit  humain  qui  s'y  était  accroché  volontai- 
rement. 

La  constitution  robuste  du  Boer  avait  triomphé  de  la  com- 
motion physique  et  cérébrale  produite  par  cette  demi-pendai- 
son et,  au  dire  du  valet  de  chambre,  la  nuit  qui  venait  de 
s'écouler  avait  été  excellente  ;  l'état  comateux  en  lequel  le 
malade  avait  passé  le  reste  de  la  journée  précédente  avait  dis- 
paru totalement;  il  ne  restait  plus  trace  de  «  l'accident  de  la 
veille  »,  si  ce  n'était  une  grande  couz'bature  —  bien  compréhen- 
sible —  des  membres... 

Et  ce  qui  avait  augmenté  l'émoi  du  jeune  homme,  c'était  cette 
obligation  dans  laquelle  il  se  trouvait  de  partir  probablement 
pour  l'Angleterre  ;  on  se  souvient  que  lord  Cornallett  lui  avait 
promis  une  décision  pour  ce  jour  même,  et  il  se  disait  que,  lui 
absent,  il  n'y  aurait  plus  personne  pour  tenter  de  défendre  le  bon- 
heur do  miss  Edwidge. 

Mais  aussi  quelle  idée  a-l-on  de  donner  dans  les  couvents  une 
si  singulière  éducation  aux  jeunes  filles!  Elevée  comme  le  sont  les 
Anglaises,  Edwidge  eùl  été  à  même  de  tenir  tête  aux  volontés  pater- 
nelles sans  manquer,  bien  entendu,  de  respect  au  chef  de  la  famille; 
de  lui  exposer  les  motifs  pour  lesquels  il  lui  plaisait  de  remettre 
ie  soin  de  son  existence  à  Jean  de  Brey,  de  plaider  sa  cause,  en 
un  mot;  tandis  que,  timide,  réservée,  elle  marcherait  au  sacrifice, 
sans  mot  dire,  à  moins  qu'un  don  Quichotte  ne  i-ompit  des  lances 
en  sa  faveur... 

■Gt  voilà  que,  durant  la  nuit  écoulée,  il  avait  résolu  d'être  eu 
don  Quichotte!  Oui,  c'était  ainsi;  le  placide  Kinburn,  Phomme  si 
amoureux  de  sa  tranquillité  que,  pour  éviter  une  discussion,  il  eût 
•fui  jusqu'au  bout  du  monde,  le  placide  Kinburn  était  décidé  à 
servir  de  champion  à  sa  jolie  cousine  et  aussi  à  son  bon  ami 
Jean  de  Brey. 

Encore  un,  celui-là,  qui  n'avait  pas  pour  deux  pences  de  sens 
.pratique  et  dont  il  lui  fallait  faire  le  bonheur,  pour  ainsi  dire 
malgré  lui  ! 

Aussi  avait-il  résolu  de  profiter  de  la  visite  qu'il  était  obligé  de 
faire  au  lord  pour  savoir  si,  oui  ou  non,  il  devait  prendre  le 
train  le  soir  même,  pour  tirer  au  clair  tout  cet  imbroglio  :  il  était 
venu  de  bonne  heure,  sachant  que  lord  Cornallett  n'était  point 
matinal  et  connaissant,  au  contraire,  le  goût  de  sa  cousine  pour 
se  promener  à  travers  les  parterres  de  roses  tout  étincelanlos 
encore  de  rosée,  avant  que  les  premiers  rayons  du  soleil  eussent 
détruit  cette  brillante  parure  des  nuits. 

Mais,  comme  l'excès  en  tout  est  un  défaut,  Henry  Kinburn 
avait  tellement  hâte  d'élucider  les  mullipics  questions  qui  l'inlri- 

i.  Voir  rO«t'(vf'i' depuis  le  2  mai  IS'Jti. 


guaient,  qu'il  avait  de  beaucoup  devancé  l'heure  à  laquelle  il 
avait  chance  de  rencontrer  Edwidge,  et  qu'il  déambulait,  plein 
d'impatience,  sur  la  terrasse,  fumant  des  pipes,  les  unes  après  les 
autres,  pour  passer  le  temps. 

Une  porte,  s'ouvrant  derrière  lui.  le  fit  se  retourner  soudain; 
mais,  au  lieu  de  la  gracieuse  silhouette  de  sa  cousine,  ce  fut  celle. 
un  peu  plus  épaisse,  de  lord  Cornallett  qui  se  présenta. 

—  Parfait,  dit  le  lord  en  lui  tendant  la  main,  voilà  ce  que 
j'appelle  de  l'exactitude. 

—  Un  peu  trop,  peut-être,  murmura  Henry  Kinburn  en  lui 
serrant  la  main. 

—  Il  y  a  longtemps  que  je  suis  levé;  j'ai  travaillé  une  partie  de 
la  nuit  et  c'est  à  peine  si  j'ai  dormi  deux  heures... 

Ce  disant,  lord  Cornallett  poussait  un  bâillement  sonore,  tandis 
qu'il  s'étirait  les  bras,  en  faisant  craquer  ses  articulations. 

—  A  propos,  insinua  Henry  d'un  ton  plein  d'ingénuité,  j'ai 
appris  que  le  malade  avait  passé  une  excellente  nuit... 

—  Meilleure  que  la  mienne,  assurémen!,  bougonna  Cornallett: 
il  est  certain  que  ce  gaillard-là  s'est  moins  préoccupé  de  sa  santé 
que  je  ne  m'en  suis  préoccupé  moi-même... 

—  Vous  avez  toujours  été  un  homme  de  cœur,  mon  oncle,  dit 
Henry. 

Le  lord,  qui  s'était  assis,  sursauta. 

—  De  cœur!...  cela  dépend  des  cas...  Et  je  vous  jure,  mon 
cher,  qu'en  toute  autre  circonstance,  j'aurais  bien  envoyé  ce  gail- 
lard-là se  faire  pendre  ailleurs, c'est  le  cas  de  le  dire. 

Et,  mis  de  bonne  humeur  par  cette  plaisanterie  de  mauvais 
goût,  le  gros  homme  éclata  de  rire. 

Henry  Kinburn  connaissait  trop  son  oncle  pour  risquer  un  seul 
mot  qui  pût  lui  faire  soupçonner  qu'il  s'intéressait  à  ce  qu'il  venait 
de  lui  dire  :  un  «  Ah  I  »  indifférent  en  apparence  fut  tout  ce  qu'il 
se  permit. 

—  Ah!  mon  gaillard,  dit  l'autre  alors,  en  lui  frappant  sur 
l'épaule,  vous  ne  vous  doutez  guère  du  service  que  vous  m'avez 
rendu  hier,  en  décrochant  ce  garçon-là. 

Et  il  hochait  la  tête  devant  les  persiennes  closes  de  la  salle  de 
billard. 

—  Je  vous  ai  rendu  service!  répéta  Henry,  en  feignant  une 
stupéfaction  profonde;  le  diable  soit  de  moi  si  je  m'en  doutais;... 
en  tous  cas,  nous  étions  deux  pour  cela...  et,  s'il  y  a  une  récom- 
pense, il  faudra  la  partager... 

Ces  derniers  mots,  le  jeune  homme  les  avait  prononcés  en  plai- 
santant; mais  le  lord  reprit  avec  un  grand  sérieux  : 

—  Ne  parlez  donc  pas  ainsi  de  ce  que  vous  ne  savez  pas, 
Henry;  si  ce  garçon-là  était  mort,  c'étaient  des  plans  gigantesques 
qui  s'écroulaient;  des  fortunes  colossales  qui  s'effondraient  et 
la  puissance  coloniale  même  de  l'Angleteri'e  qui  s'amoindrissait... 
peut-être... 

L'intonation  du  lord  était  grave,  et  Henry  Kinburn  comprit 
qu'en  effet  tout  ce  qu'il  entendait  était  l'expression  de  la  vérité; 
mais  alors,  comme  lorsqu'il  avait  une  idée  en  tête,  il  ne  l'aban- 
donnait jamais,  il  dit,  parlant  nerveusement  : 

—  En  ce  cas,  mon  oncle,  si  le  service  rendu  est  aussi  impor- 
tant, la  récompense  sera  belle... 

—  Magnifique  !  d'ailleurs,  c'est  votre  position  même  que  vous 
avez  sauvée  ;  car,  s'il  avait  été  pendu  pour  de  bon,  vous  n'eussiez 
point  eu  à  vous  déplacer,  le  voyage  d'Afrique  eût  été  inutile. 

—  Tandis  que... 

—  Tandis  que  vous  partez...  du  moins,  il  y  a  d'e  grandes 
chances  maintenant;  mais  je  ne  serai  définitivement  fixé  que  cet 
après-midi...  Tenez  vos  bagages  prêts,  je  vous  irai  trouver  à 
l'hôtel  et  vous  donnerai,  au  moment  du  départ,  les  dernières 
explications  pour  ce  que  vous  devez  faire  à  Londres... 

—  C'est  parlait...  Mais,  pour  en  revenir  à  la  récompense  pour 
le  service  rendu...  nous  étions  deux...  mon  ami  Jean  et  moi... 
Qu'aura-t-il,  lui  ? 

Lord  Cornallet  caressa  ses  favoris,  hésitant;  puis,  prenant  une 
décision  : 

—  Je  pourrai  l'intéresser  dans  mes  opérations,  et  il  n'aura  pas 
lieu  d'être  mécontent. 

Henry  Kinburn  secoua  la  tète. 

—  Jean  n'est  point  un  homme  d'argent,  dit-il,  et  je  n'oserais 
même  pas  lui  faire  une  semblable  proposition;  mais  si  réellement, 
par  son  intervention,  il  a  contribué  à  sauver  des  plans  gigan- 
tesques, des  fortunes  colossales  et  le  prestige  colonial  de  l'Angle- 
terre..., vous  aurez  un  moyen  bien  simple  de  lui  témoigner  votre 
reconnaissance...  Il  aspire  à  la  main  d'Edwidge...  donnez-la-lui... 

Lord  Cornallett  sursauta,  attacha  sur  son  neveu  des  regards 
effarés  et  murmura  : 

—  Vous  êtes  fou,  Henry! 

—  Cependant... 

—  Marier  Edwidge  à  M.  do  lircy  serait  aussi  désastreux  que  si 
Ce  garçon  s'était  pendu  pour  de  bon... 

—  Alors,  je  ne  comprends  plus. 
Le  lord  dit  d'un  ton  sec  : 

—  Il  est  inutile  (pie  vous  compreniez;  d'ailleurs,  ce  que  je  vous 
ai  dit  hier,  à  ce  sujet,  je  le  maintiens  aujourd'hui  :  donc,  inutile 
d'y  revenir.  Moi  seul  ai  qualité  pour  m'occuper  de  l'avenir  de  ma 


L'OUVRIER 


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fille  et  je  vous  dispense   désormais  d"y  songer.  Au  surplus,  vous 
allez  avoir  bientôt  d'autres  sujets  d'occupation... 
Il  reprit  plus  aft'ablement  : 

—  C'est  compris,  n'est-ce  pas,  pour  votre  départ  :  faites  votre 
valise,  bouclez  votre  inalle  et  atlcndez-nioi  h  l'hôtel...  .le  ne  vous 
retiens  pas  à  déjeuner...  j'ai  alTairo;  niais  nous  pourrons  dîner 
ensemble  au  buffet  de  la  gare... 

Henry  Kinburn  s'était  levé,  jugeant  inutile  d'insister  et  préfé- 
rant, d'autre  part,  ne  pas  prolonger  la  séance,  car  il  ne  se  sentait 
pas  très  maître  de  lui... 

Ayant  donc,  une  dernière  fois,  serré  la  main  de  son  oncle, 
il  descendit  les  marches  du  perron,  longea  la  pelouse  et,  ayant 
Iranclii  la  grille,  prit  la  route  qui  descendait  vers  Cannes;  il 
marchait  tout  doucement,  cherchnnt  à  comprendre  le  sens  des 
énigmatiques  paroles  prononcées  parle  lord  :  le  mariage  d'Edwidgc 
avec  son  ami  équivaudrait  à  la  mort  de  l'individu  que  Jean  et  lui 
avaient  décroché  la  veille... 

Tout  à  coup,  comme  il  avait  fait,  depuis  la  grille  de  la  villa, 
une  cinquantaine  de  pas,  il  s'arrêta  net,  s'entendant  appeler  par 
son  nom;  il  releva  la  tète  et  aperçut,  entre  les  branches  d'un 
mimosa  qui  dressait  sa  verdure  fleurie  au-dessus  du  mur  de  la 
propriété,  la  figure  pâle  de  sa  cousine. 

—  Edwidge  !  s"exclama-t-il,  tout  surpris  et  inquiet  en  même  temps. 

—  Je  vous  attendais,  Henry,  fil  la  jeune  fille  d'une  voix  qui 
tremblait  un  peu  ;  tout  à  l'heure,  à  travers  les  volets  de  ma 
chambre,  j'ai  entendu  causer  sur  la  terrasse,  j'ai  reconnu  votre 
voix,  j'ai  prêté  l'oreille...  et  alors  je  me  suis  vite  habillée  pour 
venir  vous  guetter  au  passage... 

—  Et  vous  avez  bien  fait...  car.  précisément,  je  pensais  à  vous 
et,  peut-être,  pourrez-vous  m'expliquer  ce  que  votre  père  a  voulu 
dire  tout  à  l'heure... 

La  jeune  fille  poussa  un  gros  soupir  et  murmura  : 

—  C'est  épouvantable...  Henry;  si  vous  saviez... 

—  Parlez  vite...  voyons;  cet  homme  que  nous  avons  ramené 
hier,  avec  Jean,  votre  père  le  connaît,  n'est-ce  pas...  et  vous  aussi? 

—  Oui;...  c'est  un  fermier  de  là-bas...  qui  nous  a  sauvé  la  vie, 
à  mon  père  et  à  moi...  et  qui  est  venu  en  Europe,  amené  par 
M.  Stuck,  celui  qui  vous  accompagnait  quand  vous  êtes 
revenus  à  la  villa... 

Henry  Kinbm'n  s'écria  : 

—  J'y  suis  maintenant  ;  il  vous  a  sauvé  la  vie,  et  vous,  par 
reconnaissance,  vous  vous  croyez  obligée  de  l'aimer... 

—  Ahl  ne  dites  pas  cela,  Henry...  ne  vous  rappelez- vous 
donc  plus  ce  que  j'ai  dit  hier  à  M.  de  Brey...  Oh  I  non,  je 
ne  l'aime  pas;  au  contraire...,  oui,  c'est  bien  mal,  je  le  sais... 
mais  il  me  semble  que  je  le  déteste... 

—  .\lors...  je  ne  vois  pas...  et  puis,  non  ce  n'est  pas  possible, 
la  fille  de  lord  Cornallett  ne  peut  pas  épouser  un  fermier  boer... 

—  C'est  bien  aussi  ce  que  je  me  disais  pour  me  rassurer, 
car,  depuis  le  jour  où  cet  homme  est  entré  dans  ma  vie,  j'ai  une 
appréhension;  mais  il  y  a  certainement  quelque  chose  que  je  ne 
sais  pas  et  qui  donne  à  cet  homme  une  grande  force,  car  mon  père 
cl  ce  John  Stuck  sont  dans  sa  dépendance... 

Le  front  de  Kinburn  était  devenu  soucieux,  tandis  que  ses  pru- 
nelles bleues  reflétaient  une  grande  surprise. 

—  Oui...  oui...  murmura-t-il,  se  parlant  à  lui-même...,  ce  doit 
être  cela...  et  quand  lord  Cornallett  m'a  dit  tout  à  l'heure  qu'un 
mariage  avec  Jean  équivaudrait  pour  lui  à  la  mort  de  cet  individu... 

Brusquement,  il  s'interrompit,  réfléchit  quelques  secondes  et  dit: 

—  Écoutez,  Edwidge,  je  vais  vous  annoncer  une  nouvelle  que 
vous  devez  être  censée  ignorer  :  selon  toute  probabilité,  je  vous 
rejoindrai  au  Transvaal;  il  serait  trop  long  de  vous  expliquer  et 
puis,  d'ailleurs,  cela  ne  vous  intéresserait  pas  ;  mais  enfin,  je  vais 
partir  et  au  moins  vous  ne  serez  pas  seule  pour  vous  défendre... 

La  pauvre  Edwidge  soupira. 

—  Me  défendre,  Henry;  croyez-vous  que  j'y  songe?  Mon  père 
est  mon  père  et  je  dois  lui  obéir... 

—  Mais  c'est  votre  bonheur  dont  il  s'agit!... 

—  C'est  mon  père... 

—  C'est  du  bonheur  de  Jean  qu'il  s'agit  aussi  .. 

—  Jean!...  Ah  !  mon  Dieu!...  c'était  poiu-vous-prierde  lui  dire 
que...  si  je  ne  dois  pas  le  revoir,  ma  pensée  sera  avec  lui  toujours... 
toujours,  et  que  devant  la  force  des  choses  seule,  mon  cœur  a  dû  se 
taire... 

Les  sanglots  l'étouffaient  et  elle  ne  put  continuer. 

—  Edwidge,  dit  le  jeune  homme  tout  attendi'i,  ce  n'est  point 
de  pleurer  qui  arrange  les  choses  ;  il  faut  être  vaillante  et  vous 
rappeler  ce  que  vous  avez  dit  hier  à  ce  pauvre  Jean  :  «  Ce  que  femme 
veut.  Dieu  le  veut.  » 

—  Hélas!  je  le  voyais  si  chagrin,  que  je  ne  voulais  pas  le  lais- 
ser partir  sans  essayer  de  le  consoler  un  peu  ;  mais  j'ai  bien  vu 
hier  que  la  volonté  de  mon  père  était  de  me  marier  à  cet  homme... 

Henry  Kinburn  mettait  en  ce  moment  ses  favoris  dans  une 
terrible  situation,  leur  imposant  un  martyre  épouvantable. 

—  Voyez-vous,  Edwidge,  dit-il  enfin,  il  ne  faut  pas  désespérer; 
comme  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  je  vais  partir  là-bas,  je 
vous  y  retrouverai  et  ce  sera  bien  le  diable  si,  à  nous  deus,  nous 
n'arrivons  pas  à  nos  fins 


La  jeune  fille  poussa  un  soupir  qui  trahissait  son  scepticisme  à 
ce  sujet. 

—  Dieu  vous  entende,  Henry,  muiuiura-l-elle;  mais  j'ai  grand'- 
peur... 

—  S//  Gnd!  quelle  poltronne  vous  faites,  petite  cousine  :  heu- 
reusement que  je  serai  là,  moi,  et  que  je  vous  réconforterai  ;  vous 
savez  que  j'ai  la  tête  dure,  eh  bien!  j'y  ai  mis  depuis  longtemps 
que  j'aurais  mon  ami  Jean  comme  cousin...  Là-dessus,  je  vous 
quitte  en  vous  disant  au  revoir,  bientôt,  là-bas... 

La  pauvre  Edwidge  lui  envoya  du  bout  de  ses  Jolis  doigts  un 
amical  baiser,  et  il  s'éloigna,  pressé  d'aller  retrouver  à  l'hôtel  Jean 
de  Brey  pour  lui  faire  part  des  nouvelles  qu'il  venait  d'apprendre, 
sans  se  douter  que  son  court  entretien  avec  sa  cousine  avait  eu  un 
témoin. 

Ce  témoin  n'était  autre  que  John  Stuck:  celui-ci,  après  une 
nuit  passée  tant  bien  que  mal  sur  un  canapé,  auprès  du  lit  impro- 
visé de  Guillaume  Brey,  s'était  éveillé  de  bonne  heure  et,  incapable 
de  se  rendormir,  était  allé  faire  un  tour  dans  le  parc. 

Or,  comme  il  déambulait  à  travers  les  allées,  se  relournant  la 
cervelle  dans  tous  les  sens  pour  tâcher  de  comprendre  le  motif  qui 
avait  pu  pousser  Guillaume  à  l'acte  de  désespoir  qui  avait  failli 
causer  sa  mort,  voilà  que,  tout  à  coup,  il  aperçut  miss  Edwidge  sor- 
tant furtivement  de  la  maison  ?  un  moment,  elle  s'arrêta  sur  le 
seuil  de  la  petite  porte  de  service,  semblant  guetter  de  droite  et  de 
gauche  si  personne  ne  la  pouvait  apercevoir,  puis,  rassurée,  elle 
descendit  prestement  les  marches,  se  lança  dans  une  étroite  allée, 
dont  l'ombrage  la  dissimulait  aux  regards  indiscrets,  et  se  diri- 
gea vers  un  banc  de  pierre,  adossé  au  mur  de  clôture  du  parc  ;  une 
fois  là,  elle  grimpa  sur  le  banc  et,  les  coudes  appuyés  sur  la  crête 
de  la  muraille,  le  visage  enfoui  dans  les  feuilles,  s'immobilisa. 

Intrigué,  comme  bien  on  pense,  John  Stuck,  immobile  ainsi 
qu'un  chasseur  à  l'affût,  ne  l'avait  pas  perdue  de  vue:  puis,  lorsqu'il 
l'avait  cru  bien  et  définitivement  installée,  il  s'était  avancé  à  pas 
de  loup,  avait  réussi  à  gagner,  sans  éveiller  son  attention,  un 
fourré  épais,  proche  du  banc  sm-  lequel  elle  était  perchée,  et  là, 
tapi,  avait  assisté  à  l'entretien  dont  il  n'avait  pas  perdu  une 
syllabe... 

On  juge  de  son  état  d'esprit  en  entendant  l'assurance  formelle 
donnée  par  Henry  Kinburn  à  sa  cousine  qu'il  la  défendrait  contre 
It's  combinaisons  matrimoniales  de  lord  Cornallett;  pour  un  peu, 
s'il  n'eut  eu  sur  lui-même  une  aussi  grande  force  de  volonté,  il 
aurait  surgi  de  sa  cachette  pour  demander  à  Kinburn  de  quel 
droit  il  se  mêlait  des  affaires  qui  ne  le  regardaient  pas,  surtout 
pour  y  jouer  le  rôle  de  don  Quichotte. 

Mais  il  avait  réfléchi  qu'une  semblable  sortie  ne  servirait  de  rien 
et  qu'il  serait  bien  plus  adroit  de  sa  part  —  en  vertu  du  proverbe 
qui  dit  «  qu'un  bon  averti  en  vaut  deux  »  —  de  feindre  ne  rien 
savoir  pour  tirer  parti  du  renseignement  surpris. 

Un  bon  moment,  après  le  départ  de  la  jeune  fille,  il  resta  dans 
sa  cachette,  réfléchissant  à  ce  qu'il  convenait  de  faire  :  il  lui  parut 
d'abord  que  le  meilleur  moyen  de  se  préserver  des  attaques  pos- 
sibles de  Henry  Kinburn  était  de  les  prévenir  et  que,  pom'  triom- 
pher des  répugnances  de  miss  Edwidge,  le  mieux  était  de  ne  pas 
attendre  qu'elle  pût  les  appuyer  sur  le  concours  de  son  cousin. 

Conséquemment,  puisque  celui-ci  conseillait  à  la  jeune  fille  de 
Irainer  les  choses  en  longueur,  de  manière  à  ce  qu'il  n'y  eût  rien 
de  conclu  avant  le  départ  pour  le  Transvaal,  il  allait,  lui,  démon- 
trer à  lord  Cornallett  qu'il  était  de  toute  urgence  de  s'attacher 
(Guillaume  Brey  par  des  liens  indissolubles,  le  plus  tôt  possible... 

Ce  fut  avec  cette  opinion  très  arrêtée  qu'il  regagna  la  villa, 
quelques  instants  après  y  avoir  vu  disparaître  miss  Edwidge,  p'our 
s'entretenir  sans  tarder  avec  lord  Cornallett;  mais  celui-ci  était 
remonté  dans  sa  chambre  pour  faire  sa  toilette,  et  John  Stuck  dut 
se  résigner  à  attendre  sur  la  terrasse,  tou.'  en  dégustant  une  tasse 
de  thé,  dans  laquelle  il  trempa  une  douzaine  au  moins  de  tartines 
fortement  beurrées. 

Cela  fait,  accroupi  dans  le  fauteuil  de  lord  Cornallett,  il  s'ap- 
prêtait à  digérer  paisiblement  ce  premier  déjeuner,  quand  le  valet 
de  chambre  le  vint  prévenir  que  le  malade  le  demandait  sans 
tarder... 

On  juge  qu'il  se  leva  précipitamment  et,  presque  courant,  se 
précipita  dans  la  salle  de  billard  où,  à  sa  grande  stupéfaction,  il 
vit  Guillaume  Brey,  le  buste  relevé  sur  son  coude,  et  qui  guettait  la 
porte  par  laquelle  il  devait  entrer. 

En  l'apercevant,  le  jeune  homme  s'écria  d'une  voix  rauque  : 

—  Où  suis-je  ici?...  et  qu'est-ce  qui  s'est  permis  de  défaire  ce 
que  j'avais  fait? 

—  Qu'entendez-vous  par  là.  mon  ami?  demanda  John  Stuck; 
je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire,  à  moins  que  vous  n'ayez  l'inten- 
tion de  parler  du  nœud  de  cravate  que  vous  vous  étiez  mis  autoui' 
du  cou. 

Les  sourcils  du  jeune  homme  se  froncèrent,  dans  ses  prunelles 
bleues  un  éclair  brilla  et  il  grommela,  étreignant  le  drap  dans  ses 
doigts  crispés  : 

—  Ne  plaisantez  pas,  monsieur  Stuck  ;  pour  en  arriver  au  point 
où  j'en  suis,  il  faut  avoir  beaucoup  souffert  et,  dans  tout  pays,  la 
souffrance  doit  inspirer  quelque  pitié... 

Il  avait  dit  cela  d'une  voix  menaçante  qui  faisait  présager 


84 


L'OUVRIER 


quelque  éclat,  aussi  John  Stuck  crut-il  devoir  tenter  de  l'apaiser. 

—  Sans  doute,  et  vous  ne  me  faites  pas,  je  l'espère,  l'injure  de 
croire  que  je  ne  vous  plains  pas  de  tout  mon  cœur  ;  seulement,  je 
serais  curieux  de  savoir  quel  incident  a  pu  survenir  si  brusquement 
pour  vous  pousser  à  une  détermination  pareille... 

Sombre,  Guillaume  courba  la  tête  et  ne  répondit  pas;  John 
tenta  de  lui  prendre  la  main,  mais  le  jeune  homme  la  retira  avec 
une  brusquerie  tellement  significative  que  l'autre  jugea  inutile 
d'insister. 

—  Voyons,  poursuivit-il  néanmoins,  si  vous  ne  me  prenez  pas 
pour  conseiller,  à  qui  confierez-vous  vos  chagrins,  vos  desespoirs  ? 

Le  Boer  releva  les  yeux,  regarda  son  interlocuteur  bien  en  face 
et  dit  seulement  : 

—  Si  je  n'étais  l'un  des  propriétaires  de  Ferme  Elisabeth,  me 
porteriez-vous  tant  d'intérêt  que  cela?... 

—  Si  vous  n'espériez  arriver  par  moi  à  la  main  de  celle  que 
vous  aimez,  mettriez-vous  de  côté  votre  haine  contre  les  Anglais 
et  vous  feriez-vous  mon  allié  ? 

—  Celle  que  j'aime!...  s'écria  Guillaume,  dont  les  regards  étin- 
celèrent...,  celle  que  j'aimais,  voulez-vous  dire...,  car  je  ne  l'aime 
plus  et  c'est  pourquoi  j'ai  voulu  me  tuer...,  c'est  pourquoi  je  veux 
me  tuer... 

John  Stuck  le  considérait,  stupide,  ahuri,  ne  comprenant  pas 
un  traître  mot  à  cette  attitude,  à  ce  langage... 

—  Vous  n'aimez  plus  missEdwidgel  s'exclama-t-il  ;  alors,  je  ne 
vois  pas  bien  pourquoi  vous  avez  insisté  pour  venir  du  Transvaal 
icil... 

—  Parce  que,  lorsque  j'ai  quitté  l'Afrique,  je  ne  savais  pas  ce 
que  j'ai  su  depuis;  autrement,  je  me  fusse  tué  là-bas... 

Et,  s'étreignant  la  poitrine  comme  s'il  eût  voulu  s'arracher  la 
chair  : 

—  Ah!  maudit  soit  le  jour  où  j'ai  vu  cette  jeune  fille  pour  la 
première  fois  ;  maudit  soyez-vous,  vous  qui  m'avez  mis  au  cœur 
cette  folle  espérance  I... 

John  Stuck  se  croisa  les  bras  : 

—  Folle!  répéta-t-il,  pourquoi  folle;  la  situation  a-t-elle  donc 
changé  depuis  hier?...  Qu'avez-vous  appris  qui  ait  pu  si  brusque- 
ment... 

Guillaume  l'interrompit;  il  l'avait  saisi  par  le  poignet,  l'avait 
attiré  à  lui,  et  d'une  voix  brûlante  de  fièvre  : 

—  J'ai  appris  qu'elle  en  aimait  un  autre,  grondat-il,  et  voilà 
pourquoi  j'ai  tenté  de  me  tuer... 

John  Stuck  haussa  les  épaules. 

—  Pour  cela,  il  faut  que  vous  l'aimiez  bien,  alors...,  quoi  que 
vous  en  disiez... 

Le  jeune  homme  laissa  tomber  sa  tête  dans  ses  mains  et  sou- 
pira : 

—  Je  suis  un  misérable...,  un  lâche...  et  j'ai  menti  tout  à 
l'heure... 

Le  visage  de  John  Stuck  s'illumina  :  tout  espoir  n'était  pas 
perdu  et  il  s'écria  : 

—  A  la  bonne  heure;  voilà  comment  je  veux  vous  voir;  vous 
êtes  plus  dans  votre  rôle  que  lorsque  vous  vous  révoltez  en  pré- 
tendant avoir  arraché  de  votre  cœur  le  sentiment  que  vous  a  ins- 
piré miss  Cornallelt...  Vous  dites  que  tout  espoir  est  perdu...  Eh 
bien  1  moi,  je  vous  déclare  au  contraire  que  —  si  vous  savez  vou- 
loir —  elle  sera  votre  femme. 

Guillaume  attacha  sur  lui  un  regard  égaré  et  balbutia  : 

—  Ah!  monsieur  Sluck...  monsieur  Stuck...  ne  me  dites  point 
ces  choses...,  ma  décision  est  prise,  bien  prise,  de  mourir;  mais 
si  j'allais  hésiter...,  si  j'allais  espérer  à  nouveau. 

—  Eh  !  c'est  ce  que  je  veux,  par  tous  les  diables  1  Espérez,  lais- 
sez-moi faire,  et  vous  verrez  que  vous  n'aui'ez  pas  à  vous  en 
repentir... 

Comme  il  achevait  ces  mots,  la  porte  s'ouvrit  et  la  large 
silhouette  de  lord  Cornallett  apparut. 

—  Eh  bien  !  demanda  le  lord,  dont  la  voix  laissa  percer  un  peu 
d'inquiétude,  comment  cela  va-t-il  ? 

—  Mieux...  bien  mieux...  et,  sauf  complications,  notre  ami  sera 
sur  pied  demain... 

—  Ah  I  mon  cher,  s'exclama  lord  Cornallett,  dont  le  visage 
devint  subitement  radieux,  que  cette  nouvelle  me  fait  plaisir... 

Et  il  prit  entre  ses  mains  la  main  de  Guillaume,  que  cette 
étreinte  laissa  absolument  froid. 

—  Ne  vous  hâtez  pas  cependant  de  vous  réjouir,  déclara  John 
Stuck,  car  notre  ami,  aussitôt  rétabli,  a  l'intention  de  recom- 
mencer... 

Le  regard  du  lord  s'effara  ;  de  nouveau,  son  visage  se  trans- 
forma, et  il  balbutia  : 

—  Il  veut  recommencer  à... 

Et,  tellement  suffoqué  qu'il  lui  fut  impossible  de  continuer  sa 
phrase,  il  la  termina  par  un  mouvement  du  moins  éloquemmeut 
significatif. 

—  Parfaitement  ;  je  viens  de  causer  avec  ce  pauvre  garçon  et 
je  viens  d'apprendre  le  motif  qui  l'a  poussé  à  cet  acte  de  désespoir. 

—  Un  motif!...  quel  motif?...  il  est  jeune...  il  va  être  colossa- 
lement  riche...  il  a  donc  devant  lui  de  longues  années  de  bon- 
hoir...  Je  ne  comprends  pas... 


—  Son  seul  bonheur  serait  d'être  le  mari  de  miss  Edwidge, 
interrompit  nettement  John  Stuck:  et  c'est  parce  qu'il  désespérait 
de  jamais  être  agréé  par  vous  qu'il  a  tenté  hier  de  s'ôter  la  vie... 

Le  lord  eut  un  mouvement  de  recul,  impressionné  tout  d'abord 
par  cette  brusque  et  inattendue  déclaration;  mais  son  scepticisme 
naturel  reprenant  le  dessus,  il  murmura  : 

—  Pour  cela...  seulement!  En  véritél...  cela  en  vaut-il  la  peine?... 
Ruiner  une  aussi  considérable  entreprise  que  la  nôtre...  pour  cela... 

Il  ajouta  d'un  ton  rogue  : 

—  Singulier  associé  qui  se  ruine  et  ruine  les  autres  pour  une 
semblable  futilité...  alors  surtout  qu'il  n'y  a  aucune  raison  pour 
désespérer... 

Le  visage  caché  dans  ses  mains,  le  Boer  était  immobile. 

—  Il  doit  y  en  avoir,  mon  cher  lord,  affirma  alors  John  Stuck... 
Mon  ami  Guillaume  n'est  point  d'un  caractère  à  faire  ainsi,  sans 
motif,  un  semblable  coup  de  tête  ;  et  qui  plus  est,  ce  motif  doit 
subsister  encore,  puisqu'il  parle  de  recommencer  demain... 

Et  comme  le  jeune  homme  était  plongé  dans  une  méditation  si 
profonde  que  ce  qui  se  disait  à  ses  côtés  lui  paraissait  étranger, 
John  prit  lord  Cornallett  par  le  bras,  l'emmena  à  quelques  pas  du 
lit,  et  là,  lui  mettant  les  mains  sur  l'épaule  pour  lui  mieux  plonger 
dans  les  yeux  son  regard  aigu  : 

—  Si  aujourd'hui  même  vous  ne  lui  promettez  pas  la  main  de 
votre  fille,  il  nous  échappera,  et  Ferme  Elisabeth,  et  peut-être  bien 
aussi  la  combinaison  que  je  suis  allé  proposer  hier  à  Stanislas 
Rudert... 

Le  visage  du  lord  s'effara,  et  il  murmura  : 

—  Mais,  je  ne  demande  pas  mieux...  non  certes,  je  ne  demande 
pas  mieux...  Mais  c'est  miss  Edvpidge... 

—  Une  fille  ne  doit  avoir  d'autre  volonté  que  celle  de  son  père, 
déclara  sentencieusement  John  Stuck..., et  puis,  pour  lui  rendre  la 
résignation  plus  facile,  vous  pouvez  lui  conter  que  vous  êtes  perdu 
sans  ressource,  que  ce  mariage  est  votre  seule  branche  de  salut... 
que  Dieu  commande  d'aimer  ses  parents  par-dessus  tout,  que... 

Lord  Cornallett  l'interrompit  d'un  geste  autoritaire. 

—  Bien...  fit-il,  en  voilà  assez;...  je  sais  ce  que  j'ai  à  lui  dire, 
c'est  mon  affaire  et  non  la  vôtre...  Mais  s'il  nous  trompe... 

Et  il  hochait  la  tête  vers  le  lit. 

—  Lui,  s'exclama  John  Stuck,  nous  tromperl...  Jamais... 
Ça  n'a  pas  de  civilisation!  c'est  franc  comme  l'or... 

—  Soit;  mais  une  fois  retourné  dans  son  milieu,  qui  m'assure 
qu'il  ne  retombera  sous  l'influence  des  siens  et  que  j'aurai  alors 
vainement  sacrifié  ma  pauvre  enfant...  pour  n'en  retirer  aucun 
bénéfice? 

—  Je  ne  pense  pas...,  mais  enfin,  tout  le  monde  peut  se 
tromper;  aussi  vous  ai-je  dit,  non  de  la  lui  donner,  mais  de  la  lui 
promettre  seulement...  De  la  sorte,  nous  en  ferons  ce  que  nous 
voudrons...  et  si,  le  coup  une  fois  fait,  le  sacrifice  paraissait  trop 
pénible  à  miss  Cornallett...,  eh  bien!  mais...,  promettre  et  tenir 
sont  deux... 

Pour  prononcer  ces  dernières  paroles,  l'agent  de  la  Chartered 
avait  baissé  la  voix,  et,  dans  ses  prunelles,  une  lueur  pleine  de  mali- 
cieuse fausseté  avait  lui  ;  mais  alors  son  interlocuteur,  se  redres- 
sant avec  une  sincère  indignation,  répliqua  : 

—  Pour  qui  donc  me  prenez-vous,  monsieur  Stuck?  je  suis  un 
honnête  homme  et  ma  parole  une  fois  donnée  vaut  signature. 

Cela  dit,  il  écarta  John,  marcha  droit  vers  le  lit  et  posa  son 
index  sur  l'épaule  du  malade  qui  releva  la  tête. 

—  Mon  cher  monsieur  Brey,  dit-il,  votre  ami,  M.  Stuck,  vient 
de  me  faire  part  de  vos  sentiments  à  l'égard  de  miss  Edwidge  ; 
je  suis  infiniment  flatté  de  votre  recherche  et  je  ne  vois  pour  ma 
part  aucun  inconvénient  à  ce  que  les  liens  de  la  reconnaissance 
qui  nous  attachent  à  vous  se  transforment  en  liens  plus  étroits. 

—  Serait-il  possible!  balbutia  le  pauvre  garçon  enjoignant  les 
mains... 

—  Si  possible  qu'aujourd'hui  môme,  si  vous  êtes  en  état  de 
vous  lever,  je  vous  présenterai  officiellement  à  elle... 

—  Mais...,  insinua  le  Boer,  dont  le  visage  s'assombrit  soudain, 
si  miss  Edwidge  refusait... 

A  cette  seule  supposition  qui  l'atteignait  dans  son  autorité 
paternelle,  lord  Cornallett  fut  sur  le  point  de  s'emporter;  mais  se 
caliBant,  il  répondit  avec  un  sourire  : 

—  En  vérité,  serait-ce  donc  la  peine  d'avoir  dépensé  pour 
l'éducation  de  ma  fille  plus  de  deux  cents  livres  par  an,  pendant 
huit  ans,  si  on  ne  lui  avait  même  pas  appris  l'obéissance  due  par 
les  enfants  aux  parents? 

Cette  manifestation  d'énergie  paternelle,  tout  en  calmant  le 
jeune  homme,  ne  le  rassurait  pas  complètement. 

—  Mais  si,  cependant,  miss  Edwidge... 

Alors  John  Stuck,  l'interrompant  brutalement,  lui  dit  : 

—  Avec  des  «  si  »  et  des  «  mais  »  on  irait  jusqu'au  bout  du 
monde,  et  vous  n'avez  besoin  que  d'iiller  jusqu'.n  la  mairie;  donc... 

Il  arrêta  là  sa  phrase,  prit  un  air  aimable  et  d'un  ton  cérémo- 
nieux : 

—  Mon  cher  ami,  dit-il,  tous  mes  compliments  et  mes  vœux 
pour^volre  bonheur! 

{La  suite  au  prochain  numéro.)  Georges  Le  Faurb 


L'OUVRIER 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOT' 

Par  JEAN  DRAULT 


XI  {Suite) 

INE    XOirVELLE     PIÈCE     DE     BIDOUILLE 

Une  grosse  femme  passa  dans  les  rangées  des  bancs  et  des  chai- 
ses et  perçut  les 
places.  M.  Dufuret, 
le  colonel  Pana- 
chard  et  Chapuzot 
reconnurent  la 
veuve  Barbotte. 

—  C'est  épa- 
tant, dit  Chapuzot. 
Ils  ne  sont  pas 
encore  en  ménage 
et  ils  sont  déjà  asso- 
ciés. C'est  la  mère 
Barbotte  qui  tient 
la  caisse. 

Etilslasaluèrent 
lorsqu'elle  passa, 
près   d'eux. 

—  Bonjour, 
mame  Bidouille, 
fit  le  colonel.  Et 
qu'est-ce  qui  tient 
laboutiquependant 
que  vous  êtes  là  à 
faire  payer  les 
places?... 

—  Hé  !...  Il  y  a  ma  sœur,  donci  répondit  a  veuve  Barbotte.  .Je 
suis  sûre  d'elle,  et  j'aime  mieux  être  ici  à  surveiller  Bidouille. 
Voyez-vous,  m'sieu    le    colonel,    les   hommes, 

c'est  si  vicieux!...  Ça  travaille  touteunejournée, 
et  ça  se  pocharde  avec  son  gain!...  Mais  vous 
ne  m'avez  pas  payé  vos  places! 

—  C'est  juste!...  fit  M.  Dufuret  qui  tendit 
dis  sous. 

—  C'est  quat'sous  par  place!  répliqua  la 
douce  fiancée  de  Bidouille. 

—  C'te  blague  !  objecta  Chapuzot.  J'ai  vu 
une  nounou  qui  a  donné  deux  sous  pour  son 
gosse,  tout  à  l'heure! 

—  Eh  ben?...  Etaprès?...  interrogealaveuve 
Barbotte.  Vous  ètes-t-y  des  gosses,  par  hasard, 
vous  trois?,.. 

—  Que  non!...  Je  ne  crois  pas,  du  moins, 
en  avoir  l'air!...  fit  doucement  M.  Dufuret. 

—  Et  moi,  déclara  Panachard,  en  exhibant 
son  crâne  dépourvu  de  cheveux,  je  me  ferais 
difficilement  passerpourun  moutard  au-dessous 
de  douze  ans,  pas  vrai,  la  mère  Bidouille? 

Cela  fit  tordre  Chapuzot  qui  s'écria  : 

—  Pour  ça,  non,  mame  Bidouille,  nous 
n'avons  pas  plus  l'air  d'être  des  junesses  que 
vous. 

—  Allons!...  Donnez-moi  vos  quat'  sous!... 
Ça  va  commencer,fitlaveuveBarbottequi, après 
avoir  reçurargent,sehàta  de  terminersa  tournée. 

Aussitôt,  la  toile  se  le^a.  Un  polichinelle  aux  habits  rouge  et 
bleu,  pailletés  d'or,  au  bicorne  étincelant,  vint  annoncer  aux  spec- 
tateurs, en  un  langage  incompréhensible,  tant  était  nasillard  le 
son  de  sa  voix,  que  la  pièce  qui  allait  être  représentée  était  inédite 
et  qu'elle  avait  pour  auteur,  M.  Bidouille,  ancien  directeur  du 
casino  de  Kotonou  (Dahomey). 

Le  pohchinelle  se  trémoussa,  fit  quelques  pirouettes,  poussa 
deux  ou  trois  cris  stridents  et  plongea  la  tète  la  première  dans  le 

dessous  du  théâtre. 
Alors,  commen- 
ça la  pièce.  M  Du- 
furet,  dont  l'atten- 
tion était  absorbée 
par  des  préoccupa- 
tions exclusivement 
'  v^,  " -'';:CX      scientifiques,     s'en- 
\W^  JX^^>,  'fi^flit  appeler    par 
'   "■    ^-""-*^-  une  voix  aigre  : 

—  Monsieur  Du- 
furet !  Monsieur  Du- 
furet I 


Vous  ne  pouvez  pas  le  nierl.. 


/   ÎV-, 


if  Voir  VOuvfier  denuis  le  S  ma;  iS3G. 


—  (Jii'ya-t-il?... 
-Me  voilà  !... 

Et  le  petit 
savant  se  leva, 
regardant  adroite 
et  à  gauche,  d'un 
air  effaré,  tandis 
que  tous  les  spec- 
tateurs, enfants, 
parents  et  nou- 
nous, et  même  les 
pioupious  rangés 
derrière  la  ficelle 
de  l'enceinte,  écla- 
taient de  rire. 

—  .\sseyez- 
vous,  nom  d'un 
pétard  !  lui  cria  le 
colonel  en  le  tirant 
par  les  basques  de 
sa  redingote. 
.\sseyez-vous  ! . . . 
Vous  nous  faites 
remarquer!... 

—  Enfin!...  On  m'a  appelé!... 
insista  l'éruditen  s'asseyant. 

—  Voyons,  monsieur  Dufuret!...  expliqua  Chapuzot,  vous  ne 
voyez  pas  que  c'est  une  farce  de  Bidouille?...  Il  a  une  ipetite  dent 
conti-e  vous,  Bidouille!...  Regardez  la  pièce... 

M.  Dufuret,  docile,  regarda  les  marionnettes,  et  il  vit  une  petite 
bonne  femme,  au  classique  bonnet  de  portière,  au  visage  enluminé, 
au  nez  exubérant  qui  appelait  encore,  en  se  tournant  du  côté  de  la 
coulisse  : 

—  Monsieur  Dufm-et!...  monsiem*  Dufuret!... 

Et  avant  que  le  savant,  muet  de  surprise,  se  fût  récrié,  une 
marionnette  ventrue,  et  dont  les  traits  rappelaient  d'un  peu  loin 
le  membre  de  l'.Vcadémie  de  Cricquebœuf,  apparut  en  éternuant 
d'une  façon  violente.  Cette  marionnette  était  drapée  d'une  étoffe  à 
ramages  qui  avait  la  prétention  de  figurer  une 
robe  de  chambre,  et  sur  sa  tête  se  dressait  un 
bonnet  de  coton,  tandis  que  ses  deux  mains  de 
bois  serraient  l'une  contre  l'autre  un  bougeoir 
allumé  qu'elle  déposa  sur  le  rebord  du  théâtre. 
Alors  s'engagea  le  colloque  suivant  : 
M.  Dufuret.  —  Voyons  ! . . .  Voyons  ! . . .  madame 
Pipelet.  Pourquoi  m'appeler  avec  de  pareils 
cris  ? 

Mme  Pipelet.  —  Parce  que  j'ai  une  lettre 
pour  vous  I 

M.  Dufuret.  —  Et  voilà  pourquoi  vous 
me  dérangez?...  En  vérité,  madame  Pipelet, 
vous  n'avez  pas  la  trouille!...  Et  c'est  pour 
me  remettre  une  lettre  que  vous  me  dérangez 
dans  mes  travaux?... 

Mme  Pipelet.  —  Tiens!...  Je  me  dérange 
bien  dans  les  miens,  moi,  pour  vous  donner 
vos  lettres!... 

M.  Dufuret.  —  Vous  n'allez  cependant  pas, 
madame  Pipelet,  comparer  vos  travaux  aux 
miens?...  Vous  balayez  l'escalier,  vous  secouez 
les  tapis,  vous  videz  les... 

Mme   Pipelet.    —   Dites   donc  que  c'est  pas 
...  utile,  ça?... 

M.  Dufuret.  —  Je  ne  dis  pas  que  ce  n'est 
pas  utile,  mais  c'est  vulgaire,  c'est  sale,  c'est... 
pouah!  (Et  ta  petite  marionnette  se  secouait  dans  un  hoquet 
prolongé.) 

Mme  Pipelet.  —  Vraiment!...  Ettasœur?... 
M.  Dufuret.  —  Mais  elle  va  bien,  madame  Pipelet,  elle  va  très 
bien,  je  vous  remercie.  Je  vous  disais  donc  que  ce  n'était  pas  In 
peine  de  me  dé- 
ranger dans  mes- 
occupations  ! . . . 
Je  suis  un  grand 
savant,      moi, 
madame  Pipelet, 
un    très     grand 
savant  !...      Je 
passe  mes   nuits 
à  étudier... 

Mme  Pipelet. 
—  C'est  donc 
pour  ça  que  vous 
vous  mettez  en 
bonnet  de  coton 
et  en  chemise 
de    nuitt...  '  Et 


^^™^;^^™J_;;^^J;;^^ 


eti 


LOUVRIER 


quoi     que    c'est,     comme     ça,     que     vous     étudiez?... 

M.  DrFURET.  —  J'étudie  la  vie  d'un  sei'gtMil  célèbre  d'il  y  a 
cent  ans!...  11  n'y  a  que  moi  qui  la  connaisse  au  monde,  la  vie  de 
ce  sergent  !...  11  était  dans  l'armée  sous  Louis  XVI! 

Mrae  Pipelet.  —  Ah  !...  comme  ça  se  fj'ouvc  !...  Moi,  j'ai  mon  fils 
qui  est  aussi  sergent,  au  SOe  d'infanterie;  oui,  monsieur  Dufuret, 
et  il  n'y  a  aussi  que  moi  qui  la  connaisse,  sa  vie,  ah  I...  le  mau- 
vais sujet!...  Il  a  fallu  que  je  lui  envoie  hier  encore  cent  sous, 
rapport  à  ce  qu'il  avait  perdu  son  fusil!...  Il  perd  tout,  cet 
enfant-là  !... 

M.  DuFCRET.  —  Mais  ça  n'est  pas  la  même  chose,  madame 
Pipelet,  votre  fils  est  vivant,  lui  ;  moi,  mon  sergent  est  mort, 
depuis  cent  ans.  Mais  je  l'aime  toiii  comme  s'il  était  mon  fils. 
Nous  autres  savants,  voilà  comme  nou^  sommes! 

A  la  suite  de  ce  dialogue,  la  concierge  s'en  allait,  laissant 
M.  Dufuret  tout  seul.  Et  voilà  que  le  diable  apparaissait  à 
M.  Dufuret  par  un  phénomène  que  Bidouille,  pressé  d'entrer  dans 
le  vif  delà  pièce,  n'essayait  même  pas  d'expliquer. 

Et  le  diable  disait  à  M.  Dufuret,  un  peu  épouvanté  d'abord, 
mais  qui  se  remettait  par  degrés  : 

—  Je  suis  Satan  et  je  peux  tout  au  monde.  Qu'est-ce  que  tu 
désires  le  plus  au  monde?... 

—  Voir,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  le  sergent  dont  j'étudie  la  vie! 
répondait  sans  hésiter  M.  Dufuret. 

—  Et  qu'est-ce  que  tu  me  donneras,  en  échange? 

—  Ce  que  tu  voudras,  messire  Satan  1...  Cent  sous,  par 
exemple!... 

—  Ce  n'est  pas  assez  !  répondait  le  roi  des  enfers  qui,  se  souve- 
nant probablement,  lui  aussi,  du  temps  qu'il  avait  passé  à  la 
caserne,  ajoutait  :  Il  me  faut  ton  âme!...  Oui!...  Ton  âme  et  tes 
bons  de  tabac!... 

M.  Dufuret  qui  n'avait  jamais  été  soldat,  ignorait  ce  que  c'était 
qu'un  bon  de  tabac.  Il  avait  un  soliloque  de  quelques  minutes  : 

—  Mon  amc!...  disait-il.  Mon  âmcl...  lîahl...  Je  peux  tou- 
jours bien  lui  promettre.  Quand  j'aura;  vu  mon  sergent,  je  m'ar- 
rangerai de  façon  à  faire  déchirer  le  papier.  Pour  les  bons  de 
tabac,  j'en  achèterai  aux  soldats  tant  que  j'en  voudrai!... 

Et  il  signait  le  papier. 

Alors  Satan  demandait  d'une  voix  de  rogomme  : 

—  Le  sergent  que  tu  veux  voir,  quand  vivait-il  ? 

—  Sous  Louis  XVLpour  vous  servir. 

—  Il  est  rudement  de  la  classe,  alors  !...  déclarait  Satan... 

Et  si  le  jeune  public  duA'rai  Guignol  ne  comprenait  pas  toute 
la  saveur  de  cette  remarque,  en  revanche,  les  pioupious  accrochés 
à  la  ficelle  de  l'enceinte,  et  dont  Bidouille  recherchait  particu- 
lièrement les  approbations,  la  soulignèrent  d'applaudissements 
unanimes. 

—  Et  comment  s'appelait-il  ton  sergent?...  demandait  encore  le 
roi  des  enfers. 

—  Bras-d'acier I...  répondait  M.  Dufuret. 

Alors,  Satan  prenait  un  bâton,  décrivait  des  moulinets  elïrayants 
devant  lesquels  l'érudit  se  reculait,  effrayé. 

Et  il  prononçait  trois  mots  magiques  :  Caramba!  Carambi! 
Carambo!...  Et  chacun  de  ces  mots  était  souligné  d'un  coup  de 
bâton  sur  le  crâne  du  savant,  ce  qui  déridait  le  jeune  auditoire. 

M.  Dufuret  se  frottait  encore  la  tète  que  Satan  avait  disparu  en 
criant  :  «  Voilà  l'onjore  de  celui  que  tu  voulais  voir!  Voilà  Bras- 
d'acieri...  » 

Le  savant  apercevait  alors  en  face  de  lui  une  marionnette  cos- 
tumée en  brigand  calabrais  mâtiné  de  huguenot  de  la  Saint-Bar- 
thélémy, car  Bidouille  ne  possédait  que  de  vagues  notions  sur  l'uni- 
forme des  gardes-françaises. 

Et  ce  Bras-d'acier  était  des  plus  mal  embouchés,  car  M.  Dufuret 
lui  avait  dit  très  poliment  : 

—  Bonjour,  sergent  Bras-d'acier!... 
Et  l'antique  sous-off  répondait  : 

—  Comme  ça,  c'est  toi  qui  viens  me  déranger  dans  les  enfers 
où  que  je  faisais  l'instruction  des  ceusses  qui  n'ont  pas  été  au  ser- 
vice pendant  leur  vie?...  Payes-tu  la  goutte,  au  moins?. T. 

—  Mais  certainement,  sergent  Bras-d'acier!...  Seulement, 
auparavant,  je  voudrais... 

—  C'est  bon!...  ripostait  Bras-d'acier.  Pas  tant  d'histoires!...  La 
goutte  d'abord!.. .  Après  ça,  je  vais  te  faire  faire  l'exercice!...  Ah  !... 
tu  vas  pivoter,  vieille  baderue!... 

—  Vieille  baderne!...  protestait  M.  Dufuret. 

—  La  goutte!...  La  goutte!...  braillait  Bras-d'acier  qui  s'armait 
instantanément  d'un  énorme  bâton. 

Alors,  Dufuret  filait  et  revenait  avec  une  bouteille  que  Bras- 
d'acier  lampait  consciencieusement.  Puis  il  se  frottait  le  ventre  avec 
des  contorsions  qui  sont,  chez  les  marionnettes,  l'indice  d'une  jubi- 
lation sans  pareille. 

—  Et  maintenant!...  clamait-il.  A  l'exercice!...  Tiens,  bleu, 
prends  mon  bâton!...  J'en  ai  un  autre  plus  gros  pour  activer  ceux 
qui  font  les  feignauts  ! 

Le  savant  protestait  : 

—  Mais,  sergent  Bras-d'acier,  ce  n'est  pas  pour  ça  que  j'ai  prié 
M.  Satan  de  vous  faire  sortir  des  enfers!... 

—  Vraiment,  gros  bouffi!...  Je  me  demande  pourquoi,  alors, 


parce  que  tu  sais,  moi,  je  ne  sais  que  faire  faire  l'exercice  aux 
iileus!...  Sorti  de  portez  arme!  moi.  je  suis  comme  une  poule  qui 
a  perdu  ses  poussins,  t'entends,  gros  enflé!... 

—  Gros  enflé?...  Sergent  Bras-d'acier,  où  donc  avez-vous  été 
élevé?... 

—  Où  que  j'ai  été  élevé,  moi?...  Dans  la  ru,  u,  u,  e!.. 

—  Ça  se  voit!... 

—  Tiens,  ventru!... 

Et  un  coup  de  bâton  ponctuait  l'apostrophe, 
M.  Dufuret  se  frottait  de  nouveau  l'occiput  avec  des  lamentations 
bruyantes,  et  Bras-d'acier,  sans'pitié,'  lui  disait  ; 

—  Ah!...  tu  t'occupes  de  moi  sans  ma  permission!...  Ah!...  tu 
viens  me  relancer  jusqu'au  fond  des  enfers!...  Ah!...  tu  déranges 
un  militaire  gradé,  toi.  snle  pékin  !...  Eh  bien!...  c'est  moi  qui  vais 
m'occuper  de  toi  !...  El  du  diable  si  je  retourne  dans  les  enfers  avant 
que  tu  sois  capable  de  passer  caporal!...  Allons!  ..  Portez!... 
arme!... 

—  S'ou  plaît?...  fais.iit  M.  Dufuret. 
Vlan!...  Un  coup  de  bâton  lui  arrivait. 

—  C'est  pour  t'amollir  le  cerveau,  bleu!...  hurlait  Bras-d'acier. 
.\  présent,  arme  sur  l'épaule,  vite!... 

—  TTou!,..  ou!...  ou!...  gémissaitle  savant.  Qu'est-ce  que  vous 
dites,  monsieur  Bras-d'acier?... 

—  Je  dis  arme  sur  l'épaule,  vite!,..  Tourte,  buse,  pochetée!... 
Et  plus  vite  que  ça  !... 

M.  Dufuret,  persistant  à  ne  pas  comprendre,  recevait  une 
décoction  de  coups  de  bâton  à  rendre  épileptiques  de  joie  tous  les 
bambins!  Mais  c'étaient  surtout  les  tourlourous  cramponnés  à  ia 
ficelle,  qui  nageaient  dans  l'allégresse  de  ce  spectacle  sans  danger 
pour  les  mœurs  ni  pour  les  bourses. 

Tous  les  mouvements  du  maniement  d'armes,  Bras-d'acier  les' 
commandait.  Le  savant  les  exécutait  d'une  façon  ridicule  et  finis- 
sait par  recevoir  une  telle  correction,  qu'il  appelait  au  secours 
Satan  et  le  suppliait  de  renvoyer  dans  les  enfers  ce  bourreau  de 
Bras-d'acier. 

Satan  consentait,  mais  à  une  seule  condition,  une  seule. 

—  Laquelle?...  demandait  M.  Dufuret,  lamentable. 

—  C'est  que  tu  trouveras  une  femme,  lui  disait  Satan,  qui 
consente  à  l'épouser. 

—  Hélas!...  clamait  le  savant.  Quelle  femme  pourra  m'épouser? 
Je  suis  vieux  et  je  suis  chauve  comme  une  tête  de  veau!...  Qui 
donc  voudrait  de  moi?... 

—  Alors,  tu  auras  Bras-d'acier  attaché  à  tes  pas  pendant  deux 
jours  encore  !...  vociférait  Satan. 

Et  le  pauvre  M.  Dufuret  était  tout  heureux  de  trouver  une 
femme  qui  consentît  à  l'épouser  en  la  personne  de  Mme  Pipelet. 

Alors  Bras-d'acier  étaitemmené  par  Satan  qui  disait  au'savant  : 

—  Tu  viendras  en  enfer  à  ta  mort  et  tu  seras  en  purgatoire 
toute  ta  vie  ! 

—  Ça  t'apprendra,  concluait  le  terrible  Bras-d'acier,  à  l'occuper 
des  morts  qui  ne  t'ont  rien  fait!... 

Lorsque  le  rideau  se  fut  baissé  sur  la  morale  de  cette  pièce  d'un  • 
symbolisme  satirique  si  personnel,  le  colonel  Panachard  déclara 
qu'il  s'était  beaucoup  amusé  et  il  invita  Chapuzot  et  le  petit  père 
Dufuret  —  le  vrai,  en  chair  et  en  os  —  à  venir  féliciter  l'auteur. 

Justement  Bidouille  sortait  de  la  cabane  où  il  s'enfermait  pour 
manœuvrer  ses  personnages  et  demandait  à  sa  future  femme  à 
combien  se  montait  la  recette. 

—  Dix  francs!  fit  celle-ci. 

—  Dix  francs!  s'écria  Bidouille.  On  peut  jouer  comme  ça 
quinze  pièces  le  dimanche  et  sept  ou  huit  le  jeudi.  L'un  dans  l'autre, 
ça  fait  150  francs  le  dimanche,  et  dans  les  80  francs  le  jeudi.  Ca 
fait  subséquemment  dans  les  230  francs  par  semaine.  En  déduisant 
les  30  0/0  du  proprio,  resle  115  balles  par  semaines.  C'est  la 
fortune!... 

—  On  placera  ça  dans  des  fonds  sùrsl...  répondit  la  veuve 
Barbette.  Maintenant  que  j'ai  vu  ce  que  ton  Guignol  pouvait  rap- 
porter, on  peut  se  marier  dans  un  mois. 

—  Eh  bien!...  dit  Bidouille  au  colonel.  Ça  vous  a-t-il  plu,  ma 
pièce  d'ouverture?...  Et  vous,  monsieur  Dufuret,  ça  ne  vous  a  pas 
trop  embêté?...  Vous  savez  que  vous  pouvez  me  poursuivre  devant 
les  tribunaux,  ça  me  lancera  dans  le  public!... 

—  Je  me  suis  bien  gondolé!  dit  Chapuzot. 

—  Moi,  ajouta  Panachard,  j'ai  rigolé  comme  une  baleine  ! 
Quant  à  M.  Dufuret,  il  proféra,  gravement  : 

—  Monsieur  Bidouille,  je  vous  jure  que  j'étais  venu  là  dans  le 
but  très  sincère  de  m'instriiire.  Comme  je  vous  l'ai  dit,  l'érudition 
s'acquiert  partout;  toutes  les  manifestations  lui  sont  bonnes,  et  je 
croyais  trouver  dans  la  pièce  que  vous  nous  aviez  promise  quel- 
ques révélations  inédites  sur  la  vie  de  Bras-d'acier.  Au  lieu  de  ça, 
j'ai  vu  l'histoire  d'hier  et  celle  d'aujourd'hui  travesties  de  la  façon 
la  plus  saugrenue! 

—  C'est  pas  des  révélations,  ce  que  vous  avez  vu  dans  ma  pièce  ? 
s'écria  Bidouille.  Mallieur!...  Qu'est-ce  qu'il  vous  faut,  à  vous  !... 

—  Ce  qu'il  me  faut,  c'est  le  document  !  clama  M.  Dufuret,  le  docu- 
ment pur,  ni  tronqué,  ni  souillé  par  des  réflexions  du  genre  de... 

—  C'est  fait,  dit  Chapuzot,  les  documents  du  curé  de  Santeuil 
sont  chez  moi.  S'ils  sout  déchirés  on  les  recollera;  s'ils  sont  sales. 


L'OUVRIER 


on  les  nettoiera  avec  de  la  mie  de  pain.  Venez!...  Mon  grand-papa 
a  écrit  d'Italie  où  il  ripatonne  avec  Bonaparte. 

—  C'est  ça,  dit  Bidouille.  J'ai  justement  besoin  d'historiettes 
pour  faire  une  pièce  sur  Napoléon.  Faut  bien  suivre  le  courant, 
pas  vrai?... 

—  Si  vous  lui  faites  une  tête  comme  la  mienne,  à  Napoléon  ! 
së('ria  l'érudit,  ça  sera  du  propre!  .\h!  monsieur  Bidouille,  que 
vous  avez  l'esprit  peu  scientiflque  ! 

Ils  gagnèrent  le  cercle,  pressés  de  connaître  les  rapports  qui 
avaient  bien  pu  exister  entre  l'aieul  de  Chapuzot  et  le  général 
Bonaparte. 

{La  suite  an  prochain  numéro.)  Je.\n  Or-^clt. 


LA  DUCHESSE  CLAUDE 


Les  Veiltces  ih'S  Chaumières  commencent  aujourd'hui  la  publi- 
cation de  la  Duchesse  Claude,  grand  roman  historique  du  plus 
i;rand  intérêt.  L'auteur,  .M.  A.  de  Marligné,  n'est  pas  un  inconnu 
pour  nos  lecteurs;  c'est  lui  qui  a  écrit  ce  beau  roman  ifi-tilulé  FiV/? 
d'Israël,  qui  fit  grand  bruit,  il  y  a  quelques  ratris. 

L'action  de  la  Diichesse  Claude  se  déroule  durant  la  période 
de  la  régence  de  Louis  XV.  et  les  principaux  personnages  du  drame 
sont  coiTipromis  dans  la  célèbre  conspiration  de  Cellamare,  dont  la 
duchesse  du  Maine  tenait  tous  les  fils. 

Le  prix  d'abonnement  aux  Veillées  des  Chaumières  est  de  6  francs 
par  an.  On  trouve  les  numéros  de  ce  journal,  au  prix  de  3  cen- 
times, le  mercredi  et  le  samedi,  chez  tous  les  libraires  et  marchands 
de  journaux. 


CHRONIQUE   HEBDOMADAIRE 


LE  DINER  DE  G.\LX  DU  7    JUIN    A  L'.\MB.\SSiDE    FRANÇ.USE  DE  MOSCOl'.    — 
LES  f ÊTES  DU  SACRE. l'ENIRÉE  SOLE.NNELLE    DD    TSAR  A    MOSCOU. 

—  l'escorte  impériale.  —  LA  RETRAriE  DE  TROIS  JOURS.  —  LA  CÉRÉ- 
MONIE. —  .\CCL.\MATIO.NS  POPUL.URES.  —  DAIS  PORTÉ  PAR 32  GÉN-ÉRAUX. 

—  LES  ICÔNES  S.iCaÉES.  —  l'eMPERECR  S.USIT  l\  COURONNE  ET  LA 
POSE  SUR  SA  TÈTE.  —  LA  COMMUNION  SOUS  LES  DEUX  ESPÈCES.  — 
SALVES    d'artillerie.   —    LE  BANQUET. 

C'est  demain,  7  juin,  que  M.  le  général  de  Boisdeffre,  le  chef  delà 
Mission  française  envoyée  à  Moscou  pour  assister  au  couronnement 
du  tsar  Nicolas  II,  doit  offrir  le  grand  diner  de  gala  à  l'empereur 
et  à  l'impératrice,  ainsi  qu'aux  principaux  dignitaires  de  la  Coui'. 
La  France  n'a  l'ien  négligé  pour  donner  à  son  puissant  allié  le 
tsar,  un  éclatant  témoignage  de  ses  sympathies.  Un  crédit  d'un 
million  a  été  voté,  comme  on  le  sait,  par  la  Chambre,  pour  défrayer 
la  mission  extraordinaire.  Les  journaux  moscovites  nous  apprennent 
que  le  train  vraiment  royal  du  général  de  Boisdeffre  a  fait  sensation 
au  milieu  des  pompes  déployées  pendant  les  fêtes  du  couronnement. 
Le  tsar  s'est  montré  fort  touché  de  l'éclat  que  notre  gouvernement 
a  voulu  donner  à  la  cérémonie.  Le  choix  des  envoyés,  le  luxe  des 
voitures  de  M.  le  général  de  Boisdeffre  et  de  M.  le  comte  de  Monte- 
bello,  l'éclat  des  équipages,  la  tenue  des  gens  de  service,  etc.,  ont 
produit  le  meilleur  effet.  La  presse  russe  nous  apporte  en  même 
temps  le  compte  rendu  circonstancié  des  fêtes  du  sacre.  Nos  lec- 
teurs nous  sauront  gré  certainement  de  leur  résumer  ces  récits, 
pleins  de  détails  pittoresques. 

Dès  le  début  de  la  période  des  fêtes.  .Moscou  —  la  première 
capitale  de  la  Russie  dans  laquelle  est  toujours  consacré  le  sou- 
verain de  cet  immense  empire  —  offre  un  magique  coup  d'oeil. 
Le  Kremlin,  avec  ses  cathédrales  et  ses  tours,  et  particulièrement 
le  clocher  de  Saint-Jean  qui  le  domine,  est  pavoisé  de  drapeaux, 
décoré  de  tentures  et  sillonné  de  petites  lampes  électriques  de 
différentes  couleurs.  Les  rues,  surtout  celles  par  lesquelles  le  tsar 
doit  passer  pour  entrer  dans  sa  capitale,  sont  ornées  et  préparées 
pom"  l'illumination  nocturne. 

La  population  de  .Moscou  qui,  d'ordinaire,  ne  dépasse  pas  un 
million  d'âmes,  compte  à  l'heure  présente  le  double  d'habitants, 
sans  faire  entrer  dans  ce  total  les  régiments  de  la  garde  impériale 
appelés  de  toutes  les  garnisons  pour  contribuer  à  la  magnifleence 
de  la  fête. 

Voici  l'ordre  dans  lequel  les  cérémonies  se  succèdent. 

L'entrée  solennelle  de  S.  M.  l'empereur  à  Moscou  s'accomplit 
au  son  des  cloches  de  toutes  les  églises  de  la  ville  et  au  fracas  du 
canon.  Le  tsar  s'avance  à  cheval,  précédé  de  toute  sa  cour,  de  la 
noblesse,  des  représentants  de  toutes  les  contrées  qui  lui  sont  sou- 
mises, dans  leur  costume  traditionnel  :  des  députés  de  toutes  les 
villes  et  de  toutes  les  classes  sociales,  des  marchands  et  des  ouvriers 
avec  leurs  insignes,  et  de  plusieurs  escadrons  de  cavalerie.  Les 


deux  impératrices,  l'impératrice  mère  et  la  tsarine,  suivent  dans 
deux  magnifiques  carrosses  dorés,  que  traînent  huit  chevaux  capa- 
raçonnés. D'autres  voitures,  également  dorées,  conduisent  les  prin- 
cesses impériales  de  Russie  et  les  princesses  étrangères.  Six  che- 
vaux sontattelés  àchaque  voiture.  Le  cortège  de  l'empereur  est  formé 
parles  grands-ducs  russes  etles  princes  étrangers,  ainsi  que  par  la 
suite  et  les  ministres  du  souverain.  D'.Tulres  escadrons  ferment  'a 
procession,  augmentée  par  de  nombreuses  députatious  qui  se  joi- 
gnent au  cortège  du  tsar  i  mesure  que  l'enapereur  s'approche  du 
Kremlin. 


Devant  les  églises,  le  clergé  stationne  avec  des  urnes  d'eau 
bénite.  Les  soldats  sont  placés  le  long  du  chemin.  L'empereur  est 
salué  tour  à  tour  par  le  commandant  des  troupes,  par  le  général 
gouverneur,  par  le  gouverneur  civil,  par  le  maire,  par  le  maréchal 
de  la  noblesse,  par  le  commandant  du  Kremlin  et  par  le  çrand 
maître  du  palais  de  .Moscou.  Devant  la  porte  de  la  •  Résurrection  >, 
Sa  Majesté  s'arrête,  descend  de  cheval,  et,  entrant  dans  la  chapelle 
de  Noire-Dame  des  Ibères,  adore  et  baise  la  sainte  image  cfe  la 
protectrice  de  .Moscou.  L'impératrice  descend  de  voiture  et  suit 
l'exemple  de  son  mari.  Puis  la  procession  défile  et  entre  au 
Kremlin  par  les  portes  saintes,  —  tous,  l'empereurlepremier,  latêle 
découverte  par  respect  pour  la  sainte  image  de  No/fre-Seigneur 
qui  s'y  trouve.  Xu  Kremlin,  le  tsar  entre  dans  les  cathédrales  où 
il  est  rencontré  par  les  évêques;  il  vénère  et  baise  les  images  et  les 
reliques,  et  salue  les  tombeaux  de  ses  ancêtres. 

"Trois  jours  se  passent  ainsi  dans  le  recueillement  le  plus  pro- 
fond. Leurs  Majestés  se  préparent  i  la  confession  et  à  la  commu- 
nion. Pendant  ce  temps,  les  hérauts  annoncent  au  peuple  le  jour 
solennel  du  sacre  en  lisant  et  distribuant  un  manifeste  où  l'empe- 
reur conjure  ses  sujets  de  joindre  leurs  prières  aux  siennes  au 
moment  de  son  couronnement. 


Au  jour  fixé,  le  26  mai,  l'empereur  et  les  invités  se  rendent  à  la 
cathédrale  de  r.\s5omption.  Vers  neuf  heures,  tout  le  monde 
se  découvre  et  se  lève  ;  un  groupe  de  popes,  vêtus  de  chapes  d'or, 
vient  de  paraître  à  la  porte  de  la  cathédrale.  Précédé  de  la  croix, 
le  métropolite  de  Moscou,  suivi  de  ses  dignitaires  et  de  son  clergé, 
s'avance  en  bénissant  la  foule.  Au  moment  où  le  clergé  pénètre 
dans  le  temple,  soudain  d'immenses  acclamations  se  font  en- 
tendre, un  mouvement  se  produit  sur  le  perron  rouge  :  c'est  le 
grand-duc  héritier  Georges,  puis  sa  sœur,  la  princesse  .Xénia,  qui 
surgissent.  Précédés  de  chevaliers-gardes,  en  avant  des  princes  de 
la  famille  impériale,  des  officiers  de  leurs  maisons  et  des  demoi- 
selles d'honneur,  le  grand-duc  et  la  grande-duchesse  défilent  len- 
tement au  milieu  des  hourras,  jusqu'à  la  cathédrale,  à  la  porte 
de  laquelle  le  métropolite  les  reçoit  et  leur  offre  de  l'eau  bénite. 
Pendant  qu'ils  gravissent  le  perron  rouge,  trente-deux  colonels 
apportent  le  dais  impérial  dont  les  panaches  pompeux  se  balancent 
au-dessus  de  la  multitude. 

Les  trente-deux  colonels  abaniionnent  au  pied  du  perron  les 
montants  et  les  cordons  du  dais  qGi  doit  être  porté  par  trente- 
deux  généraux  pendant  toute  la  cérémonie  du  sacre.  .Mais  voici 
que  les  batteries  de  l'esplanade  tonnent.  Cent  et  un  coups  de 
canon  retentissent,  et  un  corps  de  trompettes  et  de  timba- 
liers, auxquels  répondent  aussitôt  les  musiques  militaii'es,  entoiDc 
l'hymne  national  et  donne  le  signal.  Pendant  que  l'artillerie 
ébranle  les  nues,  l'empereur  survient,  l'èvêtu  de  l'uniforme 
sévère  et  simple  de  général  aide  de  camp  :  tunique  noire,  bonnet 
d'astrakan  noir,  pantalon  à  baudes  rouges,  bouffant  dans  les 
bottes  à  l'écuyère. 

Il  donne  le  bras  à  l'impératrice,  charmante  dans  sa  robe  de 
drap  d'argent  dont  la  traîne  immense  est  portée  par  ses  pages. 


Les  souverains  descendent  l'escalier  rouge  et  se  placent  sous  le 
dais.  Le  cortège  s'avance  dans  l'o.-die  suivant  :  un  peloton  de 
chevaliers-gardes  de  l'impératrice,  quarante-huit  pages,  deux 
maîtres  des  cérémonies;  les  maires  des  communes  rm'ales,  les 
maires  des  chefs-lieux  de  gouvernements  de  l'Empire  et  des  deux 
capitales;  les  délégués  du  grand-duché  de  Finlande,  tous  les 
délégués  des  administrations  municipales  de  Moscou  ;  l'état-major 
de  la  circonscription  militaire;  la  magistrature,  les  chefs  des 
ministères,  les  délégués  de  la  noblesse  de  Pologne  et  les  maré- 
chaux de  la  noblesse  et  des  g  mvernements  de  l'Empire,  les 
membres  du  Sénat  dirigeant  et  du  Saint  Synode,  les  maîtres  des 
cérémonies;  des  hérauts  d'amies;  les  insignes  impériaux  :  la  grande 
couronne,  le  sceptre,  le  glaive,  l'étendard,  la  couronne  de  l'impé- 
ratrice, portés  par  les  'nauts  dignitaires  ;  un  peloton  de  chevaliers- 
gardes  de  l'impératrice,  les  grands  maréchaux  de  la  Cour;  et 
enfin,  porté  par  trente-deux  adjudants  généraux,  le  dais  sou= 
lequel  se  trouve  S.  M.  l'impératrice,  suivie  de  ses  dames  et  demoi- 
selles d'honneur.  les  aides  de  camp  généraux,  les  représentants  de 
la  haute  noblesse  de  l'Empire,  au  nombre  de  dix  seulement;  les 
grands  industriels  da  pays,  les  notables  du  commerce  do  .Moscou. 
et  un  peloton  de  chevafiers-gardes  de  l'impératrice. 


88 


L'OUVRIER 


Il  est  neuf  heures  trois  quarts.  Avec  une  solennelle  lenteur,  le 
cortège  s'achemine  vers  la  cathédrale,  y  entre,  et  ceux  qui  le 
composent  et  qui  ne  doivent  pas  rester  dans  la  basilique  la  tra- 
versent pour  se  reformer  en  ordre  à  la  porte  opposée.  Le  dais 
vient  d'arriver  à  la  grande  porte  et  s'arrête.  L'empereur  et  l'im- 
pératrice font  quelques  pas  en  avant,  et  tous  deux,  debout,  se 
tiennent  devant  le  métropolite  de  Moscou,  qui  les  harangue. 

La  cour  du  Kremlin,  à  ce  moment,  est  silencieuse  comme  une 
tombe.  Lorsque  le  métropolite  de  Moscou  a  fini  sa  harangue,  les 
métropolites  de  Novgorod  et  de  Saint-Pétersbourg  présentent  au 
couple  impérial  la  croix  à  baiser,  et  le  métropolite  de  Kiew  lui 
offre  l'eau  bénite.  Puis  l'empereur  et  l'impératrice  pénètrent  dans 
la  cathédrale. 

L'empereur  et  l'impératrice  vénèrent  et  embrassent  les  icônes 
célèbres  de  l'iconostase  et  montent  sous  le  dais,  pour  prendre 
place  sur  leurs  trônes. 

Sur  les  marches,  s'espacent  les  dignitaires  porteurs  des  insignes  ; 
derrière,  se  tient,  solennel  et  raide  au  port  d'armes,  le  colonel  des 
chevaliers-gardes  de  l'impératrice;  à  côté  de  lui,  les  chambellans 
qui  doivent  fixer  la  couronne  à  la  coiffure  de  l'impératrice. 

Les  popes  présentent  à  l'eraperem'  les  livres  saints,  et  le 
souverain,  après  avoir  récité  la  profession  de  foi  orthodoxe,  promet 
de  défendre  et  de  protéger  l'église  nationale.  11  revêt  ensuite  le 
manteau  impérial  et  passe  autour  de  son  cou  le  collier  de  Saint- 
André.  Puis,  sur  la  tête  du  souverain  incliné  devant  lui,  le  métro- 
polite de  Moscou  trace  lentement  le  signe  de  la  croix. 


Les  porteurs  d'insignes  s'approchent  ;  l'empereur  saisit  la 
grande  couronne  de  diamants  et  la  pose  sur  sa  tête;  de  la  main 
droite,  il  saisit  )e  scepti-e  ;  de  la  main  gauche,  le  globe  impérial. 
Un  frisson  d'attendrissement  parcourt  l'assistance  quand,  sur 
un  signe  de  son  époux,  l'impératrice  s'agenouille  devant  lui  sur 
un  coussin,  et  quand,  avec  une  majesté  suprême,  tempérée  par 
des  regards  de  tendresse,  l'empereur  prend  la  couronne  à  deux 
mains  et  la  pose  un  instant  sur  la  charmante  tête  courbée  devant 
lui,  pour  la  replacer  ensuite  sur  son  front,  et  remplacer  le  diadème, 
si  lourd  pour  une  tête  d'homme,  par  l'élégante  petite  couronne 
impériale  réservée  à  l'impératrice. 

Puis  l'empereur  reprend  ses  attributs  et  s'assied  à  côté  de 
l'impératrice  qu'on  a  revêtue,  elle  aussi,  du  manteau  impérial,  avec 
le  collier  de  Sainte-Catherine. 

L'archidiacre  proclame  à  haute  voix  Nicolas  II  empereur  de 
toutes  les  Russies  et,  à  cette  proclamation,  répondent  les  chœurs 
de  la  chapelle  impériale,  entonnant  le  Domine  Salvum. 

■  Les  chantres  de  la  chapelle  semblent  échappés  d'un  tableau  de 
Véronèse,  avec  leurs  grandes  chapes  de  velours  rouge,  galonnées 
d'or. 

.A  la  porte,  dans  la  cathédrale,  un  aide  de  camp  a  fait  un 
signe. 

Les  cloches  de  Moscou,  qui  s'étaient  tues  un  instant,  recommen- 
cent à  sonner,  et  une  nouvelle  salve  de  cent  et  un  coups  de  canon 
est  tirée  sur  l'esplanade,  tandis  que  le  Kremlin  tout  entier  semble 
s'effondrer  au  milieu  des  hourras. 

Le  clergé,  l'impératrice,  les  membres  de  la  famille  impériale 
adressent  alors  leurs  félicitations  à  l'empereur.  Puis  tout  le  monde 
s'agenouille  et,  seul  debout,  face  à  face  avec  le  Très-Haut,  dont  la 
majesté  semble  sortir  des  portes  mystérieuses  de  l'iconostase, 
l'empereur  prie  pour  la  nation. 

C'est  maintenant  au  tour  du  métropolite  de  Novgorod  de 
haranguer  l'empereur.  Après  son  petit  discours,  on  entonne  un 
Te  Deum,  puis  la  messe  commence,  pendant  laquelle  l'empereur 
ôte  sa  couronne.  La  lecture  de  l'évangile  terminée,  deux  des 
archevêques  présentent  le  saint  livre  à  baiser  à  Leurs  Majestés. 
Au  moment  où  l'on  chante  l'antienne  de  la  communion,  le  gouver- 
neur civil  de  Moscou,  assisté  de  deux  adjoints,  étend,  pour  le  passage 
du  souverain,  depuis  le  trône  jusqu'à  la  porte  de  l'iconostase,  une 
tenture  de  velours  cramoisi  et  brocart  d'or,  dont  les  archidiacres 
prolongent  les  extrémité.j  depuis  la  porte  sainte  jusqu'à  l'autel. 

Après  la  communion  du  clergé,  la  porte  sainte  est  ouverte  : 
deux  archevêques  s'avancent  de  l'autel  vers  l'empereur  et  lui 
annoncent  que  la  cérémonie  du  sacre  va  commencer.  L'empereur 
remet  l'épée  impériale  à  l'un  des  assistants,  descend  du  trône  et, 
suivi  de  l'impératrice,  se  met  en  marclie  vers  la  porte  sainte. 
Leurs  Majestés  sont  escortées  d'une  nombreuse  et  brillante  suite. 
L'emper£ur,une  fois  près  de  la  porte,  s'y  tient  sur  le  brocart  d'or. 
L'impératrice  s'arrête  entre  le  trône  et  les  gradins,  devant  l'autel. 
Les  assistants  de  l'eraporour  se  placent  à  côté  de  l'image  du 
Christ.  Derrière  eux  se  rangent  de  front  les  dignitaires  qui  portent 
la  couronne,  le  sceptre  et  le  globe  ;  et,  en  demi-cercle,  depuis  le 
chœur  jusqu'à  la  place  de  l'impératrice,  deux  ofliciers  des  cheva- 
liers-gardes, deux  grands  maîtres  des  cérémonies,  le  maréchal  de 
la  Cour,  l'archi-grand  maitre  des  cérémonies  du  couronnement,  le 
grand  maréchal  de  la  Cour,  et  i'archi-grand  maréchal  du  couron- 
nement. Le  métropolite  de  Novgorod  prend  l'amphore  avec  le 
Saint  Chrême;  il  y  trempe  le  rameau  d'or  et  en  oint  le  front,  les 
paupières,  les  narines,  les  lèvres,  les  oreilles,  la  poitrine  et  les 
mains  de  l'empereur,  en  prononçant  les  paroles  sacrées  :  Impressio 


doniSpiritus  sancti.  Puis  le  métropolite  de  Kievf  essuie  les  vestiges 
de  Saint  Chrême.  Les  cloches  sonnent  encore  à  toute  volée,  et 
l'artillerie  tire  une  nouvelle  salve  de  cent  et  un  coups  de  canon. 

L'impératrice  s'avance  à  son  tour.  La  cérémonie  recommence, 
mais  Sa  Majesté  ne  reçoit  l'onction  que  sur  le  front.  C'est  le  métro- 
polite de  Moscou  qui  essuie  le  Saint  Chrême. 

La  cérémonie  du  sacre  achevée,  l'empereur  et  l'impératrice 
pénètrent  dans  le  sanctuaire  et  y  reçoivent  la  communion  sous 
chacune  des  deux  espèces,  comme  les  prêtres.  Ensuite  Leurs 
Majestés  reprennent  place  surleurs  trônes.  Les  insignes  impériaux 
sont  portés  devant  elles  et  l'office  continue.  On  chante  le  Domine 
Salvum  fac  Imperatorem  et  les  chantres  répètent  trois  fois  :  Ad 
multos  annos  I 

Quand  le  service  divin  est  terminé,  l'empereur  et  l'impératrice 
baisent  la  croix.  L'empereur  place  la  couronne  sur  sa  tête  et 
prend  le  sceptre  et  le  globe  en  main. 

C'est  fini. 

L'assistance  s'incline  trois  fois  pour  féliciter  l'empereur,  et  les 
souverains  descendent  de  leur  estrade. 

Le  cortège  s'est  reformé  à  la  porte  Nord,  où  attend  le  dais,  et 
l'artillerie  annonce  le  départ  de  la  cathédrale. 

La  messe  terminée,  on  rentre  en  procession  solennelle  au 
palais  du  Kremlin  et  le  tsar  salue  son  peuple  du  haut  du  balcon 
rouge.  Puis  on  passe  dans  la  salle  grano  vitaia  palata,  conservée 
des  temps  anciens  et  qui  faisait  partie  des  anciens  palais  des  tsars. 
C'est  là  qu'un  diner  est  préparé  pour  Leurs  Majestés,  le  haut 
clergé  et  les  fonctionnaires  les  plus  élevés  de  la  Cour. 

Le  primat  bénit  la  table  et,  quand  le  tsar  a  fini  son  premier  plat 
et  demande  à  boire,  les  convives  s'asseoient  à  leur  tour.  Leurs 
Majestés  sont  placées  à  une  table  élevée,  le  tsar  au  milieu,  ayant 
à  droite  sa  mère  et  à  gauche  sa  femme. 

Oscar  Havard. 

RECETTES  DE  LA  SEMAINE 

Encres  sympathiques. 
On  prend  du  safre  que  l'on  trouve  chez  les  droguistes;  on  le 
fait  diluer  dans  l'eau  régale  pour  le  débarrasser  de  la  terre  métal- 
lique qui  colore  en  bleu;  on  étend  ensuite  cette  dissolution,  qui  est 
très  caustique,  avec  de  l'eau  commune,  et  on  peut  s'en  servir  comme 
d'encre  pour  écrire;  les  caractères  seront  invisibles;  mais  si  vous 
les  exposez  à  une  chaleur  suffisante,  ils  paraîtront,  et  en  refroi- 
dissant, ils  disparaîtront  de  nouveau.  11  faut  pourtant  observer  que 
si  on  chauffait  trop  fort  le  papier,  les  caractères  ne  disparaitraient 
plus.  On  peut  aussi  écrire  avec  du  jus  de  citron  et,  sous  l'action 
du  feu,  les  caractères  apparaîtront  d'une  couleur  brune.  Le  jus  de 
cerise  donnera  une  couleur  verdâtre;  celui  d'oignon,  une  couleur 
noirâtre,  etc..  De  tous  ces  acides,  le  jus  de  citron  est  celui  qu'il 
faut  le  moins  chauffer. 

Remède  pour  les  brûlures. 
Graisse  douce  fraîche  ;  cire  vierge  ;  poix  de  cordonnier  :  les  trois 
ingrédients  en  proportions  égales  ;  faire  fondre  à  feu  doux  ou  au 
bain-marie  et  passer  dans  une  passoire  fine. 

Pour  s'en  servir,  on  en  étend  sur  une  bande  de  toile  douce. 

Autres  remèdes. 
Appliquer  de  suite  ou  de  l'eau  froide  ou  de  la  râpure  de 
pomme  de  terre,  de  la  gelée  de  groseilles,  de  la  glycérine,  et  en- 
velopper la  partie  blessée  d'ouate  pour  la  mettre  à  l'abri  de  l'air. 
Pour  les  blessures  graves,  mêler  de  l'huile  d'olive  et  de  l'eau  de 
chaux  jusqu'à  consistance  de  pommade  et  en  couvrir  la  brûlure 
d'une  couche  épaisse. 

Propriétés  des  asperges. 
Puisque  nous  sommes  en  pleine  saison,  disons  quelques  mots  de 
ce  légume,  généralement  aimé. 

D'après  Galien,  les  asperges  sont  bonnes  à  l'estomac  et  le  forti- 
fient. Elles  enlèvent  l'obstruction  du  foie  et  des  autres  viscères.  Les 
asperges  de  grosseur  moyenne  sont  les  meilleures.  Elles  sont 
éminemment  diurétiques. 

Procédé  pour  conserver  les  asperges  '. 
Vous  laissez  dans  l'eau  bouillante,  deux  minutes,  vos  asperges 
bien  épluchées  et  coupées  de  la  même  longueur.  Puis  vous  les 
retirez,  les  mettez  refroidir  dans  l'eau  fraîche;  ensuite  vous  les 
rangez,  les  pieds  en  bas,  dans  des  bocaux  avec  de  l'eau  dans  la- 
quelle vous  avez  fait  dissoudre  Mo  grammes  de  sel  par  litre  d'eau. 
Vos  bocaux  bien  pleins,  vous  les  recouvrez  d'une  couche  de 
beurre  fondu  ou  d'huile  d'olive.  Par  ce  procédé,  vous  conservez  vos 
asperges  plus  d'un  an.  Quand  vous  voudrez  en  faire  usage,  vous  les 
sortirez  en  renversant  le  bocal,  vous  les  ferez  tremper  une  demi- 
heure  dans  l'eau  tiède,  les  égoutterez  et  les  ferez  cuire  à  l'eau. 

i.  Recelte  tirée  àuTrésordes  Familles,  par  Louis  Bonconscil.  — 1  vol. 
in-8°,  relié  toile.  Prix  franco  :  5  francs. 


Le  Directeur-Gérant  :  Henri  GAUÏIEU.  —  Sceaui,  ImD.  Charaire  et  C'«. 


5       centimes  le  N»  f  ,t  n     centimes  le  N"»' 

année  courante.         \  1  U    années  échues. 


K  1920 


TRENTE-SIXIEME    ANNEE.  —  10  Juin  1S96. 


L'OUVRIER 

Joiipiial  illustré  paraissa^nt  le  j^Iercreclî  et  le  Samedi 


ABONNEMENT  D'UN  AN  • 

(t04  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique 

6  francs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAUTIER,  slccesseub 

55,  quai  des  Grands-Anguslins,  Paris. 


AUONNEMENT  D'UN  AN 

(!04  numéros) 

Colonies  et  Étranger  (sauf  la 

Belgique)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR^  par  georges  le  faure 


Pas  de  bêtises,  monsieur  Macker,  ou  je  vous  brûle.  fVoir  page  91) 


90 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE  :  Les  Voleurs  d'or,  par  Georges  Le  Faure.  —  On  Aïeul  de 
Chapuzot.  par  Jean  Drault.  — LeLegS.  par  Georges  de  Lys  —  Magie  blanche 
en  famille,  par  Magus.  —  Jeux  d'esprit  de  l'Ouvrier. 


LES  VOLEURS  D'OR' 

PAl; 
GEORGES  LE  FAURE 


XII 

LA   NOUVELLE   INCABXAIIOX   DE  JEAN  DE   BRET 

Depuis  deux  jours,  le  grand  hôtel  d'Europe,  à  Pétersdorp, 
faisait  des  affaires  d'or  et  Mme  Maria  Van  Dereboum  était  littéra- 
lement sur  les  dents:  d'abord,  le  service  de  diligence  entre  Johan- 
nesburg el  Mafeking,  qui  autrefois  passait  deux,  fois  par  semaine, 
avait  été,  depuis  un  mois,  doublé,  tellement  les  voj'ageurs  étaient 
devenus  nombreux  ;  en  outre,  — quinze  jours  auparavant  —  avait 
commencé  un  véritable  défilé  de  gens  qui  passaient  à  cheval,  en 
chariot,  en  dog-cart,  et  morne  à  pied,  ceux-là  misérables,  loque- 
teux, l'œil  farouche,  de  véritables  airs  de  bandits  avec  leur  cara- 
bine en  bandoulière  et  des  crosses  de  revolver,  bien  apparentes, 
dans  leur  ceinture... 

Tous  ceux-là  étaient  des  gens  dont  «  la  proclamation  »  de 
Ferme  Elisabeth,  avait,  trois  mois  auparavant,  éveillé  les  convoi- 
tises et  qui  s'en  venaient  maintenant,  dans  l'espoir  de  mettre  la 
dent  à  ce  gâteau  d'or;  aussi,  afin  de  pouvoir  jouer  à  coup  sûr,  \ 
c'est-à-dire  de  jeter  à  l'avance  leur  dévolu  sur  les  terrains  les  plus 
avantageux,  avaient-ils  pris  de  l'avance,  espc/ant,  s'ils  n'étaient 
pas  capables  par  eux-mêmes  de  se  rendre  compte  du  rendement 
du  terrain,  de  sui'prendre  quelque  indiscrétion  capable  de  les 
éclairer. 

Tous  ces  gens,  bien  entendu,  buvaient,  mangeaient  et  payaient 
bien,  sans  compter  presque,  poiu'  délier  plus  aisément  la  langue 
de  Mme  Van  Dereboum  et  des  employés  de  l'iJôtel  :  Pétersdorp 
n'était  pas  si  éloigné  de  Ferme  Elisabeth  que  les  gens  de  l'hôtel 
n'en  eussent  point  entendu  parler  soit  par  ceux  qui  travaillaient  sur 
les  terres  du  fermier,  soit  par  les  voyageurs,  et;  en  se  laissant  voler 
complaisamment  par  la  patronne  ou  en  ociroyant  un  généreux 
pourboire  aux  Cafres  qui  faisaient  le  service,  on  pouvait  espérer 
apprendre  de  quel  côté  il  fallait  de  préférence  diriger  ses  pas. 

Jusqu'à  ces  temps  derniers,  en  effet,  le  »  peggage  n  était  encore 
en  vigueur  et  le  peggage  était  l'opération  assez  primitive  qui  con- 
sistait à  départager  entre  les  compétiteurs  le  terrain  proclamé 
champ  public  :  le  propriétaire  n'ayant  droit  d'en  conserver  que  la 
dixième  partie,  le  reste  était  abandonné  aiix  premiers  occupants 
qui  marquaient  leur  prise  de  possession  par  des  pieux  enfoncés 
dans  le  sol,  au  signal  donné,  à  un  jour  fixe,  par  un  employé  du 
gouvernement. 

On  comprend  donc  que  ceux  qui  arrivaient,  alléchés  par  la 
réputation  extraordinaire  de  Ferme  Elisabeth,  eussent  des  motifs 
pressants  de  savoir  si  telle  ou  telle  partie  des  terrains  était  plus 
avantageuse  que  d'autres... 

Mais,  depuis  deux  jours,  ce  passage  non  interrompu  de  cher- 
cheurs d'or  avait  pris  une  importance  tout  à  fait  inattendue  ; 
maintenant  c'étaient  des  caravanes  entières  qui  défilaient  sur  la 
loule,  caravanes  organisées  par  les  puissantes  compagnies  minières 
du  Rand.  soucieuses  de  lancer  sur  les  marchés  d'Europe  de  nou- 
velles actions  susceptibles,  avant  même  toute  explication,  de  faire 
des  primes  énormes. 

Aussi  avaient-elles  rivalisé  entre  elles  à  qui  expédierait,  à 
Ferme  Elisabeth,  des  pionniers  capables  de  leur  faire  remporter  la 
victoire  :  le  personnel,  depuis  longtemps  trié  sur  le  volet,  se  com- 
posait non  seulement  des  meilleurs  cavaliers,  mais  aussi  des  plus 
hardis  et  des  moins  scrupuleux,  car  il  ne  fallait,  dans  une  opéra- 
tion de  ce  genre,  être  arrêté  ni  par  les  scrupules,  ni  par  la  crainte 
d'un  mauvais  coup,  voire  de  la  mort. 

Dans  cette  lutte  pour  la  vie,  tous  les  moyens  sont  bons,  pourvu 
que  la  fin  les  justifie,  el  un  cou[)  de  rouleau  ou  de  carabine,  donné 
à  propos,  est  fort  excusable,  lorsqu'il  peut  faire  tomber  dans  les 
caisses  d'une  compagnie  la  forte  somme.  ' 

Aussi  le  défilé  incessant  des  repi'éscntants  des  associations 
minières  du  Kand  était-il  susceptible  de  donner  le  frisson  à  des 
gens  moins  blasés  que  ne  l'étaient  Mme  Van  Dereboum  et  ses 
employés  sur  les  faces  plus  ou  moins  patibulaires  et  les  allures 
plus  ou  moins  farouches  du  personnel  des  mines. 

Pour  l'instant,  il  était  environ  cinq  heures  du  soiretl'on  venait 
de  changer  l'attelage  du  coach  de  Mafeking  qui  se  perdait  à 
l'horizon  dans  un  tourbillon  de  poussière;  la  digne  patronne  de 
l'hûtcl  d'Em'ope  soufflait  un  peu,  assise  à  son  comptoir,  encore 
époumonnée  de  l'agitation  à  laquelle  elle  avait  dû  se  livrer  pendant 
une  demi-heure,  pour  satisfaire  tous  les  gens  empilés  dans  le  coffre 
do  la  voiture,  perchés  sur  sa  toiture  et  qui  tous  voulaient  être  servis 
à  l;i  fois. 


•l.  Voir  VUiivrier  depuis  le 


nui  1896. 


Accoudé  sur  le  zinc,  l'Irlandais  Macker  sirotait  une  absinthe,  et, 
sur  le  pas  de  la  porte,  les  deux  poings  aux  hanches,  Zeito  regar- 
dait machinalement  dans  la  direction  du  coach... 

—  Et  toujours  pas  de  nouvelles  de  John  Stuck?  demanda  brus- 
quement Macker,  en  jetant  un  regard  de  défiance  sur  Mme  Van 
Dereboum.  . 

Celle-ci,  tirée  de  sa  torpeur,  tressaillit  et  secoua  négativement  la 
tête  ;  mais  le  mulâtre  s'était  retourné  et  vint,  en  boitant  d'épou- 
vantable façon, rejoindre  l'Ecossais;  en  roulant  du  coach,  au  cours 
de  cette  fameuse  nuit  où  Guillaume  Brey  l'avait  jeté  à  bas  d'un 
coup  de  pied  dans  la  poitrine, le  misérable  s'était  brisé  une  jambe, 
et  après  deux  mois  d'immobilité  dans  un  hôpital  à  Johannesburg, 
il  avait  rejoint  Petersdop,  avec  une  claudication  terrible. 

—  John  Stuck  !  groinmela-t-il...  oui,  eh  bien? 

—  Eh  bien!  rien  !..  il  s'est  moqué  de  nous.  Nous  aurons  tiré 
les  marrons  du  feu...  et,  dans  quelques  jours,  il  les  croquera  à 
notre  barbe... 

Les  yeux  blancs  du  métis  devinrent  terribles... 

—  En  tous  cas,  gronda-t-ii,  il  ne  les  croquera  pas  longtemps  ; 
et  le  jour  où  il  me  tombera  sous  la  patte...  lui  ou  son  damné 
burgher... 

—  Penh  !  siffla  Maoker,  pas  si  bête...  si  tu  crois  qu'il  s'en  va 
venir  lui-même  «  pegger  »  Ferme  Elisabeth...  Il  enverra  du  monde; 
mais  il  ne  doit  guère  se  soucier  de  venir  rôder  par  ici... 

Mme  Van  Dereboum  eut  un  hochement  de  tête,  plein  de  philo- 
sophie. 

—  Sait-on  jamais. .. smurmura-t-ell*  ;  il  est  avare,  il  aime  l'or, 
et  peut  être  ne  voudra-t-il  s'en  remettre  à  personne  autre  qu'à  lui 
du  soin  de  choisir  les  bons  morceaux. 

Macker  asséna  sur  le  comptoir  un  coup  de  poing  qui  fit  trembler 
les  bouteilles. 

—  Si  c'est  ça,  gare  à  sa  peau,  déclara-t-il  ;  je  me  paierai  sur 
lui,  capital  et  intérêts;  il  m'a  empêché  de  faire  le  coup  de  la 
valise,  à  Ferme  Elisabeth,  sous  prétexte  que  cela  nuirait  à  ses 
combinaisons...  el  puis,  il  est  parti  pour  l'Europe;  mais  tout  ça  se 
retrouvera  un  jour  ou  l'autre. 

Zeito,  lui,  ne  disait  rien,  paraissant  suivre  les  méandres  d'une 
idée  compliquée  qui,  soudainement,  lui  était  venue  en  tête;  et, 
brusquement  : 

—  Dites  donc,  madame  Maria,  fît-il,  j'ai  envie  de  partir 
là-bas... 

—  Où  ça,  là-bas?  demanda  la  patronne,  en  sursautant  el  en 
attachant  sur  le  métis  un  regard  effaré...  à  Ferme  Elisabeth? 

—  Oui...  j'ai  idée  qu'il  doit  y  avoir  pas  mal  d'argent  à  rafler... 
et  je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  de  n'avoir  pas  songé  à  ça  plus  tôt... 

—  Comment I...  s'exclama  Macker,  lu  veux  aller  «  pegger  » 
aussi? 

—  Non;  pour  ça,  faudrait  avoir  des  «  tuyaux  »,  comme  tu  dis, 
et  je  n'en  ai  pas;  seulement  j'ai  idée  que.  vu  tout  le  monde  qui  va 
se  trouver  réuni  là-bas,  on  peut  débiter  pas  mal  de  liquides... 

—  Alors?  interrogea  Mme  Van  Dereboum. 

—  Alors...  c'est  bien  simple,  je  charge  sur  le  petit  chariot 
quelques  tonnes  d'eau-de-vie,  de  vin,  de  bière,  et  là-bas,  avec  des 
piquets  et  des  toiles  de  tente,  je  monte  un  cabaret. 

Le  petit  œil  de  la  bonne  femme  s'était  allumé. 

—  Ce  Zeito,  raurmura-t-elle,  il  était  né  pour  faire-  un  excel- 
lent commerçant...,  seulement  le  chariot,  les  tonneaux,  les 
malles,  où  prends-tu  tout  ça? 

—  ici,  parbleu!...  nous  partagerons... 

—  Trop  gourmand,  mon  garçon...  Tu  auras  le  quart,  sinon... 
rien  de  fait,  et  je  m'entends  avec  Macker... 

Les  sourcils  du  métis  se  froncèrent  et,  d'une  voix  menaçante,  il 
déclara  : 

—  Non,  car  si  Macker  se  mêlait  de  ça...  il  n'arriverait  pas 
vivant  là-bas:  c'est  moi  en  personne...,  c'est-à-dire,  moitié  ou 
rien... 

La  patronne  regarda  l'Irlandais  el  fut  convaincue  qu'il  n'était 
point  d'humeur  à  affronter  le  couteau  de  Zeïto  et,  en  (jersonne 
pratique,  se  résigna  immédiatement  à  subir  la  combinaison  telle 
qu'on  la  lui  présentait,  puisqu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  faire 
autrement. 

—  Entendu  donc  comme  ça,  dit-elle,  et  quand  pars-tu? 

—  Tout  de  suite...  si  ça  vous  va...  ce  serait  le  mieux,  d'ailleurs; 
maintenant,  si  Macker  veut  venir  avec  moi... 

■     L'Irlandais  secoua  la  tête  négativement. 

—  C'est  que  la  Compagnie  va  ra'envoyer  «  pegger  »  proba- 
blement; le  directeur  doit  choisir  demain  le  personnel...  et  si 
j'avais  la  bonne  chance  d'être  pris,  peut-être  pourrais-je  gagner 
la  prime... 

Il  faisait  allusion  aux  actions  qui  sont  abandonnées  par  les 
fondateurs  de  sociétés  nouvelles  aux  agents  qui  parviennent  les 
premiers  sur  les  terrains  désignés... 

Mais  MmeVan  Derebomn  eut  un  haussement  d'épaules. 

—  Non,  mon  pauvre  Macker,  vous  n'en  êtes  pas;  j'ai  vu  ce 
matin  l'inspecteur  en  chef...  c'est  lui  qu'on  envoie. 

L'Irlandais  sursauta,  el  de  nouveau  frappa  sur  le  cotnploir. 

—  Qui  ça?...  ce  Français  du  diable... 

—  Oui...  le  nouveau...,  un  bon  garçon,  à  ce  ijuil  |iarail...,  je 


L'OUVRIER 


91 


(lis  :  à  ce  qui!  parait,  car,  depuis  qu'il  t>.-l,  arrivé,  il  r.'n  pas  encore 
mis  les  pieds  ici... 

Macker  cul  un  mauvais  rire. 

—  Lui!...  .\li  bien!  je  veux  bien  iimurir  sur  place,  si  vnu'^ 
apercevez  seuleiaeiit  le  bout  de  ses  oreilles  :  je  parierais  ma  pnve 
d'une  quinzaine  qu'il  n'a  jamais  bu  un  verre  de  gin  de  sa  vie... 
C'est  sobre  comme  un  chameau,  rangé  comme  une  demoiselle  et 
dur  comme  un  policenian... 

Zeïto  plissa  ses  paupières  et  dit  pouailleusement  : 

—  Bien  du  plaisir  pour  ceux  qui  sont  sous  lui... 

—  Ah!  oui!...  On  se  croirait  dans  un  régiment  depuis  trois 
semaines  qu'il  est  à  la  mine;  aussi  je  comptais  m'en  aller  «  pegger  » 
là-bas,  faire  ma  pelote,  épouser  maman  Dereboiuii  et  ne  plus 
retourner  à  la  mine... 

Les  yeux  du  métis  s'avivèrent  et  il  grommela  : 

—  Epouser  madame!...  faut  penser  à  autre  chose,  mon  bon 
Macker;  parce  qu'il  y  a  moi  qui  y  pense  aussi. 

—  Pas  avec  une  jambe  comme  t'as  là;  elle  est  tortue  qu'on 
dirait  un  cep  de  vigne... 

Zeïto  lui  lança  un  regard  de  travers,  mâchonna  une  inintelligible 
réponse  et,  brusquement,  à  M"ie  Van  Dereboum  : 

—  Voyons,  est-ce  convenu  pour  là-bas? 

—  P^r  moitié,  alors?  soupira  la  patronne....  eh  bien!  va;  avec 
trois  ,nulc3,  tu  auras  assez  pour  transporter  tes  tonneaux. 

Le  métis  esquissa  une  cabriole  que  son  infirmité  rendait  gro- 
tesque et  disparut  dans  la  cour  où  on  l'entendit  gourmander  les 
palefreniers;  Macker,  lui,  resta  avec  la  grosse  Hollandaise. 

—  Oui.  soupira-t-il,  en  la  regardant  avec  une  tendresse  affectée, 
i'avais  rêvé  de  faire  fortune  à  Ferme  Elisabeth  et  de  tenir  avec 
vous  le  grand  hôtel  d'Europe... 

Sans  doute,  ce  rêve  aurait-il  souri  également  à  Mi"«  Van  Deri'- 
boum,  car  elle  demanda  d'un  air  revêche,  pleine  de  rancœur  : 

—  Alors,  c'est  un  Français,  ce  nouvel  inspecteur? 

—  Oui,  je  viens  de  vous  le  dire...  Mais  je  veux  que  le  diable  me 
(orde  le  cou,  si  je  ne  trouve  pas  un  moyen  de  lui  faire  payer  ça... 
Arp'ré  depuis  trois  semaines,  on  le  bombarde  inspecteur...  Je  vous 
demande  un  peu,  quand  moi,  il  y  a  deux  ans  que  je  suis  là...  et  je 
marque  le  pas  comme  second  contremaître!... 

Il  ajouta,  penché  vers  le  comptoir,  sa  face  animée  aux  yeux 
brillants  : 

—  Vous  savez  qu'il  y  a  un  coup  à  faire  là-bas...  de  l'or  h 
remuer  par  brassées;  \ine  fortune  en  quelques  heures,  quoi!... 

Le  visage  de  Mi"c  Van  Dereboum  s'apoplcctisu. 

—  Alors,  si  c'est  John  Stuck  qui  est  déclaré  «  prospector  »  avec 
les  dix  claim  qui  lui  reviennent,  il  est  fichu  d'OIre  millionnaire... 

Un  éclair  mauvais  passa  dans  la  prunelle  sombre  de  l'Irlandais 
qui  gronda  : 

—  Seulement,  il  fera  bien  de  le  mettre  en  lieu  sûr  son  million 
et  sa  peau  aussi,  s'il  ne  veut  pas  que  je  mette  la  dent  à  l'un  et  à 
l'autre.  . 

Comme  il  achevait  ces  mots,  un  bruit  de  chevaux,  auquel  se 
mêlaient  des  grincements  d'essieux,  se  fît  entendre  sur  la  route  el 
Mme  Van  Dereboum  descendit  péniblement  de  son  comptoir, 
disant  : 

—  Voilà  du  monde!... 

Mais  Macker,  qui  était  allé  curieusement  vers  la  porte,  dit  d'iui 
ton  narquois  : 

—  Inutile  de  vous  déranger;  ce  sont  les  gens  de  la  mine  qui 
vont  à  Ferme  Elisabeth...  M.  l'Inspecteur  ne  s'arrêtera  pas... 

Il  achevait  à  peine  ces  mots  qu'un  cavalier  qui  chevauchait  en 
lète  delà  petite  troupe  —  une  demi-douzaine  d'hommes— escortant 
un   chariot  traîné  par  quatre  bipufs,  leva  le  bras. 

—  Halte!  cria-t-il  d'une  voix  de  commandement  si  nette,  si 
impérative  que  les  chevaux  et  les  bêtes  d'attelage  elles-mêmes 
s'immobilisèrent  sans  que  leurs  cavaliers  ni  leurs  conducteurs 
eussent  besoin  de  tirer  sur  les  rênes... 

Alors,  il  s'avança  au  trot  vers  la  porte  de  l'hôtel  :  c'était  un  élé- 
gant cavalier  auquel,  d'après  sa  tournure,  on  pouvait  donner  une 
trentaine  d'années,  pas  davantage;  bien  en  selle,  il  était  vêtu 
d'une  veste  de  cotonnade  brune  et  d'une  culotte  d'étoffe  semblable 
s'enfonçant  en  de  hautes  bottes  qui  lui  montaient  jusqu'aux  cuisses: 
le  grand  chapeau  de  feutre  du  pays  le  coitïait,  abattant  sur  ses 
.  épaules  une  ombre  dans  laquelle  le  visage  se  noyait. 

Derrière  de  son  dos,  prête  au  coup  de  ieu,  une  carabine 
était  pendue  et  dans  les  arçons,  bien  à  la  portée  de  la  main,  i! 
devait  avoir  une  paire  d'excellents  revolvers. 

Avec  une  aisance  qui  dénotait  de  sa  part  une  grande  habitude 
du  cheval,  l'homme  arrêta  net  sa  monture  et  portant  civilement 
la  main  au  bord  de  son  chapeau  : 

—  Un  renseignement,  madame,  dit-il  en  anglais;  je  suis  de  la 
mine  de  Kummery  et  le  directeur  m'a  dit  que  je  trouverais  sans 
doute  ici  un  Gafre  qui  me  servirait  de  guide  jusqu'à  Ferme  Eli- 
sabeth. 

Surprise  de  cette  demande,  M>nft  Van  Dereboum  regarda 
Macker;  mais  celui-ci,  les  mains  dans  les  poches,  adossé  négli- 
gemment au  chambranle  de  la  porte,  considérait  le  cavalier  d'un 
air  insolent. 

—  Monsieur  Macker,  je  vous  salue! 


A  ces  mois  prononcés  1res  gravement,  mai-;  avec  une  grnilô 
qui  sentait  l'ironie,  l'Irlandais  i-iposta  : 

—  Je  ne  puis  vous  en  offrir  autant,  monsieur  l'inspocleur... 
Et,  emporté  par  la  sourde  fureur  qui  l'agitait  depuis  un  ins'^ant, 

il  ajouta,  cherchant  sans  doute  un  ccjuteau  dans  la  poche  de  son 
pantalon  : 

—  Ce  que  je  puis  l'offrir,  par  exemple,  Français  de  malheur... 
11  avait  fait  un  pas  en  avant;  mais  il  s'immobilisa  soudain,  la 

fin  de  la  phrase  étranglée  dans  la  gorge  à  la  vue  d'un  revolver 
que  l'autre  avait  prestement  tiré  de  l'arçon  et  qu'il  bra(|uait  A 
cinquante  centimètres  à  peine  de  son  visa^'o... 

—  Pas  de  bêtises,  monsieur  Macker,  lit  le  cavalier  froidement, 
ou  je  vous  brûle. 

L'autre  recula,  laissant  à  la  poche  le  couteau  qu'il  s'apprêtait  à 
sortir  et,  confus,  courba  la  tète. 

—  Voyons,  fit  le  cavalier,  puisque  l'occasion  se  présente  de 
nous  expliquer,  faisons-le;  aussi  bien  j'aimeles  situations  nettes,  et 
votre  altitude  à  mon  égard,  depuis  mon  arrivée,  me  paraissait 
louche;  ce  qui  vient  de  se  passer  l'est  davantage  encore...,  donc, 
qu'avez-vous  contre  moi? 

Cela  avait  été  dit  dans  un  anglais  très  pur,  mais  entaché  d'une 
prononciation  étrangère. 

Macker  répondit  en  lui  jetant  un  regard  de  travers  : 

—  \o\\k  deux  ans  que  je  suis  à  la  mine  et  le  poste  qu'on  vous 
a  donné,  je  l'espérais,  moi...  voilà... 

—  Vous  avez  eu  tort,  car,  pour  le  poste  d'inspecteur,  on  choisit 
des  gens  qui  n'ont  aucune  spécialité  ou  qui  ne  seraient  pas  aptes 
à  être  utiles  dans  les  autres  services  :  c'est  mon  cas...  Vous,  au 
contraire,  vous  êtes  précieux  à  la  tête  d'une  section  technique. 

—  Et  c'est  pourquoi  on  m'écarte  lorsque  l'occasion  se  présenle 
de  faire  ma  pelote....  j'aurais  tout  aussi  bien  «  peggé  »  que  vous... 

—  Je  n'en  doute  pas...  el  je  comprends  cette  mauvaise  humeur. 
Voyons,  peut-être  y  aurait-il  moyen  d'arranger  ça... 

Il  réiléchissait,  la  tête  pencliée  sur  la  poitrine,  contenant  avec 
>ine  fermeté  de  main  remarquable  sa  bête  qui  dansait  sous  lui; 
enfin,  il  dit  : 

—  Je  demandais  à  madame  uu  guide...  CoBuaissez-vous  Ferme 
Elisabeth?... 

.Macker  ricana  gouailleusement. 

—  Si  je  connais  Ferme  Elisabeth?  comme  ma  pocho... 

—  C'est  au  mieax...  Conduisez-m'y  et  je  vous  ferai  une  part 
s'ir  les  revenus  si  je  réussis...  Ça  vous"  va-t-il? 

Macker,  tout  honteux  d'une  semblable  générosité,  bougonna  : 

—  Vous  êtes  un  bon  garçon,  monsieur  Jeannest,  et  vraiment, 
|e  regrette... 

Mais  l'autre  l'interrompit  et  vivement  : 

— Bien,  bien...,  c'est  parfait;  inutile  d'en  dire  plus  long...  .Mou- 
lez dans  le  chariot...  et  en  roule...  Au  plaisir,  madame... 

—  Le  cavalier  salua  courtoisement  la  patronne  de  l'Hôtel  d'Eu- 
rope, rendit  la  main  et,  faisant  faire  une  volte  à  son  cheval,  rejoi- 
gnit ses  compagnons. 

—  M.  Macker  vient  avec  nous,  déclara-t-il,  faites-lui  une  place 
sur  le  siège  et  parlons... 

Le  contremaître  étant  monté,  le  cocher  enveloppa  son  attelage 
d'un  coup  de  fouet  et  la  petite  caravane  se  remit  en  marche  à  une 
allure  rapide  que  l'on  devait  conserver  durant  toute  la  nuit,  pour 
se  reposer  à  l'étape  pendant  les  plus  fortes  chaleurs  du  jour  et 
arrivera  Ferme  l'Elisabeth  après  le  coucher  du  soleil. 

En  tête,  exilé  de  sa  troupe,  celui  que  Macker  avait  appelé 
M.  Jeannest  trottait  grand  train,  parfois  même  prenait  le  galop, 
paraissant  éprouver  une  infinie  jouissance  à  manœuvrer  son  che- 
val, bête  d'apparence  peu  commode,  et  qu'il  domptait  avec  une 
maestria  merveilleuse. 

Quand  il  se  sentait  trop  éloigné,  entraîné  par  le  plaisir  de 
fendre  l'air  rafraîchi  du  soir,  il  tournait  bride  et  rev/iuait  vers  le 
chariot,  mais  jamais  en  l'approchant  complètemeilt;  puis,  après 
un  léger  temps  de  repos,  il  repartait  pour  revenir  e.wcore  et  il  par- 
courait ainsi  deux  ou  trois  fois  le  chemin  que  faisaient  les  autres. 
Il  est  vrai  que  sa  monture,  une  bête  de  sang  anglais,  vive  et 
ardente,  était  de  taille  à  supporter  sans  s'en  apercevoir  cette 
petite  manœuvre:  rien  au  contraire  ne  prouvait  que  l'allure  lente 
du  chariot  ne  l'eût  profondément  énervée,  s'il  lui  eût  fallu  la 
suivre. 

La  monture  et  le  cavalier  devaient,  sur  ce  point,  s'entendre  à 
merveille  et.  d'une  nervosité  semblable,  avoir  besoin  d'une  agitation 
presque  continue. 

Déjà  on  avait  dépassé  l'endroit  où  la  route  bifurquait,  condui- 
sant, on  s'en  souvient,  d'un  côté  au  pont  jeté  sur  la  rivière  Vaal, 
de  l'autre  au  a^ué  que  Guillaume  Brey,  au  commencement  de  cette 
histoire,  avait  f  lit  traverser  au  coach  qui  renfermait  lord  Cornal- 
lett  et  miss  Eiiwidge. 

Soudain,  un  bruit  de  chevaux  galopant  retentit  au  loin,  der- 
rière le  chariot,  mais  arrivant  avec  une  telle  rapidité  qu'il  était 
à  supposer  que  ceux  qui  allaient  d'une  telle  allure  auraient  rejoint 
avant  peu  la  petite  troupe. 

M.  Jeannest  se  rapprocha  de  ses  hommes. 

—  Qu'esl-ce  que  cela?  demanda-t-il  d'un  ton  qui  trahissait 
plutôt  de  la  curiosité  que  de  l'appréhension. 


92 


L'OUVRIER 


—  Dans  ce  satané  pays...  sait-on  jamais?  gromme'ra  une  voix. 
Peut-être  bien  des  gens  qui  s'en  vont,  eux  aussi,  à  Ferme  Elisa- 
beth..., peut-être  tout  autre  chose... 

—  En  ce  cas,  prenons  nos  précautions  ;  faites  entrer  le  chariot 
dans  ce  champ,  à  droite,  et  tournez,  l'arrière  faisant  face  à  la 
route,  cela  poiu'  ménageries  bœufs,  en  cas  d'attaque... 

El  s'adressant  à  ceux  qui  étaient  comme  lui  à  cheval  : 

—  Vous  autres,  vous  vous  masserez  en  arrière  des  bœufs,  à 
l'abri  d'une  première  volée  de  balles  et  prêts  à  charger  si  besoin 
est. 

Pendant  que  ces  ordres  s'exécutaient,  il  galopa  jusqu'à  un  ren- 
flement de  terrain,  à  une  vingtaine  de-  mètres  de  là,  et  du  haut 
duquel  il  pensait  pouvoir  se  faire  une  idée  approximative  de  l'im- 
portance de  la  troupe  qui  s'avançait;  en  cela,  il  ne  se  trompait 
pas,  car  il  aperçut,  à  un  lulomèire  environ,  une  masse  sombre  qui 
tranchait  sur  le  fond  clair  de  la  route. 

—  Diable!  murmura-t-il  en  français,  ils  sont  beaucouj)! 

Puis,  après  un  instant  d'observation,  il  crut  reiuarqiior  comme 
de  petits  éclairs  brillants  qui,  par  moments,  scinlillaienl  au  milieu 
de  cette  masse,  et  il  en  conclut  que  les  gens  qui  arrivaient  là 
étaient  armés;  enfin,  il  constata  aussi,  à  la  manière  dont  galopait 
cette  troupe,  formant  pour  ainsi  dire  un  seul  bloc,  d'une  homogé- 
néité et  d'une  régularité  parfaites,  que  les  éléments  dont  elle  se 
com  posait  devaient  appartenir  à  l'armée. 

Cela  lui  fit  plaisir,  car  s'il  lui  avait  fallu  avoir  affaire  à  une 
bande  de  coureurs,  comme  les  abords  des  frontières  en  pullulent, 
il  eût  été,  ma  foi,  assez  embarrassé  pour  tenter  de  sortir  à  son 
avantage  d'une  semblable  rencontre. 

Néanmoins,  pour  plus  de  sûreté,  il  laissa  ses  hommes  dans  la 
position  d'attente  qu'il  leur  avait  fait  prendre  et  vint  se  poster  lui- 
même  au  bord  de  la  route,  bien  en  vue,  la  carabine  armée  et  eu 
travers  delà  selle,  prèle  au  coup  de  feu. 

La  troupe  avançait  avec  rapidité,  et  maintenant  on  pouvait 
distinguer  les  costumes,  sorte  d'uniforme  composé  d'une  veste  et 
d'un  pantalon  de  drap  brun,  de  grandes  bottes,  et  d'un  large  cha- 
peau au  ruban  duquel,  sur  le  devant,  étaient  attachées  dos  lettres 
en  cuivre  qui  brillaient  dans  l'ombre. 

Comme  armes,  une  carabine  en  travers  du  dos,  un  grand 
sabre  qui  ballottait  avec  un  bruit  de  ferraille  sur  le  flanc  du  che- 
val, et  probablement  une  bonne  paire  de  rovnivors  dans  les  arçons: 
en  croupe,  outre  le  porte-manteau,  deux  tollrs de  fourrage. 

Ces  hommes  étaient  groupés  uiilil.iiremcul  ;  de  distance  eu 
distance,  hors  des  rangs,  des  serre-file  trottaient,  jouant  le  rôle 
de  sous-officiers,  et,  en  avant  d'eux,  un  homme,  le  chef  assuré- 
ment. 

Celui-ci,  arrivé  à  quelques  pas  de  notre  cavalier,  leva  la  main, 
et  ses  hommes  s'arrètèi'enl  net  avec  une  précision  toute  militaire, 
puis,  à  haute  voix,  en  anglais  : 

—  Un  renseignement,  camarade,  demanda-t-il,  ce  chemin  est 
bien  celui  qui  conduità  la  rivière  Vaal? 

—  Henry  Kinburn!  s'exclama  l'autre  en  poussant  son  cheval 
en  avant. 

—  Bif  god!  Jean  de... 

—  Silence,  au  nom  du  ciel;  mon  nom  ici  est  M.  .leannesl  :  c'est 
ainsi  que  vous  m'avez  recommandé  et  c'est  sous  ce  nom  que 
je  vis... 

Les  deux  jeunes  gens,  botte  à  botte,  se  serrèrent  la  main  avec 
effusion. 

—  Ah!  l'heureuse  rencontre!  ajouta  Kinburn,  et  inattendue. 

—  Heureuse  pour  moi,  surtout,  repartit  .Tean,  car,  franche- 
ment, depuis  six  semaines,  il  me  tardait  d'entendre  une  voix  amie 
et  de  trouver  une  oreille  complaisante  pour  m'épancher... 

—  En  vérité!  cela  ne  marcherait-il  pas  à  vos  souhaits...,  le 
métier  est-il  trop  dur  et  ne  trouvez-vous  pas  auprès  de  vos  chefs, 
l'esprit  bienveillant  que  ma  recommandation  vous  avait  fuit 
espérer? 

—  Ce  n'est  point  cela...,  mais  si  vous  le  permettez,  je  vais  me 
remettre  en  route  avec  mes  hommes...,  car  nous  avons  un  certain 
nombre  de  kilomètres  à  parcourir  avant  l'aurore  et  j'ai  déjà  du 
retard. 

—  Bien  n'empêche  que  nous  fassions  route  ensemble,  je  gagne 
la  frontière. 

—  El  moi  Ferme  Elisabeth. 

—  C'est  au  mieux;  en  route  donc!... 

La  petite  troupe  de  .Tean  de  Brey  quitta  le  champ  où  elle  s'était 
installée  et  prit  le  trot  derrière  les  cavaliers  de  Kinburn,  tandis 
que  celui-ci  et  son  ami,  i'en<lnul  la  inain  à  lein-s  montures,  par- 
taient au  galop,  pour  [louviiir,  loin  des  oreilles  indiscrètes,  causer 
en  paix. 

C;'est  qu'ils  en  avaient  à  se  dire,  depuis  près  de  trois  mois  qu'ils 
s'étaient  quittés,  c'est  que  de  midtiples  événements  s'étaient  piis- 
•  ses  qui  avaient  bouleversé,  transformé  leur  existence  et,  en  une 
miuuie,  devant  .(ean  de  Brey,  s'élait  déroulée  la  succession  de 
laits  qui  l'avaient  transformé,  lui,  le  brillant  officier  d'alpins,  eu 
(juvrier  mineur  du  TransvaaI. 

C'était  d'abord  le  voyage  de  Nice  à  Paris,  en  compagnie  d'Henry 
Kinburn  parlant  pour  Londres  afin  de  recruter,  de  concert  avec 
John  Sluck,  les  éléments  de  la  troupe  qu'il  devait  mellre  au  ser- 


vice de  la  Chartered,  puis  son  entrevue  avec  l'agent  de  change  et 
le  coup  de  massue  quil  avait  reçu  en  apprenant  l'affreuse  vérité  : 
non  seulement  il  était  ruiné  complètement,  absolument,  sans 
rémission,  mais,  tous  comptes  faits,  il  restait  redevoir  à  l'agent 
près  de  deux  cent  mille  francs. 

n  avait  été  impossible  de  liquider  sa  situation  ;  en  présence  de 
l'attitude  des  baissiers,  les  cours  s'étaient  effondrés  avec  une  rapi- 
dité telle  que  pas  un  acheteur  de  bonne  volonté  ne  s'était  pré- 
senté pour  ramasser  les  titres  qu'on  jetait  sur  le  marché;  force 
avait  été  en  conséquence  au  malheureux  de  se  faire  reportei', 
report  déplorable,  puisque  la  gravité  de  la  situation  s'élait 
aggravée  encore,  si  bien  que  l'agent,  les  reins  brisés,  n'avait  pu 
continuer  et  avait  dû  liquider  sa  position. 

Deux  cent  mille  francs  !  Jean  de  Brey  n'avait  plus  un  sou  et 
devait  deux  cent  mille  francs!...  Comment,  avec  sa  solde,  arrive- 
rait-il jamais  à  s'acquitter?  C'était  même  folie  qu'y  songer! 

Lui  fallait-il  donc  renoncer  à  jamais  tenir  les  engagements 
que,  dans  le  premier  moment  d'affolement,  il  venait  de  prendre  : 
en  présence  d'une  situation  si  inextricable,  tout  aulre,  de  senti- 
ments moins  profondément  chrétiens  que  les  siens,  se  serait  tué, 
puisqu'il  est  admis,  auprès  d'une  certaine  partie  de  notre  triste 
société,  que  le  suicide  équivaut  à  un  règlement  de  compte... 

Très  généreusement,  Henry  Kinburn  lui  avait  offert  la  somme 
nécessaire  pour  désintéresser  l'agent;  mais  son  ami  s'était  refusé 
avec  énergie  à  une  semblable  combinaison,  sa  fierté  ne  pouvant 
admettre  l'humiliation  d'un  tel  don  ;  c'est  alors  que,  devant  le 
désespoir  de  son  ami,  le  neveu  de  lord  Cornallett  lui  avait  suggéré 
l'idée  de  s'en  aller  tenter  fortune  au  TransvaaI.  Se  basant  sur  de 
nombreux  exemples,  il  lui  avait  fait  entrevoir  la  possibilité  de 
conquérir,  par  la  force,  l'énergie,  l'intelligence,  la  somme  qu'il 
lui  fallait  et  peut-être  bien  aussi  une  somme  supérieure;  il  sufli- 
rait  d'un  coup  de  chance  pour  lui  faire  mettre  la  main  sur  un 
filon,  et  alors...  ;  seulement,  il  fallait  une  force  de  volonté  très 
grande  pour  sauter  à  pieds  joints  de  la  situation  supérieure  qu'il 
occupait  à  celle,  presque  infime,  par  laquelle  il   fallait  débuler. 

Briser  sa  carrière!...   renoncer  à  ce  métier  en  vue  duquel  il 
avait  travaillé  pendant  dix  ans!...  quel  crève-cœur!...  et  cepen- 
dant, après  une  lutte  de  deux  jours,  les  deux  jours  durant  les- 
quels Kinburn  était  demeuré  auprès  de  lui,  Jean  de  Brey  s'étai 
décidé  au  sacrifice.  ' 

Alors,  pour  le  consoler,  son  ami  l'avait  mis  au  courant  des 
combinaisons  malrimoniales  de  lord  Cornallett  pour  miss  Ed- 
widge;  il  lui  avait  dit  le  désespoir  et  la  résignation  de  la  pauvre 
enfant  et  aussi  l'espoir  que,  dans  leur  dernière  conversation  par- 
dessus le  mur  de  la  villa,  il  lui  avait  donné. 

Miss  Edwidge  avait  besoin  de  ne  pas  se  sentir  seule,  d'être 
soutenue,  réconfortée  pour  avoir  la  foi'ce  de  défendre  son  bon- 
heur, et  la  présence  de  celui  qu'elle  aimait  dans  le  port  où  elle 
allait  retourner  serait  poiu-  elle  une  grande  joie. 

De  Londres,  Henry  Kinburn  avait  presque  aussitôt  envoyé  à 
Jean  de  Brey  des  letlres  de  recommandation  signées  par  le 
conseil  d'administration  d'une  des  plus  puissantes  compagnies 
minières  du  TransvaaI,  et  c'est  ainsi  qu'on  arrivant,  le  jeune 
homme  avait  ohlenu  un  poste  d'inspecteur. 

La  possibilité  de  pouvoir  —  la  chance  aidant  —  s'acquitter  de 
ses  dettes  lui  aurait  aussitôt  rendu  sa  quiétude  d'esprit.,  si  la  pen- 
sée de  miss  Edwidge  ne  l'eût  constamment  hanté,  et  ce  fui  sur 
la  jeune  fille  qu'il"  interrogea  son  ami  dès  que  quelques  instants  de 
galop  les  eurent  mis  hors  de  portée  do  leurs  hommes... 

—  Elle  est  avec  son  père  à  Johannesburg,  répondit  Henry  Kin- 
burn; je  les  ai  vus  en  passant  et  je  lui  ai  l'ait  connaiire  votre  pré- 
sence ici;  cela  a  paru  la  rendre  fort  heureuse. 

—  Et  lord  Cornallett?... 

—  Je  n'ai  pas  eiu  prudent  de  lui  souffler  un  mot  de  vous;  ses 
combinaisons  avec  cet  ours  de  Burgher  semblent  marcher  à 
souhait. 

—  Alors!  fit  Jean  d'une  voix  étranglée. 

—  .\lors!...  mon  cher  ami,  vous  avez  un  provei'be  qui  dit 
qu'entre  la  coupe  et  les  lèvres  il  y  a  place  pom-  un  malheur  : 
prenons  le  conirepied  et  comptons  sur  la  Providence. 


{La  suite  au  prochain  numéro.) 


Georges  i.e  I'.\i;re. 


NOTRE  CONCOURS  DE  COLORIAGE 


M.  lOdouard  Ziers'élanl  trouvé  empêché  par  des  travaux  urgenls, 
la  seconde  réuni(ni  du  jury  ne  pourra  avoir  lieu  que  samedi 
prochai u. 

Pendant  ce  lemps.  le  secrétaire  du  jury,  M.  Léon  Cauniery, 
travaille  ferme.  Il  a  achevé  le  dépouillement  de  toutes  les  .'onipo- 
sitions  et  les  a  classées  eu  deux  catégories  —  classement  qui  sera 
soumis  à  l'approbation  du  jury.  La  première  catégorie  com- 
prend les  compositions  qui  réunissent  toules  les  conditions  impo- 
sées par  le  concouj's;  la  seconde  celles  que,  pour  une  raison  quel- 
conque, il  estime  devoir  être  écartées  saus  plus  ample  examen. 


L'OUVRIEi 


TREI»' 


93 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOT' 

Par  JEAN  DRAULT 


A    L  ARMEE    D  ITALIE 

Vérone  (Italie)  I3'pluviôse,an  V^. 
Chers  parents. 

Je  n'ai  pas  pu  aller  vous  voir  comme 
vous  avez  pu  vous  en  apercevoir,  rapport 
à  ce  que  nous  n'avons  pas  eu  seulement 
le  temps  de  mettre  le  pied  en  France,  qu'on 
nous  a  dirisés  sur  l'année  d'Italie . 

Deux  jours  de  repos  à  Reims,  et  puis 
voilà  qu'arrivent  des  centaines  de  carrioles 
attelées  avec  deux  ou  trois  chevaux.  Elles 
avaient  été  réquisitionnées  par  nos  dra- 
gons. 

—  Bon,  que  je  dis  à  Flamboche,  la 
République  va  économiser  les  jambes  du 
soldat,  et  le  ramener  bien  vite  à  Paris  pour 
qu'il  ait  plus  de  temps  à  passer  dans  sa 
famille.  C'est  très  bien  de  la  part  de  la 
République. 

Mais  Klamboche  avait  l'air  de  ne  pas 
croire  beaucoup  à  la  générosité  de  la  Répu- 
bique. 

—  Vois-tu,  qu'il  me  dit,  ça  ne  doit  pas 
être    pour    nous    envoyer    en    congé   de 

\ 


semestre  qu'on  a  ré 
quisitionné  tant  de  ba- 
gnoles que  ça. 

Tout  de  même,  je  ne  voulais  pas  croire  à 
ce  que  me  disait  Flamboche.  On  nous  avait 
promis  du  repos. 

Et  voilà  que  dès  le  matin  le 
tambour  bat  au  rassemblement. 
Nous  nous  levons  au  galop,  nous 
secouons  la  paille  de  nos  canton- 
nements, et  nous  courons  eu 
armes  au  lieu  de  rassemblement. 
Les  chariots  sont  là,  tout  attelés  ; 
on  nous  fait  monter  cinq  ou  six 
par  carriole,  on  reste  debout  ou 
on  s'assied  sur  le  plancher, 
suivant  les  goûts.  Un  cavalier  du 
train  est  monté  sur  le  cheval  de 
devant,  et  fouette  cocher,  on 
part  au  galop! 

Au    commencement    1 1    va 


bien,  on 

■-  iiiiuse 
d'être 

iecoué  comme  dans  un  panier  à  salade, 
et  on  est  content  de  ne  pas  avoir  à  mar- 
cher. Il  T  en  a  aussi  qui  s'étendent  sur 
'e  plancher  et  qui  ronflent  à  poings  fer- 
més. Mais,  au  bout  de  deux  ou  trois  heures 
de  cet  exercice,  on  était  positivement 
étripé,  sauf  votre  respect  ;  on  avait  des 
points  de  côté,  et  on  demandait  grâce. 

Moi,  je  tenais  bon.  Je  me  disais  :  tant 
plus  que  ça  va  vite,  tant  plus  que  ça  me 
rapproche  de  Santeuil. 

Mais  pourtant,  j'étais  étonné  de  ne 
pas  voir  les  noms  des  villes  et  des  villages 
i|ue  j'avais  traversés,  la  première  fois 
que  la  demi-brigade  avait  quitté  Paris 
pour  aller  à  l'armée  du  Rhin^ 

Et  j'ai  crié  au  soldat  du  train  qui 
nous  conduisail  : 

—  C'esl-^sl  bientôt  Paris?... 

Il  s'est  retourné  sur  sa  selle  en  riant, 
et  il  a  répondu  : 

—  Paris!...  Ahl...  ouiche!...  Nous 
lui  tournons  le  dos  !... 

Mais,  au  même  moment,  son  cheval  a 


1 .  Voir  l'Ouvrier  depuis  le  2  mai  1896. 

2.  1"  février  1797. 


buté  et  s'est  a.hittu,  et  le  cava- 
lier est  allé  rouler  dans  le 
fossé.  Le  timonier  est  allé 
tomber  sur  le  cheval  abattu 
ce  qui  a  fait  baisser  le  nez 
à  la  satanée  bagnole,  et  nous 
a  tous  jetés  les  uns  sur  les 
autres  hors  de  la  voiture,  et 
sur  les  chevaux  qui  ruaient 
et  gigottaient  comme  des  pos- 
sédés. 

Et  pendant  ce  temps-là  les 
voitures  qui  arrivaient  par 
derrière  manquaient  de  nous 
écraser. 

Jamais,  chers  parents,  je 
n'ai  vu  un  pareil  amoncelle- 
meut  de  chapeaux.  11  fallait 
tirer  nos  gibernes,  nos  sacs,  nos 
coilTures  de  dessous  les  pieds 
des  chevaux,  et  faire  bien 
attention  à  ne  pas  attraper 
un  coup  de  pied,  et  cela,  pen- 
dant que  les  autres  carrioles 

nous    dépassaient  et  que  nos  ~ 

camarades    nous    envoyaient 

des  plaisanteries  qui  transportaient  de  rage  le  brave  Flamboche. 
Il  a  même  couru,  le  sabre  levé,  sur  une  voiturée  de  voltigeurs 
qui  auraient  bien  pu  attraper  un  mauvais  coup,  si  leurs  chevaux 
n'avaient  pas  été  aussi  vite.  Il  est  vrai  qu'ils  avaient  déjà  pointé 
la  baïonnette  ! 

Nos  chevaux  relevés,  et  lavoiture  bien  examinée  par  tous  lec 
bouts,  il  a  fallu  rattraper  la  colonne  et  ses  carrioles.  Heureuse- 
ment, on  avait  donné  à  la  demi-brigade  le  temps  de  manger 
un  morceau,  pendant  qu'on  changeait  les  chevaux,  et  nous  somme? 
arrivés,  mais  juste  au  moment  où  nos  camarades  avaient  fini  de 
manger  et  où  ils  remontaient  dnns  leur  voiture  à  supplice. 

—  Ça  vous  apprendra  à  vous 
amuser  en  route,  que  nous  a  dit 
le  capitaine  Rouffignac.  A  pré- 
sent, vous  mangerez  comme  vous 
pourrez. 

Et  nous  voilà  repartis  au 
galop.  C'était  impossible  de 
tirer  un  couteau  pour  couper  son 
pain  et  son  lard,  on  se  serait 
tous  poignardés  à  qui  mieux 
mieux,  rapport  aux  sauts  de  la 
guimbarde. 

Le  soir,  on  était  dans  un  état 
piteux. 

Mais,  trois  jours  après,  on 
était  aux  environs  de  Lyon,  et 
dame,  là,  je  ne  comptais  pas 
vous  revoir  de  sitôt  et  je  trouvais 
que  c'était  Flamboche  qui  avait 
raison,  parce  que  si  nos  chefs 
avaient  voulu  nous  amener  à 
Paris,  ils  avaient  tout  de  même 
pris  un  drôle  de  chemin. 

Mais  comme  je  suis  têlu.  j'ai 
Fia m huche  : 

Tout  n'est    peut-êire  pas  perdu;  c'est     peut-être  une  fausse 
alerte.  *•*>. 

Le  malheur,  c'est  que 
quinze  jours  après,  avec 
de  fortes  étapes,  nous 
nous  trouvions  au  blocus 
de  Mantoue.  incorporés  à 
la  -2t)0  demi-brigade,  divi- 
sion Masséna,  sous  les 
ordres  du  général  Du- 
mas, un  nègre  !.,. 

Oui,  chers  parents,  un 
généi'al  nègre,  ce  qui 
nous  a  d'abord  fait  un 
peu  grogner. 

Il  faut  vous  dire  que 
tout,  d'abord,  dans  celto 
armée  d'Italie,  nous  a 
choqués.  Jamais  vous 
n'avez  vu  des  ofOciers  et 
des  soldats  plus  dégue- 
nillés. On  leur  aurait 
donné  deux  liards,  n'était 
la  diminution  des  assi- 
gnats. 

Nous  qui  étions    ha- 


dit    à 


9i 


.OUVRIER 


billes  de  neuf,  nous  avions  l'air  de  ci-dcvanie''.°?r-!oe3  en  face 
de  ces  vagabonds.  Et  ils  étaient  voleurs!  Kt  mal  poliV!  El  effrontés! 
Et  indisciplinés  I... 

Tout  de  suite  ils  nous  ont  jalousés.  Un  grenadier  de  la  20'  lé- 
gère nous  a  criédev,Tnt  une  vingtaine  de  ses  camarades  : 

—  Ohé!...  l'armcp  des  messieurs!... 

Et  c'est  le  nom  qu'on  adonné  depuis  à  l'armée  du  Hliin,  tant  il 
a  fait  l'ire  ceux  de  l'armée  d'Italie. 

—  Tu  viens  nous  voler  notre  gloire!...  que  ce  grenadier  aux 
coudes  percés  a  ajouté  en  me  menaçant  de  son  poing. 

Fbimboclie  et  Bersouillon  qui  étaient  avec  moi  oui  voulu  dégai- 
ner et  l'obliger  à  leur  rendre  raison.  Mais  je  les  ai  retenus  et  je  lui 
ai  crié  : 

—  Nous  ne  venons  pas  te  voler  ta  gloire,  grenadier!...  Nous 
t'en  apportons  des  bords  du  Rhin,  et  d'aussi  pure  que  la  tienne! 

Le  capitaine  Roufignac  est  sorti  du  baraquement  des  officiers 
du  bataillon  en  m'entendant  parler  de  cette  façon  au  coquin.  Il  a 
approuvé  mon  langage  et  m'a  appelé  le  Cicéron  de  la  2oe. 

Encore  un  particulier  qui  ne  devait  pas  être  de  la  petite  bière, 
ce  Cicéron.  et  pour  le  moins  aussi  glorieux  que  les  dénommés 
Brutus  et  Scipiou. 

N'empêche  que  toutes  ces  discussions  qui  recommençaient  à 
propos  de  tout  entre  les  vieux  soldats  de  l'armée  d'Italie  et  nous 
autres  qui  anivions  de  l'armée  du  Rhin  ne  devaient  pas  se  termi- 
ner sans  coups  de  sabre  ou  d'épée. 

Dès  le  lendemain,  on  en  a  eu  un  échantillon. 

Ces  animaux-là  qui  nous  accusaient  de  venir  leur  voler  leur 
gloire  ont  essayé  de  prendre  leur  revanche  en  nous  volant  nos 
bonnes  culottes'  nos  bonnes  guêtres,  nos  bons  bonnets  à  poil,  et 
nos  bonnes  capotes. 

En  m'éveillant  à  mon  cantonnement,  le  lendemain,  je  trouve 
une  culotte  rapiécée,  crevée  partout,  sale  comme  si  on  avait  ramoné 
la  cheminée  avec,  des  guêtres  reprisées,  un  bonnet  tout  déplumé, 
une  tunique  déteinte,  et  je  secoue  Flamboche  : 

—  Dis  donc,  Flamboche! 

—  Quoi  donc?  qu'il  fait. 

—  C'est  bien  tes  effets  que  tu  as?... 

Je  le  vois  qui  fouille  et  farfouille  et  qui  pousse  des  cris 
d'écorché. 

—  .Te  suis  volé!  qu'il  crie.  Ah',  le  bandit!  Le  gredin!  L'aristo- 
crate! .Si  jamais  je  le  pince!... 

Deux  minutes  après,  c'est  toute  la  compagnie  qui  vocifère  des 
injiu'esà  l'adresse  des  soldats  de  l'armée  d'Italie,  et  cinq  minutes 
après,  c'est  toute  la  demi-brigade  qui  se  réveille  détro.issée  de  fond 
en  comble.  Aux  voltigeurs,  comme  je  l'ai  su  par  Bersouillon,  aux 
fusiliers,  comme  je  inc  le  suis  laissé  dire  par  Radois,  les  mêmes 
coquineries  s'étaient  passées  de  la  même  façon. 

Alors,  nous  voilà,  Flamboche  et  moi,  occupés  à  parcourir  le 
camp,  reluquant  tous  les  grenadiers  que  nous  rencontrons,  exami- 
nant leurs  effets  depuis  les  pieds  jusqu'au  cou. 

Tout  à  coup,  Flamboche  s'écrie  : 

—  Je  reconnais  ma  culotte!...  Elle  avait  une  reprise  à  gros 
points  sur  le  genou. 

Et  il  me  montre  un  véritable  géanl  qui  avait  l'air  d'étouffer 
dans  une  culotte  trop  petite  pour  lui,  et  qui  fumait  tranquillement 
sa  pipe  en  brossant  son  bonnet  de  police. 

Flamboche  s'approche  du  géant  et  lui  dit  poliment  ; 

—  Grenadier,  m'est  avis  que  tu  as  ma  culoLte. 

—  Grenadier,  que  répond  l'autre  en  se  moquant,  la  culottequo 
j'ai  esta  moi. 

—  Grenadier,  reprend  Flamboche.  la  culotte  que  tu  as  est  à 
moi! 

—  Grenadier,  tu  en  as  menti! 

—  Alors!  tiens!... 

Et  Flamboche  donne  une  gifle  nu  géant  avant  que  j'aie  pu  l'en 
empêcher. 

Le  géant  dégaine,  fond  sur  mon  camarade  qui  dégaine  à  son 
lour  pour  se  défendre.  Je  les  supplie  d'arrêter,  d'allerau  moins  pins 
loin  pom"  vider  leur  querelle.  Rien  n'y  fait  et  au  plus  fort  de  leur 
lutte,  voilà  que  le  tambour  bat  aux  champs  et  que  débouche  ih^ 
derrière  une  maison  le  général  Dumas,  le  nègre! 

Je  me  sentais  froid  dans  le  dos. 

J'étais  loin  de  me  douter,  chers  parents,  de  ce  qui  allait  se  pas- 
ser!... Mais  le  général  Dumas  afait,  en  tout  cas,  ce  qui  lui  était  le 
plus  utile  pour  se  faire  admirer  de  soldats  arrivés  de  la  veille,  et 
qui  n'avaient  pu  contempler  son  courage  à  In  guerre. 

Il  est  arrivé,  suivi  de  son  aide  de  camp,  tout  firè*;  des  deux 
enragés  ferrailleurs  qui  se  criaient  trop  d'injia'cs  pour  l'entendre. 
Il  a  pris  le  géant  sous  son  bras  sans  dire  un  mol  ;  il  a  ensuite  pris 
de  la  même  façon  le  pauvre  Flamboche  qui  ne  savait  plus  où  il  en 
était,  et  il  a  porté  ces  deux  hommes  jusqu'à  la  salle  de  police, 
sans  avoir  plus  de  peine  que  papa  n'en  a  pour  transporter  deux 
gerbes  de  blé. 

Comme  il  a  vu  qu'ils  étaient  blessés  tous  les  deux,  mais  sans 
danger  pour  leur  vie.  il  s'est  contenté  de  dire  : 

—  Tant  mieux!  L'honneur  est  sauf! 

Ils  sont  restés  huit  jours  enfermés,  au  pain  et  à  l'eau,  et  ils 
sont  sortis  très  amis.   Le  géant  avait  consenti  à  rendre  à  Flambo- 


(  iie  sa  tunique,  mais  il  n'a  jamais  voulu  lui  rendre  sa  culotte  : 

. —  Tu  comprends,  grenadier,  qu'il  lui  a  dit,  ça  serait  me  donner 
tort,  je  ne  veux  pas  !  Je  t'ai  dit  qu'elle  était  à  moi,  je  ne  vpmx  pas 
me  dédire. 

Flamboche  a  respecté  ces  scrupules,  qui  sont  honorables. 

11  y  a  eu  bien  d'autres  disputes,  duels  et  batteries  entre  les  an- 
ciens soldats  de  l'armée  d'Italie  et  les  nouveaux  soldats  venus  de 
l'armée  du  Rhin;  il  y  a  eu  même  des  tue;'ies  véritables,  mais  tout 
ça  a  fini  par  se  calmer,  grâce  au  général  Dumas,  qui,  pour  un 
nègre,  n'est  tout  de  même  pas  une  fichue  bête. 

C'est  ainsi  qu'il  a  en  la  bonne  idée  de  faire  habiller  à  neuf  tous 
ceux  qui  étaient  loqueteux  pour  qu'il  n'y  ait  plus  de  jalousie. 

Et  puis,  il  a  annoncé  que  le  milliard  voté  par  la  Convention 
pour  les  soldats  de  toutes  les  armées  delà  République  allait  être 
enfin  distribué  p5r  ordre  du  Directoire. 

Mais,  pour  ça,  nous  I  attendons  toujours,  le  satané  milliard,  et 
le  Directoire  m'a  tout  l'air  de  ne  pas  s'intéresser  plus  au  soldat 
que  la  Convention.  La  Convention,  elle,  m'a  au  moins  donné  un 
fusil  d'honneur.  Le  Directoire,  lui,  m'a  tout  juste  donné  un  habil- 
lement, ce  qui  n'est  pas  beaucoup. 

Enfin,  chers  parents,  ce  qui  a  tout  à  fait  remis  d'accord  les 
anciens  et  les  nouveaux  soldats  de  l'armée  d'Italie,  c'est  l'affaire 
d'Arcole  dont  il  faut  que  je  vous  touche  <leux  mots. 

Après  ce  que  la  vingt-cinquième  demi-brigade  a  fait  à  Arcole, 
voyez-vous,  les  autres  troupes  de  l'armée  d'Italie  n'ont  plus  rien  à 
nous  dire,  ou  alors  ça  serait  de  la  mauvaise  jalousie. 

Bonaparte,  le  petit  général  en  chef,  un  lapin  qui  court  risque 
d'aller  loin,  à  ce  qu'on  dit,  nous  a  félicités  publiquement;  ça  coupe 
toutes  les  mauvaises  langues. 
{La  suite  au  prochain  numéro.)  Je.^n  Draui.t 


LE    LEGS 


Par  Georges  de  LYS 


Etoilant  la  grande  sa  Ile  oblongue,  les  lueurs  vacillantes  des  veilleu- 
ses découpent  des  ombres  et  des  clartés  errantes  sur  la  blancheur  fri- 
gide des  rideaux,  les  lits  alignés  en  pierres  tmbales  et  les  faces 
cireuses.  Le  silence  nocturne,  scandé  par  une  toux  rauque,  s'alour- 
dit, morne,  après  cette  manifestation  de  la  vie  en  qui  déjà  prélude 
un  écho  de  la  mort. 

Tout  au  fond,  dans  l'angle,  au  numéro  19,  un  râle  siffle  entre 
les  lèvres  amincies  d'une  moribonde;  ses  mains  flottent,  indécises, 
sur  le  drap  que  les  doigts  crispent  et  ramènent  au  visage,  comme 
si  d'avance  la  malheureuse  voulait  se  couvrir  du  suaire  —  dernière 
pudeur  des  agonisants!...  De  lourdes  larmes  emplissent  les  yeux 
vagues,  ternis,  débordent,  coulent  lentes  et  froides  le  long  des 
joues  terreuses. 

Doucement,  une  main  délicate  les  a  essuyées.  A  travers 
i'embrumement  des  prunelles,  la  mourante  a  reconnu  sœur  Gcr- 
trude,  la  religieuse  de  la  salle,  à  qui  la  blanche  cornette  met.  au- 
dessus  du  front,  comme  un  battement  d'ailes. 

—  Mou  Paul!...  mon  petit  !...  gémit  la  malade. 

—  Calmez-vous,  mon  amie,  murmure  sœur  Gertrude.  en  lui 
prenant  les  mains  dans  les  siennes  et  détendant  les  doigts  raidis 
par  la  douce  moiteur  des  siens.  Buvez  un  peu  de  cette  potion  et 
reposez-vous,  pour  mieux  embrasser  votre  petit  Paul  demain. 

—  Demain!...  geint  amèrement  la  femme. 

—  Sans  doute!  c'est  jeudi,  jour  de  visite. 

—  Demain,  je  serai  morte...  comme  mon  homme...  Oh!  ne 
cherchez  pas  à  m'illusionner  !  Je  le  connais,  mon  mal,  j'ai  vu  mon 
mari  en  mourir,  et  c'est  en  le  soignant  que  j'ai 'pris  sa  maladie... 
Ce  n'est  pas  que  je  regrette  ce  que  j'ai  fait:  oh!  non!  nous  nous 
aimions  1  Mais  je  vais  mourir,  je  le  sais,  je  le  sens,  et  lui,  mon 
Paul,  mon  mignon,  mon  innocent,  va  rester  seul  sur  terre,  sans 
pain,  sans  baisers... 

—  Prions  Dieu!  il  pourvoiera  au  sort  de  votre  enfant. 

—  Un  Dieu  qui  prend  nnemère'àson  fils!...  Il  est  méchant  votre 
bon  Dieu,  méeliant  pour  mon  petiot  si  douxl 

La  sreur.  gravement,  l'interrompit: 

—  C'est  pourtant  ce  Dieu,  dont  vous  niez  la  bonté,  qui  vous  a 
conduite  ici  pour  que  votre  fils  ne  soit  point  abandonné.  Ma  mère 
vil  bien  seidc  au  village,  elle  sera  heureuse  d'avoir  votre  Paul 
pour  enfant. 

—  Ce  serait  possible! 

—  Je  vous  le  promets. 

—  C'est  vous  l'ange  du  bon  Dieu,  murmura  la  moribondeen  atti- 
rant à  elle  les  mains  de  la  sœur  pour  les  baiser. 

Mais  celle-ci  s'agt-uouillait,  joignait  les  doigts  de  l'agonisante 
entre  les  siens  et  commençait  : 

—  Notre  Père,  qui  êtes  aux  cieux... 

—  ...  Qui  êtes  aux  cieux...,  balbutia  l'agonisante. 

La  prière  se  continuait...  F,u  prononçant  :  «  Délivrez-nous  du 
m:\\...  ».  le  soidlle  expira.  \.'àme  delà  mère  allait  à  Dieu. 


TRENTF 


L'OUVRIER 


La  mère  de  sœur  Gprtriide,  maman  Rivel,  comme  on  la  nom- 
mail  au  village,  ratifia  la  promesse  faile  par  sa  fille  à  la  morte. 
Le  petit  Pauldevint  son  fils.  Elle  accueillit  et  aima  en  aïeule  cel 
enfant  qui  lui  venait  du  cœur  de  sa  fille,  comme  s'il  fût  issu  de  sa 
chair  et  de  son  sang. 

Dans  ses  lettres,  elle  parlait  à  la  religieuse  du  petit  comme  s'il 
eût  été  sien.  Elle  en  arrivait  à  se  croire  grand'mère.  Toujours, 
iui  bas  de  la  dernière  page,  par  une  douce  attention  du  cœur, 
•[uelques  lignes  d'une  grosse  écriture  irrégulière  transmettaient 
directement  les  baisers  du  marmot  à  maman  Gertrude...  et  In 
religieuse,  dans  ses  nuits,  après  les  lourdes  journées  d'hôpital, 
pensait  ar  petit  qu'elle  eût  tant  aimé  embrasser.  Hélas  I  le  village 
était  loin,  maman  Rivel  peu  fortunée  et  Paul  Sauvan  grandissait 
loin  d'elle. 

Mais,  quand  même,  la  sœur  était  heureuse  de  cet  intérêt 
humain  qu'elle  avait  lié  à  sa  vie.  Dans  sa  pieuse  candeur,  elle  se 
demandait  parfois  si  ce  n'était  point  péché  d'avoir  donné  place  à 
d'autres  qu'à  Dieu  dans  son  cœur?  Elle  avait  librement  renoncé 
nu  monde,  elle  n'avait  donc  pas  droit  aux  joies  de  la  maternité, 
et  elle  se  sentait  mère,  mère  de  l'orphelin  qu'elle  n'avait  vu  cepen- 
dant qu'une  fois! 

Honteuse,  elle  cachait  le  portrait  de  Paul  dans  son  livre  de 
prières  et  allait  s^hiimilier,  s'accuser  aux  genoux  de  son  confes- 
seur. Le  vieux  prêtre  calmait  ces  scrupules  de  sa  voix  de  clémence  : 
«  Dieu  nous  a  donné  un  cœur  pour  aimer  1...  » 

Les  années  coulaient.  Paul  devenait  homme.  C'était  un  gars 
solide,  hardi  travailleur,  dont  les  bras  maintenant  faisaient  vivre 
son  aïeule  adoptive.  Sœur  Gertrude  continuait,  dans  le  même  hos- 
pice, son  existence  de  dévouement  au  travers  des  misères  et  des 
nironies  humaines,  joyeuse  pour  lonstemps  quand  venait  lui  sou- 
rire une  lettre  du  pays,  tracée  de  la  main  de  Paul;  la  vieille 
maman  n'écrivait  plus... 

Un  jour,  l'enveloppe  rompue  ne  lui  apporta  que  des  larmes;  la 
mère  Rivel  était  morte,  et  Paul  orphelin  pour  la  seconde  fois.  11 
unissait  sa  douleur  à  celle  de  la  fille  que  le  devoir  rivait  à  l'hôpital 
et  dont  les  doigts,  après  avoir  fermé  tant  de  paupières  inconnues, 
n'avaient  pas  le  droit  de  clore  les  yeux  d'uue  mère! 

D'abord  fréquente,  la  correspondance  devint  rare  et  brève; 
plus  de  confidences,  de  projets  ébauchés;  un  malaise  perçait  sous 
les  phrases  hâtives  et  vagues.  Puis,  elle  cessa  brusquement.  Sœur 
Gertrude,  déjà  inquiète,  s'alarma.  Elle  écrivit  au  maire  de  la 
commune  pour  s'informer  de  Paul.  La  réponse  la  stupéfia.  Resté 
seul,  le  jeune  homme  s'était  dérange  et,  finalement,  avait  quitté 
le  pays  sans  laisser  d'indices  sur  la  direction  prise. 

Sœur  Gertrude  espéra  d'abord  qu'il  viendrait  à  Paris,  ce  Paris 
qui  est  l'aimant  universel;  alors,  une  fois-là,  pourrait-il  ne  pas 
venir  à  elle?  C'était  impossible!  Vivre  dans  la  même  ville  sans 
accourir  lui  tendre  les  bras!  Ah!  elle  ne  doutait  pas  du  cœur  de 
son  enfant! 

Mais  le  temps  passa,  toujours  sans  nouvelles.  La  fille  de  charité 
porta  ses  larmes  aux  pieds  de  Dieu  ;  ses  anciens  scrupules  se  réveil- 
lèrent ;  elle  voyait  dans  l'abandon  de  Paul  le  châtiment  dont  le 
Ciel  frappait  son  cœur,  trop  enclin  aux  afifections  terrestres;  elle 
offrait  sa  douleur  en  holocauste,  acceptant,  bénissant  l'épreuve. 
priant  pour  l'ingrat,  et  conjurant  Dieu  de  donner  en  joies  à  l'en- 
fant les  peines  de  la  mère. 


La  porie  de  la  grande  salle  s'est  ouverte.  Silencieux,  glisse 
le  pas  de  la  religieuse.  Elle  a  vieilli,  sœui-  Gertrude;  en  soulevant 
sa  cornette,  on  verrait  la  neige  de  ses  cheveux  coupés  ras,  si 
opulents  lorsque  les  ciseaux  les  versèrent  sur  les  dalles  de  la 
chapelle,  si  rares  aujourd'hui! 

—  Rien  de  nouveau,  monsieur?  demande-t-elle  à  l'interne  de 
service  qu'elle  croise  dans  l'allée. 

—  Si,  ma  sœur.  On  vient  d'amener  un  blessé,  d'urgence;  uu 
malheureux  tombé  je  ne  sais  d'où.  Chute  grave,  lésions  internes. 
11  passera  peut-être  la  nuit,  mais  après... 

L'interne  eut  un  geste  significatif. 

—  Pauvre  garçon!...  A-t-il  sa  connaissance? 

—  Du  tout!  L'n  état  comateux  qui  ne  cessera  que  pom-  laisser 
place  au  délire.  Peut-être,  cependant,  aux  derniers  moments, 
recouvrera-t-il  quelque  lucidité;  c'est  possible. 

—  Où  l'avez-vous  mis? 

—  Au  19,  près  de  la  porte 

—  Je  vais  le  voir. 

La  sœur  s'avança,  glissant  contre  les  lits,  s'arrêtanl  parfois 
pour  répondre  à  l'appel  d'un  malade.  A  l'angle  de  la  salle,  elle 
s'approcha. 

.  Sur  le  lit.  la  tête  renversée  sur  l'oreiller,  un  homme  jeune, 
mais  à  la  face  ravagée  par  les  excès,  haletait  péniblement.  Sa 
physionomie  frappa  la  sœur,  lui  mit  dans  la  mémoire  une  évoca- 
tion de  (li'jà-ni,  trop  lointaine,  cependant,  pour  être  précisée. 

Elle  a  posé  sa  main  fraîche  sur  le  front  enfiévré  du  blessé. 
Il  s'agite,  ouvre  des  yeux  atones  qui  vaguent  dans  leurs  orbites. 


—  Maman!  b>  ,aya-t-il. 

Cri  d'enfant  qui  revient  à  l'homme  à  l'heure  des  adieux! 
La  sœur  se  penche  vers  le  malheureux;  il  tend  les  bras,  la  regarde 
de  ses  prunelles  folles,  mais  un  éclair  les  illumine  : 

—  Maman  Rivel! 

Paul!  c'est  son  Paul!  Mon  Dieu!  le  revoir  dans  cet  état!... 
La  fille  de  charité  s'abat  sur  les  genoux,  joint  les  mains,  élève  les 
bras  et,  ardent  comme  une  prière,  jette  cet  appel  : 

—  .Mon  enfant! 

Comme  s'il  l'eût  comprise,  le  moribond  reprend  : 

—  .Maman  Gertrude  1 


L'interne  s'était  approché.  Curieusement,  il  regarde  la  sœur. 
Elle  le  voit,  elle  l'implore  : 

—  Oh!  vous  le  sauverez! 

Le  jeune  homme  la  fixe,  étonné,  sans  répondre. 

—  .\h!  reprend-elle,  vous  ne  savez  pas.  C'est  Paul!  au  19,  dans 
le  lit  où  sa  mère  mourante  me  l'a  confié...  Pauvre  petit!... 
Ma  mère  l'a  élevé;  puis  elle  est  morte  aussi...  .\lors...  alors  Paul 
a  disparu...  C'était  notre  enfant...  11  y  a  cinq  ans  de  cela...  Et  je 
le  retrouve  ici...,  il  va  mourir...  Oh!  non,  non,  vous  le  sauverez. 

—  Hélas!  murmura  l'interne  ému,  en  hochant  tristement  la  tête. 

—  Alors,  il  est  perdu,  bien  perdu...  0  mon  Dieu!  le  laisserez- 
vous  mourir  sans  qu'il  ait  demandé  le  pardon  de  ses  fautes?...  Si 
j'ai  péché  en  aimant  trop  l'enfant  que  m'avait  confié  la  mort, 
lorsque  je  vous  devais  mon  cœur  tout  entier,  à  vous  seul,  ô  mon 
Dieu  !  punissez-moi,  moi  la  coupable,  et  que  mon  châtiment  lui 
mérite  votre  miséricorde! 

La  tête  dans  les  mains,  la  religieuse  ardemment  priait... 
Une  voix  épuisée  l'appela  ; 

—  Ma  sœur  ! 

Elle  releva  le  front,  Paul  la  regardait. 

—  Oh  !  je  vous  connais  !  Vous  m'aviez  sauvé  la  vie,  vous  deviez 
m'adoucir  la  mort.  Pardon  !  j'ai  été  ingrat...  Si  vous  saviez  I... 

Le  blessé  courba  la  tète. 

—  Paul,  mon  enfant,  lui  dit  tendrement  la  sœur,  puis-je  rien 
te  reprocher  ?  mais  c'est  Dieu  qu'il  te  faut  implorer! 

—  Dieu?  je  n'y  crois  plus  ! 

Sœur  Gertrude  blêmit  et  chancela.  Sa  physionomie  exprima 
une  si  intolérable  douleur  que  l'interne  crut  qu'elle  allait  défaillir... 

.Mais  elle  se  redressa,  maîtresse  de  sa  souffrance.  Sa  main  éleva 
jusqu'à  ses  lèvres  le  crucifix  suspendu  à  son  chapelet,  puis  elle  le 
présenta  au  moribond. 

—  Votre  mère  l'a  embrassé  avant  de  mourir,  là,  dans  le  lit  où 
vous  êtes,  en  me  priant,  au  nom  de  Dieu,  de  la  remplacer  ici-bas 
auprès  de  vous. 

Paul  hésitait.  Soudain,  il  lui  sembla  que  l'image  de  sa  mère 
planait  sur  lui,  que  deux  mains  soulevaient  sa  tête  endolorie  et  la 
poussaient  vers  la  croix.  Son  cœur  se  tendit,  des  larmes  jaillirent 
de  ses  yeux  ;  il  songea  à  ce  que  la  sœur  avait  fait  pour  l'orphelin 
et  comprit  à  la  fois  Dieu  et  ses  anges.  Pieusement,  il  baisa  les 
genoux  du  Christ. 

Alors,  il  retomba,  la  face  transfigurée  par  ce  baiser  d'amour, 
exhalant  ce  double  cri  : 

—  .Mon  Dieu!...  Maman!... 

Georges  oe  Lys. 


AMUSEMENTS  SCIENTIFIQUES 


LE  KALEIDOSCOPE 

Peu  de  jouets  scientifiques  ont  eu  la  vogue  du  kaléidoscope 
dont  les  dessins  symétriques,  variables  à  l'infini,  aux  jolies  et  vives 
couleurs,  sont  toujours  regardés  avec  plaisir. 

Décrit  par  Porta,  il  y  a  plus  de  trois  siècles,  simplifié  et  répandu 
par  le  physicien  anglais  Brewster,  au  commencement  de  ce  siècle, 
ce  jouet  scientifique  n'a  pas  encore  cessé  d'être  en  faveur  auprès 
des  enfants,  et  il  continue  à  rendre  service  aux  dessinateurs  pour 
papiers  peints,  tapis  et  tissus  imprimés,  qui  lui  demandent  des  idées 
et  des  modèles  de  dessins. 

On  dit  que  plus  de  deux  cent  mille  kaléidoscopes  furent  vendus 
à  Paris  et  à  Londres  dans  les  trois  mois  qui  suivirent  l'apparition 
de  cet  instrument.  Xu\  deux  cent  mille  abonnés  ou  lecteurs  des 
Veillées,  il  appartient  de  redonner  semblable  vogue  à  l'intéressant 
jouet  de  catoptriquc,  qu'ils  pourront  construire  eux-mêmes,  à  peu 
de  frais,  en  suivant  nos  indications  :  ce  sera  le  travail  d'une  soirée. 

Fabriquez  d'abord  un  tube  de  carton  T  (adoptons  une  longueur 
de  vingt-cinq  centimètres  environ,  et  un  diamètre  Je  cinq  à  six 
centimètres),  eu  enroulant  sur  un  morceau  de  bois  cylindrique  une 
longue  bande  de  pafiier  à  dessin,  enduite  de  colle  d'amidon  et  dont 
la  largeur  égalera  la  hauteur  que  vous  voulez  donner  à  l'instru- 
ment. Laissez  sécher  le  tube  en  carton  ainsi  obtenu  par  sept  ou 
huit  épaisseui's  de  papier. 


06 


L'OUVRIER 


V'O" 


Faites  deux  bouchons,  semblables  à  descouvei,,  es  de  petites  boi- 
tes en  carton,  pour  fermer  le  tube  à  chaque  extrémité  (a»  i  de  la 
vignette). 

Dans  le  premier  bouchon,  qui  sera  placé  à  la  partie  supérieure 
du  tube,  et  dont  l'inlérieiir  devra  être  noirci,  vous  ferez  une  petite 
ouverture  ronde,  derrière  laquelle  vous  fixerez,  en  le  rçtenant  par 
des  bandelettes  de  papier  gommé,  un  morceau  de  verre  transpBrent 
qui  sera  l'oculaire  de  l'instrument.  Dans  le  fond  du  second  bouchon 
(F  no -i).  vous  enlèverez  un  disque  do  carton  presque  égal  au  dia- 
mètre du  tube  T,  de  manière  à  ne  laisser  qu'un  anneau  de  carton 
juste  suffisant  pour  maintenir  un  verre  dépoli  rond  (n»  8),  dontles 
bords  y  seront  fixés  avec  de  la  cire  à  cacheter  ou  mieux,  collés 
avec  une  dissolution  épaisse  de  baume  de  Canada  dans  de  l'essence 
de  térébenthine.  Le  n"  3  de  la  vignette  montre  de  face  ce  bouchon 
F  garni  du  disque  de  verre  dépoli. 

Coupez  à  une  extrémité  de  votre  tube  de  carton  T  un  anneau  A 
(no  6),  de  dix  à  quinze  millimètres  de  hauteur,  et  placez  cet  anneau 
au  fond  du  bouchon  F,  contre  les  parois  duquel  vous  le  fixerez  avec 
de  la  colle.  Sur  l'anneau  de  carton,  posez  un  verre  transparent  Vp, 
(no  7),  qui  entrera  à  frottement  dur  dans  le  bouchon  F;  un  vitrier 
vous  fournira  les  deux  disques  de  verre  poli  et  dépoli,  pour  vingt- 
cinq  centimes.  Dans  la  sorte  de  boite  formée  entre  ces  deux  verres, 
mettez  de  petits  morceaux  de  verre  de  diverses  couleurs,  des  per- 
les transparentes,  quelques  fragments  très  petits  de  mousse,  des 
brins  minuscules  de  soie  de  couleur;  tous  ces  objets  devront  être 
au  large  et  occuper  tout  au  plus  les  deux  tiers  de  l'espace  qui  leur 
est  réservé,  afin  qu'ils  puissent  être  facilement  mobiles  et  se  deola- 
rer  les  uns  par  rapport  aux  autres. 


Adaptez  mamtenant  ce  bourhon  1-  au  tube  1  i  ouiuil  on  le 
voit  en  cnupe  au  n"  i  de  la  \ignette.  ^otons  seulement  que  ce 
bouchon  F  a  été  supposé  beaucoup  Iroj)  petit  par  notre  dessina- 
teur; il  faut  qu'ilait  enréalité  decinqà  six  centimètres  de  profon- 
deur afin  de  mieux  embrasser  le  tube  T  et  de  s'y  maintenir  soli- 
dement. 

Procurez-vous  deux  lames  de  verre  {].' n  n"  3).  longueur  vingt 
centimètres,  largeur  quatre  centinièlres  environ,  et  noircissez-les 
sur  une  face  avec  une  couche  de  vernis  noir  japonais,  ou  de  cou- 
leur noire  ((uelconque.  Si  vous  avez  une  vieille  glace  étamée.  bri- 
sée, faites-y  tailler  les  deux  lames;  la  réflexion  s'y  fera  mieux 
encore  que  dans  des  mir.iirs  formés  simjjlement  de  verre  noirci. 

Avec  les  deux  lames  L  n  (dont  vous  mettrez  en  regard  les  faces 
brillantes)  et  une  bande  de  carton  L  c,  noircie  avec  de  l'encre,  de 
mênne  longueur  que  les  lames,  mais  dont  la  largueur  sera  déler- 
minée  par  l'angle  que  vous  voudrez  donner  au.\  miroirs  (nous 
dirons  tout  à  l'heure  qu'il  convient  que  cet  angle  soitde45o  ou  de 
60o).  formez  une  sorte  de  prisme  triangulairedroit,  en  réunissant 
ces  trois  pièces  au  moyen  de  bandes  de  toile  collées  extérieure- 
ment sur  les  arêtes  du  prisme.  Introduisez  cet  asscmblase  dans 
le  tube  ï  où  sa  position  est  indiquée  au  numéro  '2  de  la  vignette. 

Une  extrémité  des  lames  venant  toucher  d'une  part  le  verre 
poli  V  p.  rognez,  s'il  y  a  lieu,  l'excédent  de  longueur  du  tube  de 
carton  T,  en  sorte  que  l'autre  extrémité  des  miroirs  soit  en 
contact  avec  le  bouchon  supérieur  mis  en  place;  il  sera  bon 
de  fixer  celui-ci  au  tube  en  collant  tout  autour,  sur  sou  bord. 
une  bande  de  papier. 

Quand,  tenant  le  kaléidoscope  dirigé  vers  la  lumière,  dans  une 
position  à  peu  près  horizontale,  on  regarde  par  l'oculaire  O.on  voit 
une  jolie  rosace  brillante  et  régulière^  formée  parles  imagés  réflé- 


chies des  petits  objets  colorés,  images  disposées  régulièrement 
dans  une  circonférence  autour  de  la  ligne  d'intersection  des  deux 
miroirs.  Le  moindre  mouvement  tournant,  la  plus  petite  secousse 
imprimée  à  l'instrument,  suffisent  pour  produire  un  changement 
total  du  spectacle,  dont  la  variété  est  infinie,  car  il  est  improbable 
qu'on  réussisse  à  produire  deux  fois  une  même  image. 

Quant  à  l'angle  que  doivent  former  ensemble  les  deux  lames 
de  verre  noirci,  il  est  en  rapport  avec  le  nombre  des  images  que 
l'on  veut  obtenir  par  réflexion  ;  nous  adoptons  un  angle  de  ib"  ou 
de  (iO'J  :  le  premier  donnera  seplimages  réfléchies,  plus  l'image  des 
objets;  le  deuxième  donnera  cinq  images  réfléchies,  soit  une 
rosace  composée  de  six  secteurs  semblables. 

On  pourrait  encore  donner  d'autres  angles  aux  miroirs;  il 
suffit  que  le  nombre  de  degrés  de  l'angle  soit  contenu  un  nombre 
pair  de  fois  dans  360  (puisiiue  la  circonférence  se  divise  en  360 
degrés)  ;  60  est  contenu  exactement  six  fois  dans  360  degrés,  d'où 
six  images  obtenues;  43  est  contenu  exactement  huit  fois  en  360, 
d'où  huit  images;  de  même  un  angle  de  36"  donnerait  dix  images, 
toujours  en  comptant  l'image  réelle  des  petits  objets  colorés. 

Vieille  machine,  que  ce  kaléidoscope,  j'en  conviens  ;  mais  le  seul 
motif  qu'il  a  réjoui  l'enfance  de  notre  grand'mère  doit-il  suffire 
pour  nous  le  faire  dédaigner? 

Magl's. 
{Tous  droits  réservés.) 


JEUX   D'ESPRIT   DE   LOUVRIER 


TROISIÈME     SERIE 

.\  partir  de  samedi  prochain,  l'Ouvrier  publiera  chaque  samedi 
trois  problèmes  ou  jeux  d'esprit. 

La  solution  des  problèmes  de  la  série  donne  droit  à  des  prix  en 
nombre  illimité. 

La  troisième  série,  ouverte  le  13  juin,  sera  close  le  samedi 
1 9  septembre  (n"  1930). 

t'Ib'  contiendra  45  problèmes. 

Les  (iKdipes  «[ui  nous  enverront  toutes  les  solutions  auront  droit 
;i  10  flancs  lie  lirres  de  notre  catalogue. 

Les  OEdipes  qui  nous  enverront  au  moins  42  solutions  auront 
droit  à  3  francs  de  lii'res  de  noire  catalof/ue. 

En  outre,  trois  prix.  Fan  de  10  francs,  l'autre  de  3  francs,  le 
dernier  de  2  francs,  en  livres  de  notre  catalogue,  seront  lir?s  an 
sort  entre  tous  les  OEdipes  qui  auront  envoyé  au  moins  20  solu- 
tions. 

Les  solutions  devront  nous  être  envoyées  toutes  ensemhle.  à  la 
fin  du  concours.  Les  OEdipes  auront,  pour  cet  envoi,  jusqu'au 
30  septembre  inclusivement.  Ces  solutions  seront  écrites  très  lisi- 
blement ;  en  tête  du  papier,  le  concurrent  inscrira  ses  nom  et 
adresse,  et  son  pseudonyme  s'il  en  adopte  im. 

Le  concours  est  ouvert  à  tous  les  lecteurs  de  l'Ouvrier. 
abonnés  et  lecteurs  au  numéro. 


LiDrairie  BLÉRIOT  —  Henri  GAUTIER,  suce"" 

SS,     QUAI      DES     G  R  A  N  D  S- A  U  G  U  S  T  I  N  S,     PARIS 


VIENT   DE    PARAITRE 


ODETTE 


]M.    IM  A.  «.  Y  A.  IV 


I  Vu),  in-12,  prix  franco 3  francs. 

Dvi  nii«*me  auteur  : 

L'Hôtel  Saint-François,  \   vol.  in-12 2  -« 

Les  Tuteurs  de  Mérée,   I   vol.  in-12 2  '^ 

Un  Portrait  de  famille.  1  vol.  in-12.... 2  > 

Une  Cousine  Pauvre,   1  vol.  in-12 3  " 

Anne  de  Valmoet,  1   vol.  in-12 2  " 

La  Cousine  Esther.  1  vol.  in-12 2  » 

Le  Secret  de  Solange,  1  vol.  in-12 3  ». 

Une  Dette  d'honneur,  1  vol.  in-12 3  » 

La  Maison  de  famille,  1  vol.  in-12 3  » 

Primavera.  I  vol.  in-12 2  » 


Hirail(:  HENRI  GAl.TIKR      -  Sr,:aiii,  Imp.  Chsrnire  el  Ci». 


centimes  leN' 
année  courante, 


•       t   e\     centimes  le  N»\  -»to      «nr»* 

j.       (10     années  échues.)  N       1921 


TRENTE-SIXIÉMB    âNRÉE.    —  13  Juin  1896. 


L'OUVRIER 

«roiirual  illustré  paraissuiit  le  Iflercredî  et  le  Samedi 


ABONNEMENT  D'UN  AN  : 

(104  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique 

6  francs. 


DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAUTIER,  successeib 

5o,  quai  des  jrands-Anguslins,  Paris. 


ABONNEMENT  D'UN  AN 

(lOi  numéros) 

Colonies  et  Étranger  (sauf  la 

Belgique)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'ORj  par  georges  le  faure 


Il  lui  montra  dos  silhouetlcs  do  chariots  qui  s'estompaient  dans  la  brume.  (Voir  page  39.) 


98 


L'OUVRIER 


EOMArAIRE :  Les  Voleurs  dor,  r ir  Gforge»  Le  Faure.  —  Un  Aîoul  de  Chapu- 
zot.  p»r  Jean  Drault.  —  Chronique,  par  Oscar  Havard.  —  Recettes  de  la 
semaine. 


LES  VOLEURS  D'OR 

PAR 

GEORGES  LE  FAUFE 


IXIII 

LE  MÉTIS  ET  L'IRLANDAIS  s'BNTENDENT 

Tout  rlifirmés  de  celle  rencontre  inattendue  qui,  après  trois 
mois  de  sépaiation,  leur  permetlail  de  se  retremper  un  peu  dans 
leurs  souvenirs  d'autrefois  et  dans  la  muluelle  confiance  qu'ils 
avaient  l'un  en  l'autre,  les  deux  jeunes  gens  avaient  décidé  de  cam- 
perai] môme  endroit  ;  c'est-à-dire  que  Ilenry  Kinburn  avait  changé 
l'ordre  de  ses  étapes,  de  façon  à  pouvoir  consacrer  quelques  heu- 
res de  plus  à  son  ami  ;  il  en  serait  quille  pour  faire  accélérer  un 
peu  plus  l'allure  de  sa  (ronpe,  ce  qui,  au  fond,  ne  serait  pas  mauvais 
à  ses  hommes  et  leur  servirait  d'eniraînenient... 

Vers  deux  heures  du  malin,  la  rivière  Vaal  traversée,  on  avait 
donc  fait  halle  et,  tandis  que  les  soldais  harassés  s'endormaient 
auprès  de  leurs  chevaux  misa  l'entrave  et  que  les  hommes  de. lean 
de  lirey  se  reliraient  dans  le  chariot  pour  s'y  reposer  à  l'abri  de 
l'humidité,  les  deux  amis  s'installaient  sous  une  lente  confortable, 
dressée  pour  l'officier  anglais. 

Là,  fumanl  force  cigarettes  et  absorbant  des  tasses  de  thé,  ils 
avaient  devisé  jusque  bien  après  le  lever  de  l'aurore,  Henry 
Kinburn  déployant  toute  son  éloquence  à  réconforter  son  ami 
Jean,  accumulant  arguments  sur  arguments  pour  lui  faire  entre- 
voir, comme  possible,  la  réalisation  de  ses  rêves  de  bonheur. 

—  Le  principal,  voyez-vous,  dans  la  vie,  c'est  de  gagner  du 
temps,  lui  disait-il  :  rien  ne  dit  que  les  circonstances  ne  conti- 
nueront pas  à  vous  être  favorables. 

—  Favorables!  répéta  amèrement  l'ex-officier. 

—  By  (lod  !  s'exclama  le  lieutenant  de  borse-giiards,  vous  êtes 
difficile  :  comment,  vous  voilà  ruiné,  sans  autre  ressource  que  des 
dettes,  et  la  Providence  vous  envoie  juste  à  point  une  situation, 
peu  brillante,  c'est  vrai,  mais  suffisante  pour  vous  aider  à  faire 
face  à  vos  affaires...  Celle  que  vous  aimez  part  pour  ce  pays  et 
c'est  précisément  dans  ce  même  pays  que  la  Providence  vous 
envoie.... 

—  Je  sais  bien...  je  suis  un  ingrat...,  et  je  vous  demande 
pardon... 

—  Vous  plaisantez. 

.—  Mais  que  voulez-vous...,  je  souffre  tant  que  je  suis  injuste... 

—  Brave  ami...,  si  vous  croyez  que  je  ne  vous  comprends  pas... 
Mais,  nia  parole  d'honneur,  vous  avez  tort  de  ne  pas  avoir  con- 
fiance... Je  ne  sais  pourquoi,  j'ai  idée  que  tout  cela  s'arrangera  au 
mieux... 

11  se  frottait  les  mains  avec  satisfaction  et  murmura  d'un  air 
singulier  : 

—  En  tout  cas,  vous  pouvez  être  persuadé  que  si  la  Providence 
a  besoin  d'un  coup  de  main,  je  ne  me  ferai  pas  prier  pour  le  lui 
donner...,  surtnul  si  le  coup  de  main  doit  être  un  bon  coup  de 
sabre  on  de  revolver. 

Il  souriait  en  disant  cela,  les  paupières  plissées,  laissant  filtrer 
un  regard  malicieux  qui  stupéfiait  Jean... 

—  Que  peuvent  avoir  à  faire  en  tout  cela  votre  sabre  et  votre 
revolver?... 

Henry  Kinburn  leva  les  bras  vers  le  sommet  de  la  tente  et 
répondit  de  façon  évasivc  : 

—  Sait-on  jamais  ?... 

Puis,  après  un  instant,  il  ajouta: 

—  Vous  savez  que  j'ai  eu  pour  compagnon  à  Londres,  avant  mon 
départ,  cet  individu,  vous  vous  rappelez,  celui  qui  nous  a  rencon- 
trés comme  nous  décrochions  ce  grand  garçon  de  la  branche  de  sapin 
à  laquelle  il  était  pendu. 

—  Ah!...  cb  bien?... 

—  Eh  liirn  !  je  lui  ai  tiré  les  vers  du  nez  et  j'ai  appris  bien  des 
choses  ;  d'ahorii  que  ce  garçon  —  qui  a  l'air  d'une  brute,  entre 
parentiièses  ~  est  l'un  des  propriétaires  de  Ferme  Flisahclh...  lit 
c'est  pour  l'avoir  dans  son  jeu  alin  de  «  pepgcr  «  les  meilleurs 
terrains  que  lord  Cornallell  lui  a  promis  la  main  de  sa  tille. 

Jean  de  lirey  sursauta,  blême,  l'œil  hagard. 

—  Miss  Kdwidge,  In  femme  de  cet  homme?  s'exclamn-t-il. 

—  liestez  donc  tranquille  ;  ce  n'est  pas  encore  fuit  et,  je  vous 
répète,  je  u'ui  point  idée  que  cela  se  fera... 

—  Mais  enlin,  qui  peut  vous  faire  parler  ainsi  î  Si  vous  savez 
quelque  chose,  ne  me  laissez  pas  dans  l'inquiétude...,  dites-moi... 

1.  Voir  l'Ouvrier  depuis  le  2  mai  t896. 


—  Je  ne  peux  rien  vous  dire...  ne  sachant  rien...  Un  pressen- 
timent, ça  ne  s'expliijue  ni  ne  se  discute... 

Jean  comprit  qu'il  insisterait  inutilement  et  demanda: 

—  Alors  vous  avez  vu  votre  cousine  ?... 

—  11  y  a  trois  jours,  oui,  ainsi  que  je  vous  l'ai  dit;  elle  se  porte 
bien  et  est  triste,  mais  nullement  découragée,  parce  qu'elle  espère 
que  la  Providence  la  protégera... 

—  Et...  lui?  interrogea  Jean  de  Brey  d'une  voix  sourde... 
l'homme?... 

—  Il  doit  se  trouver,  à  l'heure  actuelle,  aux  environs  de  Ferme 
Elisabeth...  pour  se  préparer  au  «  peggage  ». 

Un  silence  suivit,  durant  lequel  les  deux  jeunes  gens  restèrent 
absorbés,  chacun  d'eux  suivant  ses  pensées;  tout  à  coup  Henry 
Kinburn  retira  de  sa  bouche  sa  courte  pipe  de  merisier  et,  regar- 
dant son  ami  droit  dans  les  yeux: 

—  Dire  que  votre  sort  peut  se  décider...  après-demain,..,  mur- 
mura-1-il. 

—  Comment  cela  ! 

—  Admettez  que  la  Providence  vous  favorise  et  que  vous  arri- 
viez le  premier  sur  les  bons  territoires...  C'est  une  fortune  colos- 
sale qui  vous  tombe  entre  les  mains  et  du  même  coup  l'intérêt 
que  lord  Cornallelt  porte  à  ce  garçon  s'évanouit  pour  se  reporter 
sur  vous... 

—  Avec  celle  différence  que  lui  agit  pour  son  compte,  tandis 
que  moi  je  ne  suis  que  le  mandataire  de  ma  compagnie... 

—  C'est  juste  ;  en  tout  cas,  les  raisons  pour  lesquelles  lord 
Cornallelt  lient  à  ce  mariage  n'existeraient  plus  et  vous  auriez 
devant  vous  tout  le  temps  nécessaire  pour  conquérir  une  situation 
qui  vous  permette  de  briguer  avec  succès  la  main  de  ma  cousine... 

Une  flamme  brilla  dans  les  yeux  de  Jean,  mais  elle  s'éteignit 
presque  aussitôt  et  il  murmura  : 

—  Qui  sait  si  les  plans  qui  m'ont  été  remis  par  les  directeurs 
sont  exacts?... 

—  Espérons-le  ;  en  tout  cas,  c'est  une  chance  que  vous  avez  et 
à  laquelle  certainement  vous  n'auriez  pas  songé... 

Jean  lui  prit  les  mains,  les  serra  avec  effusion  et  dit  d'une  voix 
affectueuse: 

—  Vous  êtes  un  ami  véritable,  Henry  ;  et  vienne  l'occasion  de 
vous  prouver  ma  reconnaissance,  vous  verrez  que  vous  n'avez  pas 
eu  affaire  à  un  ingrat. 

—  Mais,  j'en  suis  certain,  mon  bon  Jean,  repartit  l'Anglais,  dont 
rattendiissemenl  perçait  à  travers  son  flegme  naturel. 

Regardant  sa  montre,  il  s'exclama  : 

—  Je  vous  demande  pardon;  mais  il  est  six  heures  et  je  n'ai 
que  le  temps  de  faire  mouler  mes  hommes  à  cheval  si  je  veux 
galoper  quelques  milles  avant  la  forte  chaleur... 

Une  fois  encore,  ils  se  serrèrent  les  mains,  et,  cinq  minutes 
plus  tard,  à  la  tète  de  sa  troupe,  Henry  Kinburn  parlait  au  trot, 
suivi  par  les  regards  de  son  ami;  quand  il  eut  disparu  au  loin, 
dans  un  nuage  de  poussière,  Jean  de  Brey  poussa  un  soupir  et  s'en 
fut  vers  le  chariot  autour  duquel  ses  hommes  avaient  établi  leur 
campement;  les  bœufs,  couchés  dans  l'herbe  rare,  ruminaient 
lentement,  tandis  que  les  chevaux,  entravés,  mangeaient  leur 
provende  en  s'ébrouant  :  de  dessous  la  bftche  de  cuir,  un  bruit 
sortait  produit  par  les  ronflemenls  des  dormeurs. 

Jean  de  Brey  souleva  un  rideau  et  appela* 

—  Macker!...  dormez-vous? 

H  y  eut  un  bâillement,  puis  un  grouillement  dans  l'ombre  et 
une  voix,  tout  empâtée  par  le  sommeil,  demanda  : 

—  C'est  vous,  monsieur  l'inspecteur?... 

—  Oui,  Macker...,  j'aurais  un  mot  à  vous  dire... 
L'Irlandais  se  glissa  hors  du  chariot  et,  très  respectueusement, 

son  chapeau  à  la  main  : 

—  Qu'y  a-t-il  pour  votre  service,  monsieur  l'inspecteur? 

—  Je  voudrais  savoir  si  nous  avons  encore  loin  d'ici  Ferme 
Elisabeth? 

L'Irlandais  hocha  la  tête  et  murmura  : 

—  Une  vingtaine  de  milles  au  moins;  an  train  dont  marchent 
les  bœufs,  ça  nous  fait  près  do  cinq  petites  heures... 

—  C'est  beaucoup... 

—  Penh  !  en  partant  d'ici  à  quatre  heures  —  le  plus  fort  de  la 
chaleur  passé  —  nous  arriverons  assez  à  temps  pour  camper 
avant  la  nuit... 

Le  ton,  l'attitude  de  Macker  avaient,  depuis  la  veille,  subi  une 
transformation  radicale,  etsiJean  eAl  été  lui-même  moins  absorbé 
dans  ses  réflexions,  il  n'eût  certainement  pas  manqué  de  le  remar- 
quer; mais,  en  ce  moment,  il  songeait  à  la  conversation  qu'il 
venait  d'avoir  avec  Henry  Kinburn,  et  une  sorte  de  fièvre  s'était 
emparée  de  lui  :  si  la  chance  le  favorisait,  il  pouvait,  en 
«  peggant  »  les  terrains  de  Ferme  Elisabeth,  détruire  les  projets 
de  ce  rustre  de  Doer  et  se  rendre  lord  Cornallelt  favorable... 

C'est  pourquoi,  aussitôt  seul,  il  était  venu,  sous  prétexte  d'in- 
terroger son  guide  sur  la  distance  h  parcourir,  avec  l'intention  de 
lui  demander  quelques  renseignements  sur  le  terrain  où  il  allait 
avoir  h  opérer  ;  seulement,  maintenant  qu'il  avait  cet  homme 
devant  lui,  il  lui  semblait  sentir  ses  regards  sournois  l'examiner  eu 
dessous,  comme  s'il  se  fût  douté  du  véritable  motif  pour  lequel  on 
venait  de  l'arracher  au  sommeil. 


L'OUVRIER 


99 


I 


Alors,  embarrassé,  honteux,  il  dit  : 

—  liien,  je  vous  remeicie...,  îlacker;  vous  préviendrez  les 
hommes  que  1  on  partira  tantùl  à  quatre  beures. 

Cela  dit.  il  tourna  les  talons,  gagna  l'endroit  où  les  chevaux 
fiaient  entravés,  ditacha  le  sien,  le  brida  et,  sautant  en  selle, 
s'éloigna,  au  trot,  battre  le  pavs  environnant,  tout  en  promenant 
les  espérances  nouvelles  que  Kinburn  avait  fait  pousser  dans  son 
cœur. 

Macker,  lui,  était  rentré  dans  le  chariot;  seulement,  au  lieu 
d'aller  s'allonger  sur  la  botte  de  paille  qui  lui  servait  de  matelas, 
il  était  demeuré  à  genous,  l'œil  collé  à  l'enlre-baillement  de  deux 
rideaux  réunis,  regardant  l'inspecteur  monter  à  cheval,  puis 
s'éloigner,  cependant  qu'un  sourire  singulier  courait  dans  sa  barbe 
rouEsàtre. 

—  Bon!...  bon  !...  murmura-l-il  entre  ses  dents  au  bout  d'un 
instant,  il  y  viendra  et  nous  aurons,  je  crois,  de  quoi  rire... 

■H  se  frotta  les  mains,  silencieusement,  dans  un  geste  satisfait  et 
ajouta  : 

—  Eh  !  eh  !  masler  John  Sturk ....  nous  savons  où  vous  retrouver 
maintenant,  et  si  vous  voulez  faire  le  malin,  nous  aurons  de  quoi 
vous  faire  pincer. 

Sur  ces  paroles  qui  trahissaient  un  état  d'âme  non  dépourvu 
d'espérance,  notre  homme  regagna  sa  couche  et,  s'y  allongeant,  ne 
larda  pas  à  s'endormir  du  sommeil  du  juste,  sommeil  que  durent 
certainement  hanter  des  rêves  dorés... 

Ainsi  que  l'avait  décidé  Jean  de  Brey,  on  leva  le  camp  sur  les 
quatre  heures  et  l'on  partit  à  une  allure  suffisamment  vive  pour 
pouvoir  espérer  atteindre  le  point  d'étape  un  peu  avant  l'heure 
indiquée  par  l'Irlandais  ;  on  traversa  la  rivière  Vaal,  sur  le  pont 
cette  fois,  ce  qui  reporta  les  souvenirs  de  Macker  à  quelques  mois 
en  arrière  et  lui  mil  au  cœur  une  rage  sourde  contre  ce  John  Sluck 
qui  s'était  si  habilement  servi  de  lui  et  de  Zeîto,  pour  ensuite  se 
moquer  d'eux  avec  tant  d'audace. 

Mais  M.  l'inspecteur,  qui  trottait  en  avant,  ayant  ralenti 
l'allure  de  son  cheval  pour  se  venir  ranger  contre  le  chariot, 
Macker  cessa  de  penser  au  passé  pour  songer  au  présent  et,  en 
dessous,  se  mit  à  examiner  le  jeune  homme. 

—  Certainement,  songeait-il,  il  a  quelque  chose  à  me  dire  ou  à 
me  demander...  Quoi?  je  le  devine  peut-être...,  certainement  même, 
mais  pas  si  bête  que  de  parler  le  premier.... 

Et  il  continuait  à  siffloter  tout  doucement  entre  ses  dents, 
paraissant  fort  attentif  à  examiner  le  paysage... 

Alors,  de  son  côté,  Jean  feignit  de  se  méprendre  à  l'expression  de 
physionomie  du  contremaître  et  s'exclama  d'un  ton  inquiet  : 

—  Dites  donc,  Macker,  est-ce  que  vous  ne  vous  reconnaîtriez 
plus? 

L'Irlandais  eut  un  petit  tressant  et  le  regarda  d'un  air  étonné, 
comme  s'il  eût  été  surpris  de  le  voir  là... 

—  Plaisantez-vous,  monsieur  l'inspecteur?...  Je  connais  ce  pays- 
là  comme  ma  poche... 

Un  sourire  de  satisfaction  sembla  effleurer  les  lèvres  du  jeune 
homme,  qui  répéta  d'un  ton  dégagé,  affectant  même  la  plaisanterie  : 

—  Alors,  vous  devez  connaître  les  bons  endroits  T. .. 

—  Les  bons  endroits?  répéta  Macker,  qui  paraissait  ne  pas 
comprendre. 

—  Oui.  pour  «  pegger  »  plus  à  coup  sur...  Si  vous  aviez  quelque 
renseignement  à  me  fournir?... 

Bien  que  parlant  avec  un  semblant  d'assurance,  Jean  souffrait 
énormément  ;  lui  qui,  toujours,  avait  eu  horreur  de  tout  ce  qui,  de 
près  ou  de  loin,  touchait  à  l'argent,  il  éprouvait  une  répugnance  à 
traiter  ce  sujet  et  il  fallait  vraiment  qu'il  se  trouvât  encore  sous 
l'impression  de  ce  que  venait  de  lui  dire  Uenry  Kinburn,  pour  qu'il 
se  résignât  à  parler  ainsi. 

Mais  aussitôt,  craignant  que  celui  auquel  il  s'adressait  ne  lui 
prêtât  quelque  intention  d'intérêt  persoimel,  il  ajouta  : 

—  Si,  grâce  à  vous,  on  pouvait  arrivera  un  meilleur  résultat,  la 
compagnie  saurait  certainement  vous  témoigner  sa  reconnais- 
sance... 

Macker  eut  une  petite  moue  de  dédain. 

—  La  compagnie!  répéla-til.  Ahl  monsieur  l'inspecteur,  dequoi 
venez-vous  me  parler  là?  Vous  savez  bien  ce  que  sont  les  capi- 
talistes :  dès  qu'ils  ont  touché  leur  argent,  ils  ne  vous  connaissent 
plus... 

Jean  crut  comprendre  qu'il  était  inutile  d'insister  et  déclara 
d'un  ton  sec  : 

—  N'en  parlons  plus  et  mettons  que  je  n'ai  rien  dit... 
Il  allait  rendre  la  main,  lorsque  l'Irlandais  s'écria  : 

—  Parlons-en,  au  contraire,   mais  pas  dans  ce  sens-là. 

—  Comment  l'entenilez-vous? 

Macker  hésita  un  moment;  puis,  se  décidant: 

—  Tenez,  dit-il,  je  ne  vous  connais  pas  depuis  longtemps  et  je 
ne  devrais  guère  avoir  de  sympathie  pour  vous,  puisque  vous 
m'avez  pris  ma  place... 

—  Comment!  votre  place? 

—  Dame!  il  y  a  deux  ans  que  je  suis  à  la  compagnie,  moi,  et 
j'avais  bien  le  droit  de  compter  sur  ce  poste  d'inspecteur;  vous, 
vous  arrivez  il  y  a  trois  semaines  et  crac,  on  vous  nomme...  Mais 
tout  ça  importe  peu,  et  c'est  poui-  vous  dire  que,  malgré  le  préju- 


dice que  vous  m'avez  causé,  j'aurais  plus  confiance  en  vous  qu'en  la 
compagnie... 

Jean  haussa  les  épaules  et  répondit: 

—  Je  vous  remercie  de  la  bonne  opinion  que  voulez  bien  avoir 
de  moi,  mon  cher  .Macker,  et  à  Ir.-  vision,  je  pourrai  vous  prouver 
que  vous  ne  vous  êtes  pas  trompé  s  :r  mon  compte;  niallieurcu- 
semont,  je  ne  suis  rien  et  il  ne  m'est  pas  possible  de  prendre  des 
engagements  en  cette  affaire. 

Il  ajouta  au  bout  d'un  instant  : 

—  N'en  parlons  donc  plus...  Je  suivrai  les  indications  de  la 
compagnie,  en  souhaitant  que  ce  soient  les  bonnes... 

La  conversation  s'arrêta  là;  Jean  donna  du  talon  à  son  cheval 
et  prit  les  devants,  suivi  parles  regards  de  l'Irlandais,  qui  souriait 
dans  sa  barbe  d'un  air  singulier,  et  le  reste  de  la  route  s'elfectua 
sans  qu'un  seul  mot  fût  prononcé  entre  eux. 

Vers  neuf  heures,  on  arriva  enfin  à  l'endroit  que  la  compagnie 
avait  indiqué  à  l'inspeclein"  comme  le  plus  propice  pour  établir 
son  campement,  de  manière  à  ce  qu'au  jour  désigne  il  fût  tout 
porté  pour  «  pegger  »  les  terrains  qu'on  lui  avait  signalés. 

—  Diable!  murmura-t-il  avant  de  mettre  pied  à  terre,  ayant 
examiné  du  haut  de  sa  selle  les  environs  et  ayant  reconnu,  non 
loin,  de  tous  côtés,  des  campements  semblables  à  celui  qu'il  allait 
installer,  nous  ne  sommes  pas  seuls. 

Et,  appelant  .Macker  d'un  geste,  il  lui  montra  les  silhouetles  de 
chariots  qui  s'estompaient  dans  la  brume  du  soir,  ainsi  i]ue  les 
chevaux  et  les  boeufs  que  l'on  distinguait  encore,  mais  vaguement 
déjà. 

—  Qu'est-ce  que  ces  gens-là?  demanda-t-il. 

—  La  concurrence,  monsieur  l'inspecteur,  gouailla  l'Irlandais; 
probable  que  les  terrains  que  nous  visons  jouissent  d'une  bonne 
réputation,  et  alors,  tout  le  monde  tient  à  leur  rendre  visite. 

Il  ajouta,  en  frappant  sur  la  crosse  de  sa  carabine  : 

—  Je  crois  qu'il  faudra  jouer  de  ça... 

Jean  sursauta  sur  sa  selle,  non  que  l'idée  d'une  arme  à  feu 
l'émotionnàt  le  moins  du  monde,  mais  c'étaient  là  des  mœurs 
toutes  nouvelles  pour  lui  et  l'on  comprendra  que  sa  correcliou 
d'ancien  officier  s'émût,  au  premier  abord,  de  ces  procédés  de  fli- 
bustiers. 

—  Mais  je  croyais  que  maintenant  c'était  le  sort  qui  décidait 
les  emplacements. 

—  Point  ;  c'est-à-dire  qu'il  est  question  de  faire  voter  une  loi 
comme  ça  au  Volksraad;  mais  c'est  toujours  au  premier  arrivant 
que  les  leiTains  appartiennent. 

Jean,  durant  celte  courte  explication,  mordillait  sa  moustache, 
mécontent  d'apprendre  cela,  ne  se  sentant  pas  1  homme  de  la 
situation,  répugnant  à  jouer  un  semblable  rôle,  et  d'un  autre  côté 
hésitant  à  trahir  la  confiance  qu'avaient  eue  en  lui  les  directeurs 
de  la  compagnie. 

11  donna  l'ordre  néanmoins  de  dételer  le  chariot,  de  parquer 
les  bœufs,  d'entraver  les  chevaux  et.  après  avoir  mangé  sommaire- 
ment le  contenu  dune  boite  de  conserves  arrosé  d'une  bouteille  de 
bière,  se  retira  dans  sa  tente  pour  y  méditer  tout  à  loisir  sur  sa 
rencontre  avec  Henry  Kinburn  et  les  espérances  mises  à  nouveau  en 
lui  à  la  suite  de  cette  rencontre. 

Macker,  lui,  dès  qu'il  avait  vu  l'inspecteur  enfermé  chez  lui, 
s'était  donné  de  l'air  et,  sous  prétexte  d'aller  voir  si,  dans  les  cam- 
pements voisins,  il  ne  rencontrerait  pas  quelque  ami.  il  était  parti 
pour  rôder  par  là;  la  vérité,  c'est  qu'il  voulait  savoir  si,  par 
hasard,  il  ne  rencontrerait  pas  John  Sluck  dans  ces  parages. 

La  nuit  précédente,  tandis  que  Henry  Kinburn  et  Jean  de  Brey 
causaient  en  toute  sécurité,  ils  étaient  loin  de  se  douter  que  leur 
entretien  avait  un  témoin  qui,  aplati  contre  le  sol,  l'oreille  collée 
à  la  toile  de  la  tente,  n'avait  pas  perdu  un  mol  de  ce  qu'ils 
avaient  dit. 

Or,  ce  (émoin  n'était  autre  qne  l'Irlandais  :  assez  surpria  de  la 
rencontre  des  deux  amis,  et  quelque  peu  étonné  surloulile  voir  l'in- 
specteur aussi  intimement  lié  avec  un  gentleman  d'allures  aussi 
accomplies  que  rofficier  commandant  ce  détachement  de  police 
montée,  il  avait  jugé,  sinon  nécessaire,  du  moins  intéressant  de 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  nature  des  relations  qui  existaient 
entre  ces  deux  hommes. 

C'est  pourquoi  il  s'était  glissé  hors  du  chariot,  sitôt  ses  com- 
pagnons endormis,  et  était  venu  s'embusquer  en  un  endroit  où, 
perdu  dans  l'ombre,  il  fut  certain  de  n'èlre  pas  dérangé  :  on  juge 
si  ce  qu'il  availentondu  l'avait  slupéf.iil  etsurloul  réjoui  :  comment  ! 
ces  ge[is-là  connaissaient  John  Sluck,  Guillaume  lirey  !  et  non 
seulement  ils  les  connaissaient,  mais  encore  ils  les  avaient  comme 
adversaires  I 

Cela  étant,  peut-être  y  aurail-il  moyen  de  s'entendre,  et  c'est 
pourquoi  il  s'était  altendu  à  ce  que  l'inspecteur  le  queslinnnàl  sur 
les  terrains  aurifères  de  Ferme  Llisabelh  :  du  moment  que  ilans 
l'opéralion  du  surlendemain  il  avait  des  intérêts  persouucls,  la 
situation  changeait. 

Mais  on  a  vu  comment  Jean  de  Brey,  éprouvant  une  répugnance 
bien  compréliensilde,  s'était  lu,  et  cette  réticence  avait  roniiaint 
ÎMacker  à  remeitre  à  un  autre  momenl  l'examen  d'un  plan  dv<^" 
l'idée  lui  était  vcjiue. 

Pour  l'inslanl,  une  chose  le  préoccupait  par-dessus  luul  :  savcir 


iOO 


L'OUVRIER 


où  caoïpait  John  Stuck  et  s'aboucher  avec  lui,  à  l'improvislc,  pour 
tâcher  de  savoir  ce  qu'il  avait  dans  le  ventre ,  dans  la  conversation 
qu'il  avait  surprise  entre  linspecteur  et  rofficier  anglais,  il  avait 
entendu  celui-ci  annoncer  que  Sluck  se  trouvait  sur  le  territoire 
de  Ferme  Elisabeth,  se  préparant  à  «  pegger  ». 

Cela  prouvait  tout  simpleoient  que  l'ami  John  était  bien  impru- 
dent ou  bien  impudent  :  dans  l'un  ou  l'autre  cas,  il  méritait  de 
recevoir  une  leçon,  et  il  la  recevrait;  c'était  même  pour  la  lui 
donner  que  Macker  s'ea  allait  rôder  vers  les  campements  des 
environs... 

Mais  vainement  les  parcourut-il  les  uns  après  les  autres, 
interrogeant  même  les  gens  qu'il  trouvait  occupés  à  boire  et  à 
jouer,  non  seulement  il  ne  put  ai-river  à  mettre  la  main  dessus, 
mais  encore  à  avoir  le  moindre  renseignement  sur  le  personnage. 

Il  s'en  revenait  donc  de  fort  mauvaise  humeur,  se  demandant 
si  l'officier  rencontré  par  l'inspecteur  n'avait  pas  menti  ou  plutôt 
si  John  Stuck,  en  malin  qu'il  était,  n'avait  pas  envoyé  quelqu'un 
V  pegger  »  à  sa  place,  avec  défense  absolue  de  parler  de  lui. 

Quoi  qu'il  en  fût  —  au  surplus  —  le  plus  clair  dans  tout  cela, 
c'est  qu'il  n'avait  pas  découvert  Johu  Stuck  et  que,  dans  ces 
conditions,  il  lui  fallait  se  résigner  à  être  volé  par  ce  misérable 
Anglais;  mais  la  résignation  n'était  pas  le  fait  de  Macker  et  il 
marchait,  défllaut  tout  sou  chapelet  de  jurons,  plus  énergiques  les 
uns  que  les  autres,  lorsqu'un  attelage  qui  arrivait  grand  train  en 
sens  inverse  de  lui  l'obligea  à  se  ranger  sur  le  côté  de  la  route... 

Brusquement,  les  mules  s'arrêtèrent  et  celui  qui  les  conduisait, 
passant  sa  tête  hors  de  la  bâche  de  toile  qui  recouvrait  la  voitm'e, 
cria: 

—  Eh!  l'homme!...  un  renseignement,  s'il  vous  plait! 
Macker  poussa  un  cri  de  joie  ;  à  la  lueur  du  falot  accroché  sur 

le  flanc  de  la  voiture,  il  venait  de  reconnaître  la  face  sombi-e  de 
Zeïto;  le  métis,  de  son  côté,  ne  parut  pas  mécontent  de  rencontrer, 
si  juste  à  point  pour  lui  servir  de  guide,  le  contremaître  et,  sous 
sa  direction,  il  conduisit  son  véhicule  en  un  point  qui  se  trouvait 
à  une  distance  à  peu  près  égale  de  tous  les  campements. 

Mais  comme  il  voulait  dresser  sans  tarder  sa  toile  de  tente  et 
installer  sa  buvette  pour  être  le  lendemain,  dès  le  point  du  jour, 
prêt  à  débiter  sa  marchandise,  Macker  haussa  les  épaules. 

—  Il  s'agit  bien  de  ta  bière  et  de  ton  alcool,  déclara-t-il  ;  si 
nous  savons  nous  y  prendi-e,  nous  serons  riches  pour  le  reste  de 
nos  jours. 

—  Ah  bah  t  fit  le  métis,  pour  qui  ce  langage  n'était  pas  nouveau 
et  qui,  par  conséquent,  écoutait  sans  emballement  celte  com- 
munication. 

—  Oui,  John  Stuck  est  ici...  et  ce  Boer  du  diable  également... 
A  ces  derniers  mots,   une  flamme  s'alluma  dans  les  prunelles 

de  Zeïto. 

—  Ah  t  ah  I  grommela-t-il  en  serrant  les  poings,  ça,  c'est  autre 
chose...  Et  où  ça,  en  quel  endroit?... 

Il  s'était  levé  de  dessus  le  tonneau  qui  lui  servait  de  siège  et 
paraissait  prêta  se  lancer  à  la  recherche  de  son  ennemi... 

—  Un  moment,  fit  Macker.  en  l'arrêtant,  il  ne  s'agit  pas,  pour 
un  coup  de  couteau,  de  gâcher  bêtement  une  affaire  superbe  et 
de  cracher  sur  la  fortune,  quand  elle  se  présente  à  nous...  Tu  n'en 
mourras  pas  pour  attendre... 

—  Pour  qu'il  m'échappe  encore...,  gronda  Ze'ito;  non,  je  le  tiens 
et  cette  fois  je  ne  le  lâcherai  pas... 

—  Pardon,  dit  froidement  le  contremaître,  tu  ne  tiens  rien 
du  tout,  et  puis,  si  tu  sais  quelque  chose,  c'est  par  moi  et  ce  serait 
bien  mal  reconnaître  le  service  que  je  te  rends  en  allant  contre 
mes  projets. 

Le  métis  eut  un  geste  brusque. 

—  Chacun  pour  soi  I...  grommela-t-il. 

—  Tu  oublies  qu'une  peau  d'Anglais  ça  coûte  cher  pour  un 
homme  de  couleur,  et  que  les  potences  ne  sont  pas  longues  à 
dresser  quand  il  s'agit  d'y  accrocher  un  métis... 

—  Qu'importe  1  si,  avant,  je  lui  ai  fait  son  affaire. 

Macker  étouffa  uu  juron  et,  tirant  subitement  de  sa  poche  un 
revolver,  en  appliqua  le  canon  sur  la  poitrine  du  métis. 

—  Et...  si  je  te  brûlais,  déclara-t-il  avec  énergie. 
L'autre,  interloqué,  balbutia  : 

—  Tu  veux  plaisanter!  Est-ce  que  ce  n'est  pas  ton  ennemi,  à  toi 
aussi  ? 

—  Peu  m'importe  !...  si  je  dois  être  riche,  que  me  fait  sa  peau! 
Puis,  voyant  le  métis  un  peu  calmé,  il  le  contraignit  à  s'asseoir 

et,  se  penchant  vers  lui  : 

—  L'inspecteur  que  j'accompagne  ici  pour  «  pegger  »  est  un 
ennemi  du  Boer  et  j'ai  idée  que  s'ils  se  trouvaient  tous  les  deux 
face  à  fane,  ils  auraient  ensemble  une  conversation  dont  les  suites 
pourraient  bien  te  satisfaire... 

—  Ce  ne  sei-ait  pas  la  même  chose  I  grommela  le  métis  en 
hochant  lu  tète  et  eu  crispant  les  poings. 

—  Assez...,  fil  impérativement  Macker;  si  je  te  parle  de  ça. 
c'est  parce  que,  à  deux,  on  voit  souvent  mieux  les  choses  que  tout 
seul;  or,  si  tu  ne  dois  m'ètre  d'aucun  conseil  ni  d'aucune  aide... 
bonsoir;  va  de  ton  côté,  moi  je  vais  du  loicn  et  tâchons  de  ne  pas 
nous  rencontrer,  car  si  tu  t'avises  de  me  coutrecarrer... 

Puis,  une  idée  soudaine  lui  venant  . 


—  Tiens,  fit-il,  veux-tu  faii-e  un  marché?...  engage-toi  à  ne  plus 
penser  au  Boer  jusqu'au  moment,  bien  entendu,  où  tu  pourras  lui 
taire  son  affaire  sans  me  nuire,  et  moi,  je  m'engage  à  te  laisser 
le  champ  libre  auprès  de  Mme  Van  Dereboum. 

Le  métis  sursauta  et,  la  face  soudainement  épanouie,  illuminée 
par  un  sourire  radieux  : 

—  Tu  ferais  cela!  murmura-t-il,  incrédule. 

—  Comme  je  te  le  dis;  mais  à  une  condition... 

Le  métis  s'étreignit  le  front  à  deux  mains,  comme  s'il  eût  voulu 
pétrir  sa  volonté,  la  broyer,  et,  après  un  silence,  déclara  ; 

—  C'est  entendu;  j'attendrai...  Maintenant,  que  faut-il  faire? 

—  Rien  autre  chose  que  te  tenir  prêt  à  me  donner  un  coup  de 
main,  si  j'ai  besoin  de  toi:  ah!  il  faut  aussi  —  afin  de  n'éveiller 
aucun  soupçon  —  te  donner  comme  étant  ici  en  passant  ;  de  la 
sorte,  tu  pourras  plier  bagage  à  ta  fantaisie.,  sans  que  l'on  songe 
à  s'étonner  d'un  si  brusque  départ. 

—  Je  ne  resterais  pas  ici?... 

—  Non;  j'ai  idée  que  nous  avons  suivi  une  mauvaise  piste  et 
qu'en  nous  entêtant,  nous  n'arriverions  pas  au  filon  d'or  qui  doit 
faire  notre  fortune. 

Il  hocha  la  tête  vers  le  campement,  qui  maintenant  se  recon- 
naissait aux  feux  allumés  pour  cuh-e  le  souper  et  éloigner  les  bêtes 
fauves,  et  ajouta  : 

—  J'ai  idée  que  ceux-là  ne  «  peggeront  »  pas  grand'chose... 

—  Cependant,  tout  le  monde  prétend  que  le  nord  de  Ferme  Eli- 
sabeth est  le  côté  le  plus  riche  en  minerai. 

—  Je  le  sais  bien,  puisqu'on  nous  y  envoie  aussi...,  mais  ce  n'est 
pas  une  raison,  et  si  les  choses  marchent  comme  je  l'espère,  nous 
lèverons  le  camp  au  plus  tôt. 

—  Pour  aller  où  ? 

—  Là  où  est  déjà  John  Stuck  ;  or,  comme  avec  lui  se  trouve 
le  petit-fils  de  Prétorius  Brey,  je  n'imagine  pas  que  le  gas  soit  sans 
connaître  les  bons  endroits... 

Le  métis  eut  du  bras  un  geste  large  qui  embrassait  tout  l'horizoa 
et  murmura  d'un  accent  découragé  : 

—  C'est  grand...  Ferme  Elisabeth... 

—  Oui,  mais  ce  que  le  jeune  connaît,  le  vieux  le  connaît  aussi. 

—  .Et  tu  crois  que  le  Prétorius  t'indiquerait  les  meilleurs  terrains 
dont  on  le  dépouille? 

—  Si  je  le  crois  t. ..  La  preuve,  c'est  que  tu  vas  me  prêter  une 
de  les  mules  et  que  j'y  file  tout  de  suite. 

(La  suite  auprochain  numéro.)  G.  Le  Faure.   . 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOT^ 


Par  JEAN  DRAULT 


XllI 

ARCOLË 


Cette  f.imeuse  bataille  d'Arcolea  duré  tros  jours,  chers  parents, 
et  elle  a  coûté  bien  des  hommes  aux  divisions  Augereau  et  Massép-> 


Le  premier  de  ces  trois  jours,  c'est-à-dire  le  :25  brumaire  dernier, 
le  petit  général  Bonaparte  a  éprouvé  le  besoin  de  rosser  une  fois 
de  plu.»;  les  Autrichiens  et  il  a  dit  à  .\ugereau,  un  ancien  sous-offl- 
cier  qui  est  parvenu  au  grade  de  général  de  division  après  des 

1.  Voir  l'Ouvrier  depuis  là  S  mai  1896. 


X'OUVRIER 


101 


aventures  de  chien  :  «  Tu  vois  le  pont  qui 
est  lii-bas,  il  faut  niarciier  dessus  avn- 
ta  division  et  l'emporter,  quand  mcim; 
'le  tonnerre  y  serait. 

—  Bien,  »  qu'a  dit  Augere^i,  et  l.e 
voilà  parti. 

11  fait  passer  ses  hommes  sur  r.\(ffc,»t', 
une  des  plus  belles  rivières  de  l'ilalio, 
grâce  à  un  pont  de  bateaux  que  nos  pon- 
tonniers avaient  établi  près  de  Ronce. 
Il  pousse  vers  Aréole,  à  seule  fin  île 
forcer  le  fameul  pont  qui  contrariait 
le  général  Bonaparte,  et  il  reçoit  uuô 
pile. 

Le  canon  du  général  Alviutzy,  l'Autri- 
chien, lui  envoyait  des  boulets  qui  lui 
coupaient  en  deux  des  files  entières  de 
cavaliers  et  de  fantassins,  comme  avec 
un  couteau. 

Nous  autres,  delà  division  Masséna, 

nous  étions  restés  à  Ronce,  pour  euipè-  

cher  la  division  Augereau  d'être  tournée, 

car  si  elle  avait  été  traitée  par  derrière 

comme  elle  l'était  déjà  par  devant,  chère  parents,  il  n'en  serait 

pas  revenu  un  seul  homme! 

Nous  avons  vu  passer  au  galop,  avec  tout  son  état-major,  le 
général  Bonaparte. 

Il  était  furieux  de  la  pile  qu'Augereau  venait  de  recevoir,  et 
nous  l'avons  vu  prendre  un  drapeau,  et  s'élancer  sur  le  pont  le  pre- 
mier de  tous,  en  criant  :  en  avant  1  .\lors,  voilà  le  général  Augereau 
qui  le  suit,  et  dis  autres  généraux!...  Le  soleil  tapait  sur  leurs 

épaulettes  d'or; 
c'était  magni- 
fique, etdes  mil- 
liers d'hommes, 
fantassins  et  ca- 
valiers se  jettent 
à  leur  suite. 

Mais  c'était 
par  charretées 
qu'on  les  voyait 
culbuter  dans 
l'Adige,  telle- 
ment les  bou- 
lets et  les  balles 
tapaient  dans  le 
tas. 

Le     général 

Bonaparte  a  été 

entraîné  de  force 

en  arriére  par  ses 

aides  de  camp. 

Ça  n'était   plus 

tenable,  et  notre 

capitaine  Roufi- 

gnac  disait  : 

—  Voilà  tout  de  même  un  séneral  diantrement  républicain  que 

celui  qui  nous  commande  en  chef  I...  Ahl...  Que  Je  voudrais  y  être 

sur  cet  aristocrate  de  pont!... 

Tout  d'un  coup. on  ne  voit  plus  Bonaparte.  Etait-il  tué?...  Non. 
chers  parents,  il  n'était  pas  tué,  et  il  avait  eu  l'idée  drùle  —  dame, 
ça  arrive  aux  plus  instruits  et  aux  plus  intelligents,  de  faire  des 
bêtises  —  de  se  flanquer  dans  un  marais  pour  faire  la  route  à 
l'abri  de  la  digue  qui  était  balayée  parles  boulets. 

Cette  digue  traverse  le  marais  de  Ronce  à  .\rcole  et  probable- 
men!  que  Bonaparte  songeait  à  gagner  le  pont  derrière  elle,  sans 
se  faire  voir. 

Mais  va  te  faire  fiche!...  Voilà  mon  Bonaparte  qui  patauge 
avec  ses  généraux  qu'on  dirait  des  vraies  grenouilles:  .. 

Et  pour  déveine,  voilà  Alvintzy  qui    voit  la  misère  de  notre 
général  en  chef  et  qui  fait  converger  ses 
feux  sur  l'état-major. 

Le  général  Masséna  arrivait  alors  ai 
galop  de  notre  compagnie. 

—  Qu'est-ce  que  fait  cette  f...  bête 
d'Augereau,  qu'il  laisse  le  général  en 
chef  dansl'embarras!  qu'ilsemetà  crier. 

Puis,  il  dit  à  Roufignac  : 

—  Capitaine  I  Prenez-moi  vos  grena- 
diers et  allez  me  repêcher  le  général  en 
chef  qui  ne  peut  pas  s'en  tirer. 

—  En  avant!  que  crie  le  brave 
Roufignac.  En  avant,  pour  la  liberté  et 
contre  la  tyrannie  I 

Et  nous  voilà,  répétant  :  en  avant! 
et  courant  danslemarais.  oùnous  avons 
bientôt  de  la  boue  jusqu'aux  cuisses. 

On  pataugeait  dans  les   herbes  qui 


s  attachaient  après  nos  jambes,  quelquefois  on  butait,  on  tom- 
bait h- nez  dans  la  gadoue.  Ah!  on  était  propre,  fallait  voir  ça! 
mais  on  se  repêchait  les  uns  les  autres  et  on  avançait  quand 
même  ilu  coté  du  général  Bonaparte,  malgré  les  balles  qui  fai- 
saient blic,  blad,  qu'on  aurait  dit  un  feu  d'artilice  de  boue. 

Le  général  en  chef  en  avait  jusi|u'aux  aisselles,  vu  qu'il  était 
descendu  de  cheval  et  qu'il  se  cramponnait  à  la  queue 
de  sa  bête  cemme  un  pauvre  homme  à  la  queue  du  diable. 

—  X  l'aide!  grenadiers!...  (lu'il  se  met  à  crier. 
Je  m'élance,  et  j'ai  le  bonheur  d'arriver  jusqu'à  Kii. 

—  .Mon  général,   que  je   lui  dis  respectueusement,  je 
s  lis  plus  grand  que  vous;  pas  de  danger  que  je  sois  en- 
glouti. .Montez  sur  mon  dos. 

Il  fait  comme  je  lui  dis,  et,  pendant  ce 
temps-là,  Flamboche  fait  aussi  monter  sur 
son  dos  un  autre  général  de  l'état-major. 
Bientôt,  nous  sommes  une  douzaine  de  gre- 
nadiers qui  marchons  vers  la  rive  en  por- 
tant un  général.  Mais  c'était  moi  qui  portais 
le  plus  fameux  et  jamais  je  ne  me  suis  senti 
aussi  solide. 

—  Grenadier,  que  m'a  demandé  le  gé- 
néral Bonaparte,  est-ce  que  je  suis  lourd  f 

—  .Mon  général,  que  j'ai  répondu,  la  gloire,  ça  n'est  jamais 
lourd  ! 

Il  a  paru  très  satisfait  de  ma  réponse  qui  était  celle  d'un  mili- 
taire bien  élevé,  je  crois. 

Au  même  instant,  nous  entendons  la  vois  du  brave  capitaine 
Roufignac  qui  s'écriait  : 

—  Colonne  contre  la  cavalerie!...  .Mort  à  la  tyrannie!... 
C'était  un  escadron  de  honsards  d'.Mvintzy  qui  était  parti  de 

l'autre  boM  du  marais 
et  qui  avait  été  envoyé 
exprès  pour  cueillir  "le 
général  Bonaparte. 
Vous  voyez  d'ici  la  joie 
des  Autrichiens  s'ils 
avaient  réussi  leur  peiit 
coup!... 

Et  voilà  pourquoi  le 
brave  Roufignac  faisait 
former  le  carré  à  nos 
camarades.  C'était  pour 
protéger  notre  retraite. 

Les  housards  ont  été 
mal  reçus,  comme  bien 
vous  pensez.  Les  pre- 
miers rangs  ont  été  dé- 
molis;ceux qui  suivaient 
se  sont  empêtrés  dans 
les  premiers,  et  ils 
n'ont  pas  pu  tourner 
bride;  ils  ont  été  abat- 
tus  jusqu'au    dernier! 

Ce    qui    fait,    chers 
parents,    que    j'ai    pu 
porter    jusque    sur   la 
terre  ferme,  sans  accident,  le  général  qui   est  l'espoir  de  la  Ré- 
publique. 

Et  le  général  Bonaparte  m'a  demandé  : 

—  Comment  fappelles-tu,  grenadier? 

—  Chapuzot,  mon  général. 

—  D'où  es-tu? 

—  De  Sauleuil,  mon  général. 

—  To  as  sauvé  ton  général  en  chef  d'une  prise  certaine,  qu'est- 
ce  que  lu  veux  pour  ça?... 

—  Ce  que  vous  voudrez  bien  me  donner,  mou  général. 

—  Veux-tu  un  fusil  d'honneur?... 

—  .l'en  ai  déjà  un,  mon  général. 

—  Sais-tu  lire  ? 

—  Oui,  mon  général,  je'lis  quand  ce 
n'est  pas  trop  fin  et  j'éciis  près  de  cm- 
quante  mots  à  l'heure. 

—  Sais-tu  compter? 

—  Jusqu'à  cent  cinquante,  mon  gé- 
néral. 

—  Très  bien,  grenadier  Chapuzot,  je 
te  ferai  caporal  au  prochain  engagement. 
Si  on  t'oublie,  préviens-moi. 

Alors,  chers  parents,  j'ai  remercié 
avec  jubilation,  et  le  petit  général  Bona- 
parte est  remonté  sur  son  cheval  tout 
crotté  et  il  est  reparti  suivi  de  son  état- 
major. 

Il  n'a  pas  ri  une  fois,  tout  le  temps 
qu'il  a  parlé,  et  son  œil  d'aigle  a  regardé 
continuellement  du  côté  de  l'ennemi. 

Aloca,  nous  avons  sejoint  notre  corn- 


<02 


L'OUVRIER 


pagnie  qui  avait  perdu  pas  mal  de  ses  grenadiers  dans  le  marais, 
et  nous  sommes  retournés  prendre  place  dans  notre  demi-brigade. 

La  nuit  vient,  nous  allumons  des  feus  pour  nous  sécher,  mais 
en  ayant  soin  de  prendre  un  fossé  très  profond,  pour  que  l'ennemi 
ne  nous  aperçoive  pas. 

On  se  repose,  on  dort,  il  y  en  a  même  qui  risqufint  une  petite 
soupe  pour  se  réchauffer  l'intérieur,  et,  comme  chaque  fois  qu'on 
s'amuse  à  essayer  de  faiix  la  soupe,  voilà  l'ordre  de  partir  qui 
arrive... 

—  Laissons-la  toujours  bouillir,  dit  Flamboche,  on  la  retrouvera 
quand  nous  reviendrons. 

C'est  une  manière  de  plaisanterie  qui  plaît  à  Flamboche,  mais 
qui  ne  remplace  pas  la  soupe,  pour  ça,  non  ! 

Machurel,  avant  de  prendre  son  tambour,  a  piqué  avec  sa 
fourchette  un  bout  de  lard  dans  la  marmite  et  s'est  sauvé  avec,  en 
disant  : 

—  Les  Autrichiens  ne  l'auront  pas,  celui-là! 

Enfin,  chers  parents,  nous  passons  l'Adige  sur  un  pont  de 
bateaux,  en  pleine  nuit,  et  sans  faire  de  bruit,  au-dessous  de  l'en- 
droit où  l'Aefon,  une  petite  rivière,  se  jette  dans  l'.^dige. 

Nous  suivons  la  rive  gauche  de  l'Adige,  nous  passons  entre  les 
lignes  autrichiennes,  et  nous  occupons  Arcole  presque  sans  nous 
battre. 

Oui,  mais  voilà  le  revers  de  la  médaille,  chers  parents.  Les 
Autrichiens  s'aperçoivent  que  nous  sommes  dans  Arcole,  ils  nous 
courent  dessus,  nous  bombardent  devant,  derrière,  sur  les  flancs, 
pendant  que  les  habitants  nous  canardent  de  leurs  maisons. 

—  Chiens  d'émigrés!  criait  le  brave  capitaine  Itoufignac  qui  ne 
voit  partout  que  des  ennemis  de  la  Hévolution. 

Mais  les  balles  pleuvaient  de  tous  les  côtés,  et  pour  comble  de 
malchance,  voilà  que  des  escadrons  de  lanciers  nous  arrivent  par 
tous  les  coins  de  rue,  qu'il  n'y  avait  plus  moyen  de  tenir,  ou  qu'on 
n'avait  pas  le  temps  ni  la  place  de  former  des  carrés.  On  s'est  fait 
tuer  et  ceux  qui  n'étaient  pas  trop  blessés  se  sont  mis  à  filer. 

Masséna  aurait  tout  de  même  bien  pu  soutenir  un  peu  notre 
brigade  qu'il  envoyait  comme  ça  à  la  mort,  sans  l'appuyer  seule- 
ment sur  un  peu  de  cavalerie. 

Et  moi,  je  me  disais  ; 

—  Malheur  de  malheur!...  Voilà  bien  le  premier  engagement 
qui  a  eu  lieu  depuis  que  j'ai  sauvé  le  général  Bonaparte  du  marais, 
.le  pourrais  lui  demander  à  passer  caporal;  pourtant  ce  n'est  pas 
le  moment!...  Coquin  de  Masséna,  de  ne  pas  nous  avoir  soutenus. 

J'enrageais! 

Et  voilà  que  nous  passions,  en  battant  en  retraite,  sur  le  fameux 
pont  d'Arcole  où  Bonaparte  s'était  élancé  si  courageusement  la 
veille. 

Nous  avons  l'ennemi  dans  les  reins,  et  nous  tombons  dans  la 
division  Augereau  qui  se  met  d'abord  en  panique. 

Mais  voilà  qu'on  apprend  que  cet  animal  de  Masséna,  qui  avait 
des  remords  de  ne  pas  nous  avoir  appuyés  dans  notre  marche  sur 
Arcole,  avait  suivi  la  ligne  d'Arcole  à  Saint-Martin  avec  un  seul 
bataillon  et  cent  cavaliers,  et  qu'il  venait  défaire  prisionniers  cinq 
bataillons  autrichiens! 

Ah!  dame!...  Ça  nous  a  redonné  du  cœur  au  ventre:  nous 
avons  fait  demi-tour  et  le  pont  a  été  repris  tambour  battant. 

Machuret,  qui  avait  profilé  de  ce  qu'on  battait  en  retraite 
pour  manger  avec  son  biscuit  son  lard  de  la  nuit,  faisait  plus  de 
bruit  à  lui  tout  seul  que  tous  les  autres  tambours  de  la  demi-bri- 
gade. Celte  nuit-là,  il  en  a  crevé  trois,  des  tambours.  Heureuse- 
ment qu'il  avait  de  quoi  les  remplacer,  vu  le  nombre  d'hommes  tués 
et  qui  ont  comme  ça  leur  décompte  du  fameux  milliard  voté  parla 
Convention,  etque  le  Directoire  ne  distribue  toujourspas  aux  soldats 
de  la  République. 

Nous  avons  couché  sur  nos  positions,  et  ce  n'est  que  le  lende- 
main, chers  parents,  que  la  division  Augereau  a  marché  sur 
Arcole  par  la  gauche  de  la  rivière,  et  la  nôtre,  parla  droite. 

Alors,  la  victoire  a  été  complète  ;  j'ai  cherché  tant  que  j'ai  pu 
à  recevoir  dans  la  mêlée  un  bon  coup  de  sabre  pour  pouvoir  me 
présenter  dignement  devant  le  général  Bonaparte. 

Mais  quand  la  guigne  vous  tient,  chers  parents,  elle  vous  tient 
bon! 

Je  n'ai  pu  trouver  un  seul  coup  de  sabre  ou  de  ba'ionnette,  et 
pourtant  j'allais  dans  les  endroits  où  on  se  tuait  le  plus. 

El  le  plus  triste,  c'est  que  je  n'ai  pas  pu  trouver  non  plus,  après 
la  bataille,  le  général  Bonaparte. 

Voilà  pourquoi  je  n'ai  pas  pu  lui  demander  ce  qu'il  m'avait 
promis,  à  savoir  :  le  grade  de  colonel  ? 

Mais  la  guerre  n'est  pas  finie,  heureusement.  Flamboche  dit 
comme  ça  qu'il  y  en  a  pour  des  mois,  et  Bras-d'acier  prétend  que 
Flambochese  trompe,  et  qu'il  n'y  en  a  pas  pour  des  mois,  mais  bel  et 
bien  pour  des  années. 

Aussi,  ça  me  rassure,  et  c'est  bien  le  diable  si,  dans  le  pro- 
chain engagement,  je  ne  me  fais  pas  donner  un  bon  coup  de  sabre 
dans  le  cou,  un  bon  coup  de  baïonnette  dans  le  ventre  avec  une 
bonne  balle  dans  le  gras  de  la  jambe. 

Si  je  réussis  à  ça  et  (pie  j'aie  la  chance  de  rencontrer  le  petit 
général  Bonaparte,  je  serai,  chers  parents,  le  caporal  Chapuzotet 
je  crois  qu'on  en  causera,  ce  jour-là,  dans  Santeuil! 


Mais  il  y  a  déjà  un  mois  que  je  suis  après  celte  lettre,  et  il 
est  temps  que  je  la  termine. 

Je  vais  donc  vous  raconter  une  histoire  d'espion  qui  est  arri- 
vée au  général  Dumas,  vous  savez,  ce  nègre  qui  est  si  fort. 

Elle  est  drôle  comme  tout,  et,  dans  toute  la  division  Masséna, 
on  en  rira  longtemps. 

(La  suite  au  prochain  numéro.)  Jean  Drault. 


MADEMOISELLE  FIN  DE  SIÈCLE 


Les  Veillées  des  Chaumières  commencent  aujourd'hui  la  publi- 
cation de  Mademoiselle  Fin  de  Siècle,  spirituel  roman  dû  à  la  plume 
si  alerte  de  Henry  Bistcr,  que  nos  lecteurs  connaissent  bien. 

De  jolies  pages,  écrites  d'un  style  pimpant,  des  situations  bien 
amenées,  de  bons  conseils  doiiceiuenl  donnés,  tel  est  le  bilan  de 
cet  ouvrage  auquel  nous  prédisons  le  plus  éclatant  succès. 

Les  Veillées  des  Cimumières  se  trouvent,  au  prix  de  cinq  cen- 
times, le  mercredi  et  le  samedi,  chez  tous  les  libraires,  marchands 
de  journaux  et  dans  les  gares. 

On  s'abonne  pour  un  an  aux  Veillées  des  Chaumières,  moyennant 

6  francs  pour  la  France,   l'.^lgérie  et  la  Belgique,   moyennant 

7  francs  pour  les  autres  colonies  et  les  autres  pays  étrangers. 
Écrire  à  M.  HENRI  GAUTIER,  directeur,  53,  quai  des  Grands- 
Augustins,  à  Paris. 

CHRONIQUE  HEBDOMADAIRE 


ELECTIONS  ACADEMIQUES.  —   LES  DÉDAINS  DE    M.   ZOLA  ET  SES  DÉMARCHES. 

—  SALON  ET  CÉNACLE.  —  UN  CANDIDAT  DE  DIX-SEPT  ANS.  —  LE 
COMTE  DE  BOISSY    ET    SON   AMI.    —    LA  CANDIDATURE    d'UN  JOUEUR  DE 

PIQUET.  —  LE  MARÉCHAL  DE  SAXE.  —  Sela  mullet  komuie  unebage 
à  un  chat.  —  le  grand-père  et  la  grammaire.  —  un  plaidoyer 

DE  VILLEMAIN.  —  LA  ST.WUE  DE  CHARLET  A  SCEAUX.  —  DISCOURS  DE 
CHARLET  a  GERICAULT.  —  SA  MORT,  SON  OEUVRE.  —  LA  BOURSE  DES 
TIMDRES-POSTE.  —  UN  VILLAGE  DU  CONGO  CRÉÉ  AVEC  40  MILLIONS 
DE  VIEUX  TIMBRES.    —  UNE    COLLECTION  VENDUE  400,000   FRANCS. 

On  a  beau  se  moquer  parfois  de  l'Académie  française,  il  arrive 
toujours  un  moment  où  les  écrivains  les  plus  dédaigneux  capitulent. 
Tel  est  le  cas  de  M.  Emile  Zola.  Il  y  a  quinze  ans,  l'auteur  de 
r>l««om>«où' malmenait  fort  celte  «institution  caduque  qui  s'obstine 
à  vivre  dans  les  temps  nouveaux.  »  «  Le  grand  courant  moderne  qui 
doit  l'emporter  un  jour —  ajoutait  M.  Zola —  passe  sans  s'inquiéter 
de  ce  qu'elle  fait  et  de  ce  qu'elle  pense.  El  il  est  des  années  où  l'on 
peut  véritablement  croire  qu'elle  n'existe  plus,  tant  elle  paraît 
morte.  Pourtant  la  gloriole  pousse  encore  nos  écrivains  à  se  parer 
d'elle  comme  on  se  pare  d'un  ruban.  Elle  n'est  plus  qu'une  vanité. 
Elle  croulera  le  jour  où  tous  les  esprits  virils  refuseront  d'entrer 
dans  une  compagnie  dont  Molière  et  Balzac  n'ont  pas  fait  partie.  « 
Eh  bien  !  le  littérateur  qui  parlait  en  termes  si  méprisants  du  céna- 
cle du  bout  du  pont  des  Arts  a  remué  ciel  et  terre  depuis  quatre 
ans  pour  forcer  les  portes  du  palais  Mazarin.  El  ses  disciples  ont 
poussé  l'effronterie  jusqu'à  solliciter  dans  les  journaux  du  Boulevard 
le  concours  du  «  parti  des  ducs  »  t 

L'Académie  est  une  bonne  personne  :  comme  elle  a  dû  sourire 
de  ces  flagorneries  et  de  ces  platitudes!  Mais  on  ne  saurait  lui  en 
vouloir  de  barricaderparfoissa  porte.  Si  elle  n'apportait  pas  dans  ses 
choix  un  certain  esprit  d'exclusion,  avec  quel  juste  dédain  ne  la 
traiterait-on  pas!  Personne  ne  voudrait  se  faire  admettre  dans  un 
salon  ouvert  aux  premiers  venus. 

Au  cours  de  certaines  périodes  de  son  histoire,  les  nominations 
parurent  dictées  par  l'esprit  de  coterie;  il  suffisait  de  porter  un 
beau  nom  pour  figurer  parmi  les  Quarante.  C'est  ainsi  que  le  pré- 
sident Séguier  s'avisa,  parail-il,  de  demander  une  place  pour  son 
pelit-fils,  le  marquis  de  Coislin,  un  adolescent  de  dix-sept  ans,  dont 
le  seul  titre  était  «  sa  vive  inclination  pour  les  belles  connaissances  i. 
Mais  le  refus  que  l'Académie  opposa  à  celte  demande  un  peu 
hardie  prouve  que  les  abus  ne  furent  jamais  bien  criants.  A  la 
même  époque,  un  ami  très  titré  du  comte  de  Boissy,  voyant  que 
deux  grands  seigneurs  venaient  d'être  reçus  coup  sur  coup,  crut 
devoir  solliciter,  à  son  loiir,  un  fauteuil. 

a  Je  remarque  avec  plaisir,  dil-il  à  Boissy,  qu'il  ne  suffit  plus 
d'être  un  pédant  pour  faire  partie  de  votre  société. 

—  11  est  vrai,  répondit  Boissy,  que  l'Académie  se  remplit  fort 
de  gens  de  qualité  ;  il  faut  pourtant  toujours  y  laisser  un  certain 
nombre  de  gens  de  lettres,  quand  ce  ne  serait  que  pour  achever  le 
Dictionnaire,  —  et  pour  l'assiduité  que  des  gens  comme  nous  ne 
sauraient  avoir  en  ce  lieu-là.  n 

»■» 
L'ami  de  Boissy  était  probablement  le  compagnon  de  plaisir  de 
ce  comte  de  Grammont  dont  la  candidature  fui   patronnée  par 
Mmes  de  Lambert  et  de  Huoelmoude. 


L'OUVRIER 


103 


—  Mais  ses  titres?  disait-on. 

—  Ses  li(res!  répondait  avec  conviction  Mme  de  Rupelmonde, 
mais  il  joue  fort  bien  au  piquet  et  décidera  s'il  faut  dire,  en 
joiianl.  une  «  levée  »  ou  un  «  lever  «. 

Bien  différent  de  certains  de  ses  contemporains.  le  maréchal  de 
Saxe  refusa  le  fauteuil  qu'on  s'obstinait  à  lui  offrir,  o  Le  maréchal 
de  Villars  esl  bien  de  l'Académie  !  «  objectèrent  les  courtisans  du 
vainqueur  de  Fontenoy.  Malgré  cet  exemple,  le  maréchal  de  Saxe 
ne  voulut  pas  en  démordre  et,  dans  une  lettre  fantaisiste,  déclara 
qu'il  ne  savait  même  pas  l'orthographe.  «  Sela  mollet,  ccrivit-iJ, 
homme  une  bage  (bague)  à  un  chat.  »  On  n'insista  plus.  .M.  de  Bou- 
gainville,  le  père  du  célèbre  navigateur,  n'avait  pas  les  mêmes 
scrupules.  Ses  titres  étaient  chétifs;  il  en  convenait  lui-même, 
mais  il  s'en  découvrit  un  qui  avait  le  mérite  de  n'avoir  pas  encore 
été  présenlé  :  c'est  qu'il  était  d'une  très  mauvaise  santé,  qu'il  ne 
pouvait  attendre,  et  qu'il  s'engageait  d'ailleurs  à  ne  pas  jouir 
longtemps  de  l'immortalité.  Le  Breton  Duclos,  homme  peu  com- 
mode, s'empressa  de  répondre  que  «  l'Académie  n'était  pas  une 
cxliême-onclion  «..Malgré  cette  boutade,  Bougainville  fut  admis  et 
nous  devons  convenir  qu'il  avait  autant  le  droit  à  cette  faveur  que 
Duclos  lui-même  Ses  dissertations  archéologiques  valent  peut-être 
encore  mieux  que  le  fatras  laissé  par  l'auteur  des  Considérations 
sur  les  Mœurs. 

Quand  M.  d'Aguesseau,  le  petit-fils  du  chevalier,  fut  élu.  les 
mauvaises  langues  annoncèrent  que  le  discours  du  récipiendaire 
serait  bref.  «  >iessieurs,  dirait-il,  je  suis  ici  pour  mon  grand-père.  » 
Kt  le  grammairien  Beauzée,  désigné  pour  le  recevoir,  devait  aussi- 
tôt lui  riposter;  «  Et  moi,  monsieur,  je  suis  ici  pour  ma  gram- 
maire. • 

Il  y  a  trente  ans,  comme  on  discutait  la  candidature  d'un  riche 
personnage,  le  secrétaire  perpétuel  d'alors,  M.  Villemain,  plaida 
chaleureusement  sa  cause,  donnant  pour  raison  que  r.\cadéuiie 
était  un  salon,  et  qu'un  salon  ne  s'ouvre  pas  aux  seuls  littérateurs. 
Puis,  se  ravisant,  M.  'V'illemain  ajouta,  non  sans  malice:  1 11  a  fait 
un  livre,  je  le  sais,  mais  c'est  si  peu  de  chose  !  > 

Hélas!  mieux  vaut  encore  pour  notre  pauvre  société  française 
nn  académicien  dépourvu  de  tout  bagage  littéraire,  qu'un  littéra- 
teur chargé  de  livres  comme  M.  Zola! 
.*. 

La  municipalité  de  Sceaux  a  décidé  d'élever  une  statue  à 
Charlet.  l'artiste  populaire.  C'est  là  une  heureuse  pensée  :  Charlet 
est  im  des  hommes  qui  'ont  le  plus  honoré  notre  pays  par  son 
talent  et  par  son  esprit.  Peu  de  dessinateurs  furent  aussi  bien 
doués.  Une  vocation  irrésistible  le  poussa  dos  l'âge  de  quinze  ans  vers 
la  carrière  artistique.  Après  avoir  fréquenté  pendant  quelques 
mois  l'atelier  de  l'illustre  Gros,  celui-ci  tinit  par  lui  dire  :  «  Allez, 
travaillez  seul,  suivez  votre  impulsion,  abandonnez-vous  à  votre 
caprice,  vous  n'avez  plus  rien  à  apprendre  chez  moi!  »  Ce 
fut  à  l'époque  où  il  étudiait  la  peinture  sous  la  direction  de  cet 
illustre  maître,  et  dès  1817,  que  Charlet  produisit  ses  premiers 
chefs-d'œuvre  lithographies,  dans  lesquels  il  mit  en  scène  les 
grognards  de  la  Grande-Armée,  et  retraça  les  épisodes  les  plus 
glorieux  de  l'épopée  impériale. 

Une  de  ces  compositions,  le  Grenadier  de  Waterloo,  obtint 
un  immense  succès;  elle  avait  pour  légende  le  mot  célèbre  attri- 
bué a  Cambronne  :  c  La  garde  meurt  et  ne  se  rend  pas!  •  mot 
que  l'un  des  amis  intimes  de  Charlet,  le  colonel  de  la  Combe, 
croit  avoir  été  imaginé  par  l'artiste  lui-même.  Cette  lithographie 
et  beaucoup  d'autres  du  même  genre  (Vous  ne  savez  donc  pas 
mourir!  V Aumône  du  soldat,  etc.).  furent  accueillies  avec  enthou- 
siasme par  les  ennemis  de  la  Restauration.  .Mais,  il  faut  bien  le 
dire,  le  mérite  artistique  des  dessins  de  Charlet  fut  compté  pour 
rien.  «  Ce  qui  le  prouve,  a  dit  M.  delà  Combe,  dans  l'intéressante 
biographie  qu'il  a  consacrée  à  son  ami  (Charlet,  sa  vie.  ses  œuvres, 
ses  lettres,  etc.)  c'est  qu'au  même  moment,  de  magnifiques  pièces 
de  Charlet  ne  trouvaient  pas  d'acheteurs  et,  par  conséquent,  pas 
d'éditeur  au  plus  vil  prix.  Tel  était,  d'ailleurs,  le  peu  de  casque 
l'on  faisait  de  son  talent  qu'il  obtint  à  grand'peine  de  pouvoir 
fournir  une  planche  à  la  Vie  politique  et  militaire  de  yapotéon.p&v 
Arnault.  En  1818,  Cliarlet  était  réduit,  pour  gagner  sa  vie,  à  tra- 
vailler dans  l'atelier  d'un  méchant  peintre  décorateur,  qui 
l'cmplova  notamment  à  peindre  des  lapins,  des  canards  et  autres 
vicluailles  sur  les  volels  de  l'auberge  des  Trois-Couronnes,  à 
Meudnn.  Il  lit  en  ce  temps-là  connaissance  de  Géricault,  avec 
lequel  il  fut  lié  depuis  d'une  étroite  amitié.  Charlet  accompagna 
Géricault  à  Londres,  en  1820,  quand  ce  célèbre  artiste  alla  sou- 
mettre aux  .\nglais  son  Radeau  de  la  Méduse,  dont  l'immense 
mérite  avait  été  méconnu  au  Salon  de  1819.  A  ce  séjour  des  deux 
grands  artistes  en  .Angleterre,  se  rattache  ime  anecdote  qui  donnera 
une  idée  du  caractère  humoriste  de  Charlet.  Géricault,  maladif  et 
soucieux,  manifestait  depuis  quelque  temps  les  projets  les  plus 
sinistres.  Charlet.  rentrant  à  une  heure  assez  avancée  de  la  nuit 
à  l'hôtel  où  les  deux  amis  logeaient,  apprend  que  Géricault  n'est 
,pas  sorti  de  la  journée;  il  va  droit  à  sa  chambre,  frappe  à  plu- 
sieurs reprises  sans  obtenir  de  réponse,  et  se  décide  à  enfoncer  la 
porte.  11  était  temps  :  Géricault,  étendu  sans  connaissance  sur  son 


lit,  râlait  près  d'un  brasier  ardent  ;  quelques  secours  le  rappellent 

à  la  vie;  Charlet  fait  retirer  tout   le  monde,  s'assied  près  de  son 

ami  et  l;ii  dit:  du   ton  le  plus  séri.  ux  :   c   Géricault,   voilà  déjà 

plusieurs  fois  que  tu  veux  mourir;  si  c'est  un  parti  pris,  nous  ntj 

pouvons  l'etupôcher.  .\  l'avenir,  tu  feras  comme  tu  voudras;  mais, 

au  moins,  laisse-moi  te  donner  un  ccuiseil.  Tu  es  religieux,  très 

religieux;  tu  sais  bien  que,  mort,  c'£sl  ilevant  Dieu  qu'il  te  faudra 

paraître  et  rendre  compte;  que  pourras-lu  réponilre,  malheureux, 

quand  il  t'interrogera f...  "Tu  n'as  seulement  pas  diné!  »  Géricault, 

éclatant  de  rire  à  cette  saillie,  promit    solennellement  que  cette. 

tentative  de  suicide  serait  la  der..ière,  et  il  tint  parole. 

* 
•  « 

Nommé  officier  de  la  Légion  d'honneur  au  commencement  de- 
1838,  Charlet  fut,  vers  la  fin  de  cette  même  année,  attaché  à  l'Ecole 
polytechnique  comme  professeur  de  dessin.  11  accepta  ces  fonctions 
avec  joie  et  y  déploya  le  plus  grand  zèle.  -Aux  estompages  et  aux 
pointillés  qu'on  avait  jusqu'alors  enseignés  aux  élèves  de  l'Ecole, 
il  substitua  le  dessin  à  la  plume,  bien  mieux  appropri"  aux  travaux 
de  l'ingénieur  et  de  l'homme  de  guerre,  et,  joignant  l'exemple  au 
précepte,  il  fit  paraître  une  suite  de  52  dessins  à  la  plume  qui- 
furent  adoptés  pour  l'enseignement  des  écoles  spéciales.  Ces 
modèles  furent  suivis  de  plusieurs  séries  de  paysages.  Charlet  con- 
tinua en  même  temps  à  faire  de  la  lithographie;  de  1838  à  1840, 
il  exécuta  les  50  planches  de  la  Vie  civile,  politique  et  militaire  du 
caporal  Valentin,  collection  pétillante  d'esprit  et  où  l'observation 
philosophique  et  morale  est  poussée  fort  loin.  En  1841,  il  accepta 
de  l'éditeur  Bourdin  la  mission  d'illustrer  de  500  dessins  le  Mémo- 
rial de  Sainte-Hélène,  travail  qu'il  acheva  en  moins  d'une  année, 
mais  qu'il  eut  le  regret  de  voir  défigurer  par  la  gravure. 

Grâce  à  son  activité  infatigable,  Chailel  était  arrivé  à  jouir 
d'une  modeste  aisance  et  voyait  sa  réputation  grandir  chaque  jour. 
Mais  sa  santé,  depuis  longtemps  chancelante,  s'affaiblit  bientôt 
avec  une  rapidité  effrayante.  Incapable  de  s'astreindre  au  repos 
absolu  que  lui  prescrivirent  les  médecins,  il  devait  mourir  en  tra- 
vaillant. '  Dans  les  derniers  jours,  dit  M.  de  la  Combe,  on  poi^ait 
Charlet  mourant  à  son  fauteuil,  mais,  le  crayon  à  la  main,  ses 
yeux  s'animaient,  la  parole  lui  revenait,  et,  sur  son  pâle  visage, 
brillaient  encore  la  vie  et  le  génie...  Le  30  décembre  1845.  à  dix 
heures  du  matin,  Charlet  était  dans  son  lit.  11  manquait  d'air;  il 
fait  signe  d'ouvrir  la  fenêtre;  il  se  fait  conduire  à  sa  table  de 
travail,  soutenu  par  un  de  ses  fils,  .\ssis  dans  son  fauteuil,  il  veut 
saisir  un  crayon;  mais  c'est  en  vain...  11  prend  la  main  dosa 
femme,  celle  de  son  fils  :  «  .\dieu.  mes  amis,  leur  dit-il,  je  meurs, 
je  ne  puis  plus  travailler!...  •  Quelques  moments  après,  il  rendait 
le  dernier  soupir. 

L'œuvre  -de  Charlet  est  immense. 

M.  de  la  Combe,  qui  a  recueilli  et  décrit  toutes  celles  de  ses  pro- 
ductions qui  ont  été  reproduites  par  les  procédés  lithographiques, 
n'a  pas  noté  moins  de  1,090  pièces.  Charlet  a  dit  lui-même  avoir 
fait  en  outre  plus  de  l.oOO  dessins  à  la  sepia,  à  l'aquarelle,  à  la 
plume,  et  en  avoir  déchiré  un  nombre  presque  égal  dont  il  n'était 
pas  satisfait.  Dans  celte  foule  de  dessins,  aujourd'hui  dispersés  dans 
le  monde  entier,  on  retrouve,  indépendamment  du  mérite  de  l'exé- 
cution, la  même  variété  de  pensées,  la  même  finesse  et  la  même 
profondeur  d'observation  que  dans  les  compositions  lithographi- 
ques. Mais  celles-ci  ont,  de  plus,  l'intérêt  que  leur  donne  l'esprit 
jeté  à  pleines  mains  dans  les  légendes  qui  les  accompagnent  et 
dont  plusieurs  sont  devenues  des  proverbes. 

«  Que  de  dessins  admirables  et  que  de  charmantes  idées!  a  dit 
Eugène  Delacroix;  que  de  sentiment  et  que  de  verve!  que  de  scènes 
comiques  ou  attendrissantes  dans  cette  vaste  comédie  humaine, 
dans  ces  images  doublement  parlantes  qui  s'adressent  au  cœur  et 
à  l'esprit  !  • 

Il  parait  que  la  Bourse  des  limbrcs-posle  qui  se  tenait  depuis 
plus  de  vingt  ans  aux  Champs-Elysées,  avenue  Gabriel,  va  se 
déplacer.  Les  commerçants  du  Palais-Royal  ont  proposé  aux  jeunes 
amateurs  la  galerie  d'Orléans,  où,  grâce  au  vitrage,  les  habitués 
pourront  braver  les  intempéries  des  saisons.  Cette  offre  sera-t-elle 
acceptée?  Il  faut  le  souhaiter.  L'avenue  Gabriel  est  un  peu  loin. 
Si  la  Bourse  des  timbres  s'installe  dans  la  galerie  d'Orléans,  il 
nous  sera  plus  facile  d'assister  à  ses  opérations. 

C'est  un  commerce  qui  ne  laisse  pas  d'être  lucratif.  Le  peintre 
Caillebotte,  le  frère  du  vénérable  curé  de  Notre-Dame  de  Lorette  qui 
vient  de  mourir,  était  un  des  plus  fervents  collectionneurs  de 
timbres-poste  qui  fussent  en  France.  Pendant  de  longues  années,  ses 
matinées  furent  exclusivement  consacrées  à  la  classification  et  au 
récolement  des  timbres  nouveaux  qu'on  lui  expédiait  d'un  peu 
partout,  et  qu'il  vérifiait  en  compagnie  de  son  frère,  collaborateur 
quotidien  de  cette  tâche.  • 

Un  jour,  Caillebotte  se  décida  à  vendre  sa  collection  à  un 
Anglais  qui  lui  en  otîrait  une  somme  considérable.  Bien  que  le 
prix  de  la  transaction  eut  été  tenu  secret,  on  estime,  dans  le  monde 
de  la  «  philatélie  »,  qu'il  ne  fut  pas  inférieur  à  400,000  francs. 

M.  Tapling,  l'acquéreur,  devait  précéder  Caillebotte  dans  la 


i04 


L'OUVRIER 


tombe.  En  mourant,  il  légua  la  précieuse  coUeclion  au  British- 
Museum,  où  elle  se  trouve  encore  actuellement. 

On  compte  dans  le  monde  une  centaine  de  milliers  de  collec- 
tionneurs; dès  qu'un  timbre  nouveau  arrive  sur  le  marché,  les 
riches  amateurs  s'empressent  de  l'acheter  pour  le  coller  dans  leurs 
albums.  Plusieurs  gouvernements  américains  ont  eu  l'idée  de 
spéculer  sur  cette  manie.  Tous  les  ans,  ils  changent  leurs  vignettes, 
Mais  l'amateur  a  trouvé  le  procédé  peu  délicat;  il  s'est  dérobé 
devant  une  marchandise  qu'il  considérait  comme  frelatée.  Elle  a 
baissé  alors  et  les  intermédiaires  ont  »  bu  des  bouillons  »  ;  somme 
toute,  la  spéculation  a  trompé  ceux  qui  croyaient  s'en  enrichir. 

Il  en  est  de  même  actuellement  des  timbres  surchargés.  Il 
arrive  assez  fréquemment  que,  dans  nos  colonies,  une  espèce 
venant  à  manquer,  l'office  postal  surcharge  ou  décharge,  au  moyen 
d'un  timbre  sec,  les  timbres  qu'il  a  en  caisse.  Dans  les  premiers 
temps,  les  collectionneurs  se  jetaient  avec  avidité  sur  ces  spéci- 
mens; mais,  comme  toujours,  d'habiles  courtiers  ont  cru  qu'ils 
trouveraient  la  fortune  en  exploitant  cette  veine,  et  ils  ont  tué  la 
poule  aux  œufs  d'ort  Ils  accaparaient  d'un  seul  coup  les  timbres 
coloniaux  les  plus  demandés;  pour  faire  face  aux  besoins,  l'admi- 
nistration se  voyait  obligée  d'en  surcharger  ou  d'en  décharger 
d'autres;  alors,  nouvel  accaparement;  mais,  en  même  temps,  on 
s'arrangeait  de  façon  à  remettre  en  circulation  les  premiers 
timbres"  Le  tour  était  joué!  On  expédiait  les  images  recouvertes 
du  timbre  sec  à  un  correspondant  du  continent;  celui-ci  les 
vendait  —  c'était  marchandise  rare  —  avec  un  beau  bénéfice,  et 
l'on  partageait  les  profits.  Mais,  à  ce  qu'il  paraît,  on  a  tant  usé  du 
procédé,  que  l'amateur  se  dérobe  de  nouveau  et  que  le  timbre 
modifié  ne  trouve  plus  d'acheteur  aussi  facilement  qu'autrefois. 
*** 

La  0  philatélie  »  ou  timbromànie  a  fait  beaucoup  parler  d'elle 
dans  ces  derniers  temps.  Un  jeune  collectionneur,  âgé  de  vingt- 
trois  ans,  Emile  Delahaeff,  a  été  assassiné  par  un  courtier  en 
vins,  nommé  Jean  Aubert,  qui  voulait  s'emparer  de  sa  collection, 
évaluée  à  4,000  francs,  pour  vivre  quelques  mois  sans  travailler. 
A  ce  bandit  qui,  pour  se  procurer  des  timbres,  n'a  pas  reculé 
devant  le  plus  lâche  des  crimes,  il  est  doux  d'opposer  les  admi- 
rables jeunes  gens  qui  collectionnent  de  vieux  timbres  pour  créer 
des  villages  chrétiens  au  Congo. 

L'œuvre  fut  fondée  il  y  a  trois  ans  à  Saint-Trond,  par  les 
enfantsdu  Cercle  de  Saint-Jean  Berchmans.  Ces  enfants,  qui  ont  de 
dix  à  quinze  ans,  se  destinent  pour  la  plupart  à  l'état  ecclésiastique. 
Ils  entreprirent  de  recueillir  en  trois  ans  40  millions  de  timbres 
destinés  à  être  vendus  40,000  francs,  somme  suffisante  pour  faire 
sortir  de  terre  un  village  catholique  au  Congo.  Au  bout  des  trois 
années  qu'ils  s'étaient  accordées  pour  faire  leur  récolte,  les  enfants 
se  trouvèrent  en  possession  non  pas  de  40  millions,  mais  de 
65  millions  de  timbres,  envoyés  de  toutes  les  parties  du  monde.  Une 
partie  seulement,  vendue  dans  de  bonnes  conditions,  procura  un 
bénéfice  de  16,000  francs.  Aussi  le  village  chrétien  est-il  fondé.  Il 
a  une  étendue  de  100  hectares  achetés  à  l'Etat  indépendant  ;  il  est 
situé  sur  le  fleuve  Hassaï,  non  loin  de  Luebo,  et  s'appelle  Saint- 
Trudon,  du  nom  du  patron  de  Saint-Trond.  Plusieurs  missionnaires 
de  Scheut,  aidés  de  quatre  sœurs  de  charité,  le  gouvernent. 
*  *      . 

On  a  tout  d'abord  bâti  à  Saint-Trudon  une  église,  que  les  mis- 
sionnaires ont  consacrée  au  Sacré-Cœur;  puis  une  maison  pour 
les  Pères  de  la  Mission,  un  orphelinat  où  sont  recueillis  les  enfants 
dont  les  parents  ont  été  massacrés  par  les  esclavagistes,  et, 
enfin,  des  demeures  en  quantité  suffisante  pour  loger  trois  cents 
familles.  Ces  demeures  sont  en  briques,  et  Saint-Trudon  est  le  pre- 
mier village  congolais  qui  possède  une  pareille  bonne  fortune. 

A  chaque  maison,  se  trouve  adjointe  une  parcelle  de  terrain,  et 
le  tout  est  destiné  à  devenir  le  patrimoine  de  pauvres  esclaves 
délivrés''et  civilisés  par  les  missionnaires.  Les  enfants  recueillis  à 
l'orphelinat  formeront  plus  tard  de  nouvelles  familles  et  grossiront 
la  population  du  village.  Une  pareille  œuvre  n'est-elle  pas  admi- 
rable? Regardez,  d'un  côté,  ces  enfants  de  Saint-Jean  Berchmans 
recueillant  de  vieux  timbi-es  et,  de  l'autre,  ce  village  catholique  où 
deux  mille  âmes  peut-être  vont  se  régénérer  dans  la  vie  évangélique. 
Rappelez-vous  la  parole  si  douce  de  Jésus  :  «  Laissez  venir  à  moi 
les  petits  enfants.  »  Les  petits  sont  venus  avec  de  petits  moyens  et 
ils  ont  fait  de  grandes  choses  comme  les  pharisiens  superbes 
n'en  réaliseront  jamais.  Aussi  n'ont-ils  garde,  les  petits,  de  s'arrê- 
ter en  si  beau  chemin  :  ils  veulent  un  second  village.  Ils  sont  si 
sûrs  de  l'avoir  qu'ils  l'ont  déjà  baptisé.  En  souvenir  du  grand  pape 
qui  nous  gouverne,  ce  nouveau  foyer  de  civilisation  chrétienne 
s'appellera  Saint-Léon. 

Tenez  pour  certain  que  les  enfants  de  Saint-Jean  Berchmans 
ne  se  contenteront  pas  de  ce  deuxième  village.  Avec  le  succès,  leur 
ambition  grandit  et  leurs  vues  s'élargissent.  Je  ne  m'élounerais 
pas  de  leur  voir  «  manger  ».  comme  distntles  Congolais,  toute  uue 
rive  du  Kassaï  à  l'aide  de  leurs  vieux  timbres. 


Encore  faut-il  toutefois  que  des  collaborai eiu-s  de  bonne  volonlé 
leur  viennent  eu  .aide.  Le  cercle  de  Saint-Jean  Rerckmans  demaude 


60  millions  de  timbres.  S'il  en  réclame  20  millions  de  plus  que 
pour  la  fondation  du  premier  village,  c'est  que  de  nouvelles  charges 
lui  incombent.  Il  lui  faut,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  placer  Saint-Trudon 
sous  la  direction  de  missionnaires  et  de  sœurs  de  charité,  à  l'entre- 
tien desquels  il  doit  pourvoir;  il  veut,  de  plus,  racheter  chaque 
année  un  enfant  nègre  et  fonder,  dans  l'église  du  Sacré-Cœur  de 
son  premier  village  congolais,  une  mese  qui  sera  célébrée  à  per- 
pétuité, en  la  fête  de  saint  Jean  Berchmans,  pour  tous  les  coopé- 
rateurs  de  l'œuvre. 

Soixante  millions  de  timbres  à  réunir,  c'est  beaucoup  !  La  beso- 
gne, toutefois,  serait  fort  simplifiée,  si  moins  d'insouciance  ne 
rendait  inutiles  force  vieux  timbres.  11  s'en  perd  dix  fois  plus  qu'il 
ne  s'en  recueille.  Est-il  donc  si  difficile  pourtant  de  les  découper 
des  enveloppes  de  ses  lettres  ou  des  bandes  de  sesjournaux?  Beau- 
coup de  personnes,  sans  doute,  estiment  pouvoir  en  réunir  trop 
peu  et  jugent  que  leur  envoi  ne  servirait  guère.  En  quoi  elles  se 
trompent  :  une  poignée  de  vieux  timbres  expédiée  sous  enveloppe 
est  toujours  la  bienvenue. 

Les  timbres  d'un  centime  servent  comme  les  autres  et  les  timbres 
des  cartes  postales  aussi.  Il  est  nécessaire,  quand  on  découpe  les 
timbres  collés  sur  les  lettres  ou  les  bandes  de  journaux,  de  le  faire 
sans  endommager  leur  dentelure. 

Je  voudrais  pouvoir  rendre  mon  appel  productif  et  faire  pleuvoir 
les  vieux  timbres  chez  les  enfants  de  Saint-Jean  Berchmans.  Songez 
au  village  déjà  créé;  songez  à  celui  que  l'on  travaille  à  fonder, 
pensez  à  nos  frères  d'Afrique.  Considérez,  enfin,  que  cette  œuvre 
est  visiblement  bénie  de  Dieu,  et  donnez-vous  la  joie  d'y  coopérer. 
Envoyez  des  vieux  timbres  au  directeur  de  l'Ouvrier,  il  se  chargera 
de  les  faire  parvenir.  Oscar  Havard. 

NOTRE  CONCOURS  DE  COLORIAGE 

Les  travaux  du  jury  avancent  rapidement.  Il  a  procédé  à  des 
éliminations  successives  et,  après  deux  longues  séances,  a  réservé 
cent  compositions.  Dans  sa  prochaine  réunion,  il  éliminera  encore 
78  compositions  et  réservera  les  22  qui  seront  primées. 

Il  lui  restera  ensuite  la  tâche  délicate  de  classer  ces  22  compo- 
sitions par  ordre  de  mérite,  afin  de  proclamer  les  vainqueurs. 

Peut-être  pourrons-nous  donner  les  résultats  samedi  prochain. 


RECETTES  DE  LA  SEMAINE 


Contre  les  piqûres  d'abeilles. 

Lorsque  vous  venez  d'être  piqué  par  une  abeille  ou  une  guêpe, 
prenez  bien  vite  des  baies  de  chèvrefeuille,  —  s'il  vous  est  possible 
d'en  avoir  à  votre  disposition,  —  exprimez-en  le  jus  sur  l'endroit 
blessé;  à  l'instant  la  douleur  cessera. 

Ce  premier  résultat  obtenu,  enveloppez  la  partie  malade  avec 
un  linge  humecté  de  sublimé  étendu  d'eau  et  recouvrez  d'ouate 
hydrophile.  U.ne  Aiglonne. 

Contre  le  rhume  de  cerveau. 

RE.MÈDE    PRÉVENTIF 

Lorsqu'on  sent  les  frissons  de  la  fièvre,  alternés  avec  un  grand 
froid  dans  tout  l'organisme,  la  tête  lourde,  les  picotements  dans  la 
gorge,  quelquefois  de  la  surdité,  on  peut  être  sur  d'avoir  un  coryza 
soigné. 

De  suite  se  mettre  au  lit,  le  lendemain  matin  prendre  un  bain 
de  pieds  très  chaud,  vingt  minutes  environ,  se  purger  ensuite,  res- 
ter au  repos  vingt-quatre  heures;  vous  serez  entièrement  guéri  de 
cet  ennemi  gênant  et  qui,  chez  quelques  personnes,  est  une  véritable 
maladie.  Une  Aiglonne. 

Mort-anx-rats. 

Racler  le  phosphore  d'une  ou  plusieurs  boites  d'allumettes 
(celles  de  contrebande  spécialement),  mélanger  avec  de  la  farine 
de  mais  et  pétrir  le  tout  avec  très  peu  d'eau  et  une  assez  grande 
quantité  de  graisse.  Etendre  cette  pâte  sur  un  morceau  de  tuile 
ou  de  pierre  plate  et  mettre  au  grenier,  à  la  cave,  au  jardin,  etc. 

Cette  «  mort-aux-rats  »,très  facile  à  préparer,  produit  presque 
toujours  d'excellents  résultats. 

La  pomme  et  ses  propriétés  hygiéniques. 

Plus  que  tout  autre  fruit,  plus  que  tout  légume,  la  pomme 
contient  du  phosphore  et,  par  couséquent,  elle  est  utile  et  à  l'en- 
tretien et  au  développement  des  os,  formés,  —  on  le  sait  —  en 
grande  partie  de  phosphate  de  chaux. 

Manger  une  pomme  avant  de  se  coucher  est  une  coutume  très 
saine.  Les  fonctions  du  foie  et  des  reins  sont  de  la  sorte  facilitées, 
les  acides  en  excès  dans  l'estomac  sont  absorbés  et  un  sommeil 
calme  et  profond  en  est  la  conséquence. 

Comme  l'orange  et  le  citron,  la  pomme  est  un  désinfectant  de 
la  bouche  et  un  préservatif  contre  les  maladies  de  la  gorge. 

Enfin,  elle  calme  la  soif  chez  les  malades,  les  alcooliques  et  les 
adeptes  de  l'opium. 

Le  Dircctcur-Ot'rant  :  Henri  GAUTIER.  —  Sceaux.  Imp.  Chariiro  et  C». 


année  courante. 


(10 


années  échues.^ 


K  1922 


TRERTE-SIXIEHB  ANNEE.  —  il  Juin  1883.' 


L  '  OUVRIER 

Jotii*iia^l  illustré  p£ài*a.is!«a.iit  le  Mercredi  et  le  Siamedi 


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LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GADTIER,  sdccesseir, 

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Colonies  et  Étranger  (saof  la 

Belgiqne)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  faure 


Les  doigts  du  vieillard  pétrissaient  le  bois  de  sa  carabine.  (Voir  page  1 


106 


L'OUVRIER 


SOMMAIRE  :  Les  Voleurs  dor.  par  G.  Le  F«ure.  —Un  Aïeul  deChapuzot, 
par  Je«o  Drault  -  Nouvelle  :  Pèoûe  à  la  ligne,  par  Rer.é  Bazin—  Amu- 
sements scientifiques,   par  Magus. 

LES  VOLEURS  D'OR' 

PAU 

GEORGES  LE  FAURE 


XIV 

LE    TIEUX 


Dans  la  salle  basse  de  la  ferme,  Wilhemine  allait  et  venait, 
préparant  le  souper  du  soir;  sur  une  grande  table,  les  écuelles  de 
terre  brune,  larges  et  profondes  ainsi  que  des  plats,  étaient  déjà 
disposées,  flanquées  de  cuillers  d'élain  et  de  larges  gobelets  de 
même  métal. 

Dans  la  cheminée,  devant  un  feu  de  bois  qui  se  mourait,  la 
soupe  ronronnait  doucement  dans  une  énorme  marmite  de  fonte, 
tandis  qu'à  côté  un  quartier  de  viande,  exposé  aux  braises  ardentes, 
rôtissait,  envahissant  la  pièce  d'une  fumée  puante,  produite  par  la 
graisse  tombant  dans  le  feu. 

Quand  la  jeune  fille  eut  achevé  de  dresser  le  couvert,  elle  prit 
deux  cruches  de  grès  énormes  et  sortit  dans  la  cour  pour  aller  les 
emplir  de  bière  au  cellier;  comme  elle  y  entrait,  la  porte  charre- 
tière s'ouvrit  et  une  troupe  d'hommes  entra,  poussant  devant  eux, 
qui  des  moutons,  qui  des  vaches  ;  d'autres  conduisaient  des  attelages 
traînés  par  des  bœufs,  d'autres  encore  ramenaient  des  troupes  de 
porcs  ou  de  dindons. 

Quand  la  jeune  fille  revint  du  cellier,  elle  les  trouva  tous  assis 
déjà  à  leur  place,  devant  la  table,  les  regards  tournés  vers  la  grande 
horloge  de  bois  bruni  dont  les  aiguilles  marquaient  la  demie  de 
neuf  heures. 

—  Oom  Prétorius  est  en  retard,-  murmura  l'un  d'eux. 
Wilhemine  jeta  un  coup  d'oeil  sur  le  cadran  et  dit  simplement  : 

—  Oui,  il  est  en  relard... 

Puis,  les  deux  cruches  posées  sur  la  table,  elle  fut  s'asseoir  sur 
un  escabeau  de  bois,  aucoin  de  l'âtre,  et  là  s'immobilisa,  surveillant 
la  cuisson  du  rôti,  indifférente  aux  conversations  qui  s'engageaient 
à  voix  basse  entre  les  travailleurs... 

Mais,  en  réalité,  elle  avait  bien  autre  chose  en  tête  que  la 
préoccupation  du  souper;  depuis  le  départ  de  Guillaume,  l'existence 
h  la  ferme  était  devenue  terrible  pour  elle  :  d'abord,  la  disparition 
de  son  fiancé  l'avait  toute  désorientée,  creusant  dans  sa  poitrine 
un  vide  énorme  et  la  pensée  de  l'absent  était  devenue  pour  elle 
une  obsession. 

Où  était-il?  que  devenait-il?  songeait-il  toujours  à  elle?  se  pro- 
posait-il de  revenir  un  jour  à  la  ferme,  ou  bien  devait-elle  renoncer 
à  l'espoir  de  le  voir  jamais? 

Depuis  le  jour  où,  dans  un  moment  d'aveugle  colère,  Prétorius 
avait  chassé  son  petit-fils,  jamais  le  nom  du  jeune  homme  n'était 
sorti  de  la  bouche  du  vieillard  ;  c'eût  été  à  croire  qu'il  en  avait 
chassé  de  son  esprit  jusqu'au  souvenir,  si,  par  instants,  Wilhemine, 
qui  le  connaissait  bien,  n'avait  lu  dans  son  regard  alors  que,  assis 
méditativement  sur  le  seuil  de  la  porte,  le  soir,  le  repas  achevé  et  les 
serviteurs  couchés,  elle  lui  faisait  à  haute  voix  la  lecture  de  quelque 
passage  de  la  Bible. 

Mais  combien  elle  eût  préféré  qu'effectivement  le  grand-père 
eût  perdu  le  souvenir  de  Guillaume,  car  dans  ses  prunelles  grises, 
que  faisait,  par  instants,  étinceler  la  lueur  de  la  lampe,  elle  voyait  le 
reflet  des  pensées  qui  emplissaient  son  àme,  et  ces  pensées  devaient 
être  terribles  à  en  juger  parl'espression  que  prenaient  soudainement 
ses  traits. 

Bref,  depuis  le  jour  où  avait  paru  dans  le  journal  officiel  la 
nouvelle  que  Ferme  Elisabeth  était  «  déclarée  »  Wilhemine  trem- 
blait pour  celui  qu'elle  aimait,  car  elle  avait  deviné  que  le  vieux 
Prétorius  réservait  un  châtiment  exemplaire  à  l'enfant  qui  le 
trahissait  et  le  dépouillait. 

Certes,  en  elle-même,  elle  réprouvait  la  conduite  de  Guillaume, 
mais  elle  l'aimait  tant  maintenant  qu'elle  l'excusait  et  que,  tout 
bas,  elle  faisait  des  vœux  pour  que  jamais  il  ne  se  trouvât  en  pré- 
sence de  oom  Prétorius:  ahl  oui,  plutôt  se  résigner  à  ne  le  voir 
jamais  plus,  —  dût-elle  en  mourir,  —  que  d'assister  à  l'effroyable 
drame  qui 'ensanglanterait  Ferme  Elis.'ibeth... 

A  mesiu'e  que  le  jour  approchait  où,  conformément  à  la  loi, 
les  territoires  de  Ferme  Elisabeth  devaient  être  divisés,  la  jeune 
fille  sentait  une  angoisse  plus  terrible  l'étreindre;  de  son  côté,  le 
vieillard  devenait  plus  taciturne,  plus  sombre,  plus  mystérieux 
aussi. 

A  ses  allures,  il  était  facile  de  voir  qu'il  méditait  quchpie  pro- 
jet ;  en  dépit  de  son  grand  âge,  il  passuit  à  cheval  la  plus  grande- 
partie  de  son  temps,  partant  dès  l'aurore  pour  ne  rentrer  que  fort 
avant  dans  la  soirée;  même,  il  était  arrivt  plusieurs  fois  qu'au  milieu 

1,  Voir  l'Ouvrier  depuis  le  2  mai  1898. 


de  la  nuit,  Wilhemine  l'avait  entendu  se  lever  et  quitter  la  ferme. 

Maintenant,  il  ne  sortait  plus  qu'armé,  sa  carabine  à  répétition 
en  bandoulière  et,  dans  les  arçons  de  sa  selle,  deux  gros  revolvers 
qu'il  avait  fait  acheter  depuis  peu  à  Johannesburg. 

Hélas!  la  pauvre  Wilhemine  ne  pouvait  se  faire  d'illusions  sur 
l'usage  auquel  étaient  destinées  ces  armes;  aussi  chaque  fois  que  le 
vieillard  rentrait  l'examinait-elle  avec  anxiété,  tremblant  de  décou- 
vrir sur  son  visage  ou  dans  son  allure  quelque  indice  qui  lui  révélât 
que  la  catastrophe  tant  redoutée  était  accomplie. 

En  ces  derniers  jours,  cependant,  une  chose  l'avait  un  peu 
rassurée,  c'est  que  nul  n'avait  vu  Guillaume,  ni  même  entendu 
parler  de  lui  ;  -les  serviteurs  de  la  ferme  qui  devinaient  ses 
angoisses,  étaient  les  premiers  à  lui  donner  les  renseignements 
qu'ils  pouvaient  obtenir,  d'autant  plus  facilement  que  le  vieillard 
leur  avait  enjoint  de  le  mettre  au  courant  de  la  première  nouvelle 
qu'ils  apprendraient  de  la  présence  du  jeune  homme  dans  le  pays. 

Même,  quelques-uns  d'entre  eux  avaient  été  chargés  par  lui 
d'organiser  des  battues  dans  certaines  directions  qu'il  connaissait 
devoir  être  plus  particulièrement  visitées  par  son  petit-fils;  mais 
jusqu'à  présent  ces  battues  n'avaient  eu  aucun  résultat  et  Wilhe- 
mine commençait  à  espérer  que  Guillaume,  s'étant  vengé  en  faisant 
déclarer  Ferme  Elisabeth,  avait  été  chercher  un  emploi,  soit  au 
Gap,  soit  dans  le  Rhodesia,  soit  même  dans  la  République  d'Orange 

Deux  jours  encore  devaient  s'écouler  avant  celui  où  les  terrains 
pouvaient  être  «  peggés  »,  et  déjà  tous  les  concurrents  étaient 
arrivés,  campant  hors  des  territoires  du  vieux  Burgher,  à  proximité 
de  ceux  qu'ils  convoitaient  plus  particulièrement;  si,  d'ici  qua- 
rante-huit heures,  Guillaume  n'avait  pas  paru,  c'est  que,  dans  sa 
conduite,  il  n'avait  été  guidé  par  aucun  espoir  de  lucre,  et  alors 
Wilhemine  le  pourrait  considérer  comme  sauvé. 

Mais  plus  s'approchait  la  date  fatale  et  plus  son  angoisse  deve- 
nait grande,  car  elle  avait  le  pressentiment  que  tout  cela  tournerait 
mal  et  que  la  situation  présente  ne  pouvait  se  dénouer  que  par  un 
drame. 

En  ce  moment,  ayant  rejoint  le  coin  de  l'àtre,  noyée  dans 
l'ombre  de  la  haute  cheminée,  elle  tenait  ses  regards  attachés  sur 
les  visages  des  gens  de  la  ferme,  cherchant  à  surprendre  l'indice 
d'une  nouvelle  qu'on  lui  cacherait  par  pitié,  —  car  on  savait 
qu'entre  Guillaume  et  elle  il  y  avait  eu  autrefois  des  promesses 
échangées  et  on  la  plaignait  sincèrement  d'avoir  perdu  celui  qu'elle 
aimait. 

Tout  à  coup,  sur  le  sol  durci  de  la  cour,  les  sabots  d'un  cheval 
claquèrent  et  la  jeune  fille  se  dressa,  mue  comme  par  un  ressort, 
tandis  que,  se  levant,  un  serviteur  cafre  dit  : 

—  Voici  oom  Prétorius. 

Et  il  sortit  pour  s'occuper  de  la  monture  du  vieillard,  la 
desseller  et  la  mènera  l'écurie;  presque  aussitôt  après  son  départ, 
la  haute  stature  du  vieux  Burgher  apparut  dans  l'encadrement  de 
la  porte  sur  le  seuil  de  laquelle  il  s'immobilisa  un  instant,  laissant 
retomber  lourdement  à  terre  la  crosse  de  sa  carabine. 

Son  visage  était  plus  sombre  que  de  coutume  et,  sous  les  touffes 
de  poils  gris  qui  plantaient  ses  arcades  sourcilières,  l'œil  brillait 
d'un  éclat  plus  fiévreux  et  plus  mauvais. 

Et  Wilhemine,  si  tremblante  qu'elle  se  soutenait  d'une  main  à 
l'appui  de  la  cheminée,  attachait  sur  lui  des  regards  inquisiteurs, 
remplis  d'angoisse  et  d'effarement,  ainsi  qu'elle  faisait  chaque  soir 
quand  il  rentrait. 

Sans  mot  dire,  il  alla  vers  le  coin  où  il  avait  coutume  de 
déposer  sa  carabine,  accrocha  d'un  mouvement  automatique  son 
grand  chapeau  à  un  clou  planté  dans  la  muraille,  auquel  il  suspen- 
dit également  la  large  ceinture  de  cuir  où  se  trouvaient  ses  étuis 
à  cartouches  et  vint  prendre  au  bout  de  la  table  sa  place  que  mar- 
quait un  vieux  fauteuil  de  paille,  au  haut  dossier  de  chêne  sculpté 
que  surmontait  un  écusson  orné  d'une  couronne  grossièrement 
découpée  en  plein  bois. 

Lesserviteursdela  ferme  s'étaient  levés  et, tête  découverte, atten- 
daient que  Wilhemine  fût  allée  prendre  sur  une  planche  la  vieille 
Bible  dans  laquelle  oom  Prétorius  avait  l'habitude  de  lire  la  prière 
du  soir. 

Mais  comme  la  jeune  fille  lui  tendait  le  livre  ainsi  que  les  gros- 
sières lunettes  à  monture  d'acier  qui  permettaientàsesyeux  fatigués 
delirele  texte  écritcependanten  gros  caractères,  il  refusa  d'un  geste 
brusque  de  la  main,  puis,  après  avoir  promené  autour  de  lui  un 
regard  dans  lequel  il  y  avait  comme  une  pointe  d'attendrissement: 

—  Mes  amis,  dit-il',  d'une  voixqui  semblait  moins  rude  que  de 
coutume  et  même  qu'une  émotion  difficilement  contenue  faisait 
trembler  un  peu,  mes  amis,  c'est  le  dernier  repas  que  nous  allons 
prendre  ensemble  ;  vous  passerez  encore  cette  nuit  à  la  ferme  et 
demain  à  l'auhe  nous  nous  quitterons. 

Un  murmure  de  surprise  courut  autour  de  la  table,  le  vieillard 
poursuivit  : 

—  Tout  à  l'heure,  le  repas  terminé,  je  vous  paierai  ce  que  je 
vous  dois  et  même,  pour  que  vous  conserviez  bon  souvenir  du  vieux 
Prétorius,  je  vous  verserai  double  mois. 

—  Vous  quittez  Ferme  Elisabeth,  maître?  interrogea  le  bouvier 
boer  qui  était  au  service  du  vieillard  depuis  de  longues  années  et  qui, 
vu  cette  circonstance,  avait  son  franc-parlerplus  que  ses  camarades. 

Une  lueur  terrible  brilla  dans  les  prunelles  de  Prétorius,  en 


L'OUVRIER 


\01 


même  temps  qu'il  portai»  la  main  à  sa  gorge  comme  si  quelque 
chose  l'eùl  étranglé  et  puis  il  rcpomlit  : 

-^  Ils  veulent  me  chasser  d'ici,  mais  j'y  demeurerai  quand 
même. 

Le  Tisage  de  Wilhemine  s'effara  et,  attachant  sur  le  vieillard 
ses  grands  yeux  bleus  suppliants  : 

—  Grand-père,  interrogea-t-elle,  angoissée,  que  vous  proposez- 
vous  ? 

Mais  lui,  tournant  vers  elle  sa  face  soudainement  rébarbative, 
gronda  . 

—  Question  indiscrète,  ma  fille  ;  je  suis  toujours  le  chef  de  la 
famille,  le  maître,  le  seul  maiire  ici...  et  je  le  prouverai... 

On  ei'it  dit  que.  depuis  trois  mois,  lui  aussi  avait,  de  son  côté, 
étudié  sa  pelite-filie  et  qu'il  avait  lu  dans  ses  yeu.\  le  secret  de  son 
cœur,  découvert  que  sa  pensée  était  avec  l'absent  et  que,  si  elle  ne 
l'absolvait  pas,  du  moins  elle  l'excusait. 

Puis,  changeant  de  ton,  il  ajouta 

—  Tu  t'en  iras  chercher  dans  le  cellier  quelques  vieilles  bou- 
teilles de  bordeaus  que  nous  viderons  ensemble  â  vos  santés,  mes 
bons  amis. 

Cela  dit,  il  s'assit  et,  ayant  ploiisé  sa  cuiller  dans  son  écuelle. 
chacun,  ayant  fort  faim,  l'imita  ne  parlant  pas  ;  on  mangeait  vite,  si 
bien  que  le  repas  fut  prestement  expédié;  quant  aux  bouteilles  de 
bordeaux,  elles  furent  non  moins  lestement  vidées  et  la  paie  com- 
mença aussilùt  après. 

Chacun  des  travailleurs  passait  à  son  tour  derrière  la  table  ;i 
laquelle  le  vieillard  était  demeuré  assis,  ayant  à  coté  de  lui  un  sac 
de  toile  où  il  puisait  à  pleines  mains  des  pièces  d'argent  qu'il  dispo- 
sait en  piles  symétriques  comptées  et  recomptées  par  lui  et  l'in- 
téressé. 

L'homme  une  fois  payé,  oom  Prétorius  lui  tendait  la  main  et, 
après  une  étreinte  sincèrement  cordiale,  un  autre  venait  toucher 
sa  monnaie. 

Quand  il  ne  resta  plus  personne,  Wilhemine  s'approcha  et 
d'une  voix  pleine  de  résignation,  qui  trahissait  l'état  de  servitude 
en  lequel  elle  vivait  depuis  qu'elle  avait  l'âge  de  raison: 

—  Quels  sont  vos  ordres,  grand-père? 

Il  la  regarda  un  moment,  semblant  vouloir  descendre  jusqu'au 
fond  d'elle-même  pour  fouiller  dans  sa  conscience,  remua  les  lèvres 
comme  s'il  allait  parler,  se  complut  encore  dans  un  examen  inqui- 
sitorial  et  finit  par  dire  ; 

—  Couche-toi...,  demain  nous  causerons.  / 

Se  courbant  vers  le  vieillard,  la  jeune  tille  lui  tendit  son  front 
respectueusement,  qu'il  effleura  d'un  baiser  dont  la  sécheresse  tra- 
hissait toute  la  rancune  amassée  dans  son  cœur,  puis  elle  gagna 
la  porte  de  sa  chambre.  ' 

Une  fois  seul,  oom  Prétorius  se  leva  et,  lentement,  martelant 
le  sol  de  la  semelle  de  ses  lourdes  bottes,  se  mit  à  arpenter  la 
salle. 

Son  visage  était  impassible;  seuls,  ses  regards  flamboyaient  et, 
par  instants,  sa  longue  barbe  blanche  se  hérissait  comme  si  un 
vent  d'orage  eût  souiHé  à  travers,  par  instants  aussi  :  ses  doigts  mus- 
culeux  se  crispaient  dans  le  vide,  semblant  étreindre  quelque 
ennemi  imaginaire,  et  ses  phalanges  craquaient  avec  un  bruit  de 
tenailles. 

Enfin,  il  parut  avoir  pris  une  décision,  saisit  sur  la  tablette  de  la 
cheminée  une  lanterne,  l'alluma  et  sortit  dans  la  cour  qu'il  tra- 
versa pour  gagner  un  hangar  de  tôle,  dont  il  ouvrit  la  porte  avec 
une  clé  tirée  de  la  poche  de  sa  vareuse. 

L'ne  fois  entré,  il  éleva  la  lanterne  à  bout  de  bras  pour  en  mieux 
projeter  la  clarté  autour  de  lui  :  de  tous  côtés,  des  caisses,  des 
barils,  des  sacs  qui  donnaient  à  la  pièce  dans  laquelle  il  se  trouvait 
l'aspect  d'une  arrière-boutique  où  eussent  été  éparpillées  des  den- 
rées coloniales. 

Avec  une  précaution  singulière,  le  vieillard  posa  sa  lanterne 
sur  une  solive  qui  soutenait  le  toit  et  se  mit  à  examiner  méti- 
culeusement  les  caisses,  les  sacs  et  les  tonneaux  :  trois  de  ces  der- 
niers parurent  attirer  plus  spécialement  son  attention  et,  après 
avoir  vérifié  une  dernière  fois  les  marques  spéciales  inscrites  sur 
les  douves,  à  l'aide  d'un  instrument  de  fer  déposé  dans  un  coin,  il 
en  fit  sauter  les  couvercles. 

Ces  tonneaux  étaient  pleins  d'une  matière  grise  qui  devait  être 
de  la  poudre;  le  vieillard  en  retira  de  chacune  à  peu  près  le 
volume  d'un  tiers  qu'il  remplaça  par  un  volume  semblable  de 
grenaille,  de  clous,  de  débris  de  ferraille  pris  dans  plusieui's  caisses 
qui  se  trouvaient  là. 

Ensuite,  à  l'aide  d'un  bâton,  il  remua  la  poudre  et  cette 
mitraille  improvisée,  de  façon  à  les  bien  mélanger  ensemble;  cela 
fait,  il  replaça  les  douves,  et  les  tonneaux  se  ti'ouvèrent  herméti- 
quement fermés. 

Ce  n'était  pas  tout  :  d'une  autre  caisse,  il  tira  plusieurs  mètres 
d'une  corde  soufrée  qu'il  sépara  en  trois  parties  égEiles,  introdui- 
sant l'une  des  extrémités  de  chacun  de  ces  trois  tronçons  dans 
l'une  des  futailles  par  le  trou  de  la  bonde  qu'il  rebouchait  ensuite. 

Alors,  il  s'arrêta  et,  debout  au  milieu  du  hangar,  essuyant 
avec  un  vaste  mouchoir  à  carreaux  son  front  trempé  de  sueur,  il 
regarda  d'un  air  satisfait  cette  besogne  ;  satisfaction  terrible  et  qui 
devait  naître  de  sentiments  bien  haineux  pour  que  lea  lèvres  sa 


crispassent  dans  un  sourire  si  êffi  lyant  et  que,  dans  les  yeux,  élin- 
cei;ii  une  telle  lueur, 

lu  moment,  il  regarda  aui'uir  de  lui,  comme  indécis;  piis  il 
prit  l'un  des  tonneaux,  le  roula  d  ■■s  le  coin  du  hangar  où  se  Ircu- 
vaienl  accumulés  en  plus  grand  n  nihre  les  sacs.  les  futailles  et  les 
caisses,  le  déposa  là,  forma  à  l'aii!.'  loces  futailles  et  de  ces  caisses 
un  amoncellement  autour  de  lui  et  au-dessus  de  lui,  eldéro'jlu  la 
mèche  sur  le  sol  jusqu'à  la  porte  en  laissant  dépasser  au dehorsune 
longueur  suffisante  pour  pouvoir  y  mctti'!  le  feu. 

Les  deux  autres  tonneaux,  il  les  roula  dehors  et,  après  avoir 
soigneusement  fermé  la  porte,  il  en  charirca  un  sur  ses  épaules 
pour  retraverser  la  cour  avec  précaution  et  regagner  son  logis. 

Comme  il  venait  de  faire  dans  le  hangar,  il  fut  quelques 
instants  avant  de  prendre  une  décision,  proirlehaht  ses  regards 
autour  de  lui,  cherchant  en  quel  endroit  propice  il  pourrait  bien 
déposer  son  engin  meurtrier. 

.Malheureusement,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  au  début  de  celte 
histnire,  le  mobilier  de  cette  salle  était  des  plus  sommaires,  et  les 
muMilles  nues  n'offraient  aucun  abri  capable  de  dissimuler  cette 
futaille  jusqu'au  moment  où  il  avait  résolu  d'en  faire  usage. 

.Mors,  il  entra  dans  sa  chambre  à  coucher,  celle  qii'il  avait 
mise,  on  s'en  souvient,  à  la  disposition  de  lord  Cornallett  lorsque 
les  circonstances  l'avaietit  contraint  à  passer  la  nuit  à  la  fermé; 
dans  cette  pièce  régnait  la  même  simplicité,  disons  mieux,  le 
même  mépris  du  confort  que  dans  l'autre  :  un  lit  de  camp  fait  de 
planches  fixées  au  mur,  comme  dans  les  corps  de  garde,  sup- 
portait une  maigre  paillasse  et  un  mince  matelas  ;  une  petite 
armoire  en  bois  blanc  servait  à  serrer  le  linge  et,  sur  une  tablette, 
se  trouvait  posée  nue  cruche  de  terre  dans  une  terrine  en  fer 
blanc,  pour  les  ablutions;  un  lourd  escabeau  de  chêne  complétait 
l'ameublement. 

D'un  coup  d'œil,  le  vieillard  trouva  son  affaire,  retourna  dans 
la  grande  salle,  prit  la  futaille,  la  roula  sur  le  sol  et  la  cacha  sous 
le  lit  de  camp  dont  l'ombre  la  dissimulait. 

—  lion,  murmura-t-il... 

Une  fois  encore,  il  sortit  dans  la  cour,  gagna  le  hangar,  à  la 
porte  duquel  il  avait  laissé  le  troisième  tonneau,  le  chargea  sur 
ses  épaules  et  vint  le  déposer  sur  tin  chariot  où  il  l'enfouit  sous 
une  botte  de  foin... 

Alors,  un  soupir  profond  sortit  de  sa  poitrine,  il  lira  de  sa 
poche  une  vieille  pipe  de  bois  dans  le  fourneau  démesuré  de 
laquelle  il  engloutit  une  charge  énorme  de  tabac,  et  l'ayant  allu- 
mée, en  aspira  une  bouffée  de  fumée  qu'il  rejeta  voluptueusement 
par  les  narines,  épaisse  comme  un  nuage... 

Après  quelques  pas  faits  de  long  en  large  dans  la  cour,  il 
regagna  la  grande  salle,  se  plongea  dans  le  fauteuil  et,  les  pieds 
aux  chenêls,  continua  de  fumer,  immobile  comme  s'il  eût  dormi, 
ce  qu'on  eût  pu  croire  à  ses  paupières  closes,  à  l'impassibilité  de 
sa  face,  n'eût  été  le  foyer  embrasé  qui  couronnait  le  fourneau  de 
sa  pipe. 

Cependant,  vint  un  moment  où  le  foyer  diminua  d'intensité, 
où  les  lèvres  cessèrent  leur  mouvement  aspiratoire  ;  le  vieillard 
avait  fini  par  s'assoupir. 

Mais,  presque  aussitôt,  il  tressaillit,  redressa  son  buste,  pencha 
la  tète  eu  avant  et  écouta  ;  puis  il  bondit  sur  ses  pieds,  courut  à 
sa  carabine,  la  saisit,  l'arma  et,  en  travers  de  la  porte,  demanda 
en  baissant  la  vois  instinctivement  ; 

—  Qui  va  là  ?... 

Dans  la  cour,  il  distinguait  vaguement  une  ombre  qui  parais- 
sait se  diriger  vers  l'habitation;  alors,  faisant  craquer  le  système 
de  son  arme,  il  ajouta  un  peu  plus  haut  : 

—  Qui  va  là  ?... 

On  lui  répondit  aussitôt,  en  anglais: 

—  Ne  tirez  pas,  mille  diables!...  je  n'ai  pas  de  mauvaises 
intentions  et  suis  sans  armes... 

En  dépit  de  cette  déclaration,  le  vieillard  conserva  son  attitude 
hostile,  barrant  le  seuil,  le  doigt  sur  la  détente,  jusqu'à  ce  que 
celui  qui  s'avançait  fût  entré  dans  la  zone  de  lumière  projetée 
au  dehors  par  la  lampe;  alors,  apparut  la  face  roussâtrement 
barbue  de  l'Irlandais  Macker. 

Ainsi  qu'il  en  avait  très  franchement  averti  le  fermier,  il  était 
sans  armes,  du  moins  apparentes,  car  il  marchait  les  bras  bal- 
lants et  les  mains  vides. 

—  Qui  ètes-vous  ?  demanda  rudement  le  boer. 

—  Un  homme  qui  veut  vous  parler,  oom  Prétorius,  mais  qui, 
pour  cela  faire,  vous  demande  la  permission  de  s'asseoir,  car  il 
est  quelque  peu  fatigue  ;  j'ai  laissé  là-bas,  attachée  à  la  barrière, 
ma  mule  blanche  d'écume  et  j'ai  les  reins  brisés  d'une  course  de 
quinze  milles  à  travers  la  campagne. 

Le  vieillard  le  re^'ardait  d'un  air  dur,  et  l'expression  de  sa  face 
devenait  de  plus  en  plus  terrible;  puis,  enfin,  se  méprenant  : 

—  Vous  êtes  sans  doute  un  de  ces  voleurs  qui  viennent  pour 
me  dépouiller  après  demain,  gronda-t-il  menaçant...  et  vous  avez 
l'audace  de  me  demander  l'hospitalité...,  partez...,  mais  partez 
vite... 

Macker,  sans  se  décontenancer,  répondit  : 

—  Erreur,  oom  Prétorius,  je  ne  suis  çoint  Ici  pour  ce  que  vous 
croyez,  ou  du  moins,  c'est  pour  tous  voir,  tous  parler,  que  j'ai 


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L'OUVRIER 


fait  cette  course  enragée...  Donc,  livrez-moi  passage,  donnez-moi 
nn  siège  et  versez-moi  un  verre  de  ce  que  vous  voudrez,  car  j'ai 
fort  soif... 

Déconcerté  par  cette  assurance,  ne  pouvant  démêler  si  c'était 
là.  de  la  part  du  nouveau  venu,  de  l'assurance  ou  de  l'aplomb,  le 
vieillard  lit  deux  pas  en  arrière  ;  la  porte  se  trouva  désobstruée  et 
l'Irlandais  en  profita  pour  se  glisser  à  l'intérieur  et  aller  s'asseoir 
dans  le  fauteuil  mênje  où  se  trouvait  tout  à  l'heure  assoupi  le 
boer... 

Celui-ci  l'avait  suivi,  stupéfait  de  ce  sans-gêne  et,  debout 
devant  lui,  le  regardait  : 

—  Voici  la  chose,  commença  Macker... 

Puis,  s'interrompant,  il  demanda,  baissant  la  voix  : 

—  Mais,  pardon,..,  nous  sommes  seuls  "personne  ne  peut  nous 
'"ntendre  ? 

—  Personne,  répondit  laconiquement  Prétorius,  en  secouant 
la  tête...  /- 

—  Eh  bien  1  voici...,  tout  à  l'heure,  comme  je  vous  voyais  peu 
disposé  à  me  recevoir,  j'ai  menti  en  vous  disant  que  je  n'étais  pas 
un  de  ceux  qu'avait  alléchés  la  réputation  des  territoires  de  Ferme 
Elisabeth...  Je  viens  pour  "  pegger  >'  après-demain. 

Un  flot  de  sang  afflua  tout  à  coup  au  visage  du  vieillard,  dont 
les  poings  se  crispèrent,  tandis  que  dans  sa  gorge  s'étranglait  ce 
mot,  jeté  en  pleine  face  à  son  visiteur  : 

—  Voleur]... 

Mais  l'Irlandais  ne  parut  aucunement  s'en  émouvoir  ;  il  était 
venu  là  avec  la  ferme  intention  de  parler  et  il  ne  se  laisserait 
détourner  de  cette  intention  par  aucune  considéi'ation  étrangère  ; 
il  repartit  donc  très  froidement  : 

—  Vous  avez  tort  de  vous  mettre  en  colère,  mon  cher  mon- 
sieur Prétorius,  car  ce  que  je  viens  de  vous  dire  n'est  rien  auprès 
de  ce  que  j'ai  à  ajouter. 

—  Sortez...,  mais  sortez,  gronda  le  vieillard  dont  les  doigts 
pétrissaient  le  bois  de  sa  carabine  si  terriblement  que  tout  autre, 
à  la  place  de  l'Irlandais,  n'eût  pas  hésité  à  s'enfuir... 

Lui  cependant,  sans  se  déconcerter,  ajouta  : 

—  Oui,  je  viens  vous  demander  de  bien  vouloir  me  conseiller 
et  me  dire  de  quel  côté  je  dois  porter  mes  préférences... 

Certes.  l'Irlandais  n'avait  pas  menti  en  déclarant  que  ce  qu'il 
avait  dit  n'était  rien  auprès  de  ce  qu'il  avait  à  dire  et,  cette  fois,  la 
stupeur  de  Prétorius  fut  si  grande  que  sa  fureur  en  tomba  pres- 
que ;  il  murmura  : 

—  Vous  êtes  fou  ! 

—  Paraît,  repartit  Macker;  suivez-moi  bien  et  vous  allez  voir  : 
d'abord,  vous,  me  concéderez  ce  point  que  nul  mieux  que  vous 
ne  connaît  à  fond  ce  que  contiennent  les  différents  tei-ritoires  de 
Ferme  Elisabeth;  vous  pouvez  être  un  fermier  boer,  c'est-à-dire 
l'homme  antique,  patriarcal  par  excellence,  mépriser  la  civilisa- 
tion, le  luxe,  l'or  et  tout  ce  qui  s'ensuit,  je  n'admets  pas  que  la 
curiosité  seule  ne  vous  ait  pas  poussé  à  prospecter...  histoire  de 
voir  si  tous  les  bruits  que  l'on  fait  courir  sont  exacts... 

Comme  le  vieux  ne  répondait  pas,  Macker  prit  ce  silence  pour 
un  acquiescement  et  poursuivit  : 

—  Or,  je  ne  sais  pourquoi,  mais  j'ai  idée  que  tous  ceux 
qui  campent  vers  le  Nord-Est  se  trompent  et  que  par  là  il  ne 
doit  pas  y  avoir  plus  d'or  que  dans  ma  poche;  alors,  pour  avoir  à 
ce  sujet  une  certitude,  l'idée  m'est  venue... 

—  Vous  êtes  fou  !... 

—  Ne  croyez  pas  cela;  je  suis  un  homme  pratique,  oom 
Prétorius,  qui  connaît  la  vie  et  sait  qu'un  service  en  vaut  un 
autre...  Eh  bicnl  je  suis  à  même  de  vous  donnei- des  renseigne- 
ments que  peut-être  vous  trouverez  intéressants. 

Le  vieillard  eut  un  haussement  d'épaules  qui  prouvait  combien 
peu  de  choses,  h  l'heure  présente,  offraient  d'intérêt  à  ses  yeux... 

—  Soit,  insista  l'Irlandais,  mais  enfin,  laissez-moi  aller  jus- 
qu'au bout;  quand  je  disais,  il  y  a  un  instant,  que  vous  seul  pouviez 
me  conseiller  en  cette  affaire,  je  me  trompais  ;  il  y  en  a  un  autre 
encore,  c'est  votre  petit-fils... 

Prétorius  tressaillit,  ses  yeux  s'attachèrent,  terribles,  menaçants, 
.  sur  son  visiteur,  et  il  dit,  se  contenant  à  grand'peine  : 

—  Je  n'ai  plus  de  petit-flls. 

—  Comme  vous  voudrez;  mettons  donc  qu'il  y  a,  de  par  le 
inonde,  un  certain  Guillaume  Brey  qui  doit  en  savoir  long,  lui  aussi, 
sur  Ferme  Elisabeth  et  qu'en  l'interrogeant... 

La  main  puissante  du  vieillard  s'était  abattue  sur  l'épaule  de 
Macker  et  l'immobilisait  sur  le  fauteuil. 

—  Misérable  Anglais,  gronda-t-il,  et  tu  oses  venir  ici  pour  me 
narguer... 

—  Non,  boer  entêté,  rtposta  l'autre  sans  s'effarer;  mais  pour 
vous  dire  que  Guillaume  Brey  est  aux  environs  de  Ferme  Elisabeth. 
avec  des  compagnons  pour  faire,  après-demain,  main  basse  sur 
les  territoires  les  plus  riches  de  la  Ferme! 

Prétorius  poussa  une  sorte  de  rugissemanl  rauque  et  ses  deux 
mains  se  portèrent  à  sa  gorge,  crispées  comme  si,  tout  son  sang 
affluant  du  cœur,  il  allait  tomber  frappé  d'une  attaque  d'apo- 
plexie. 

—  Ilesticil...  clama-t-il...  ilaosél...  ohl  malheur...  malheur 
^  lui. 


Puis,  soudainement,  empoignant  l'Anglais  par  sa  veste  ; 

—  Où  est-il?...  de  quel  côté?... 

—  Cela,  je  l'ignore  et  c'est  précisément  ce  que  je  venais  vous 
demander... 

L'œil  du  vieillard  s'attacha,  plein  de  stupéfaction,  sur  son 
interlocuteur. 

—  Comment  savez-vous,  alors?...  balbutia-t-il. 
Macker  le  calma  d'un  geste  et  répondit  : 

—  Ecoutez-moi  sans  vous  emporter  et  vous  allez  comprendre  : 
(iuillaume  Brey  s'est  entendu  avec  une  compagnie  d'Anglais  et 
c'est  lui  qui  doit  diriger  les  opérations  des  «  peggeurs  »  ;  or,  comme 
je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  il  doit  connaître  aussi  bien  que 
vous  les  territoires  avantageux  et  c'est  de  ce  côté  qu'il  doit  se 
tenir  embusqué,  attendant  le  moment  d'opérer...  Voilà  pourquoi 
je  vous  disais  que  vous  seul  pouvez  savoir  où  il  se  trouve. 

Durant  que  parlait  l'Irlandais,  Prétorius  ne  le  quittait  pas  des 
yeux,  cherchant  à  lire  jusqu'au  fond  de  lui-même  le  degré  de 
confiance  qu'il  pouvait  avoir  dans  ce  raisonnement  ;  en  même 
temps,  il  était  facile  de  voir  que,  tout  en  écoutant,  il  réfléchissait. 

Et  tout  à  coup,  il  tressaillit;  ses  doigts  d'hercule  pétrissaient  le 
bord  de  la  table  et  il  grogna  : 

—  Oui...  oui...  vous  avez  raison...  il  ne  peut  être  que  là...  Il 
doit  être  là... 

Un  sourire  avait  crispé  les  lèvres  mauvaises  de  Macker  qui  dit 
aussitôt  d'une  voix  doucereuse  : 

—  Ainsi  que  je  vous  l'ai  déclaré  très  loyalement,  je  viens  pour 
0  pegger  »;  or  il  me  semble  que  mon  renseignement  vaut  bien, 
pour  vous,  une  récompense  ;  quoique  vous  fassiez.  Ferme  Elisabeth 
est  maintenant  dans  la  dépendance  de  la  loi  et,  sauf  les  claims 
qui,  vous  reviennent  de  droit,  les  territoires  vont  être  partagés. 
Dans  ces  conditions,  peu  vous  doit  importer  que  j'en  aie  ma  part. 

Sans  répondre,  les  dents  serrées,  la  face  blême,  les  yeux 
étincelants,  Prétorius  se  tenait  là,  devant  lui,  comme  prêt  à  se 
jeter  sur  l'Irlandais;  celui-ci  ajouta  : 

—  Votre  colère  contre  Guillaume  Brey  est  légitime,  oom 
Prétorius;  sa  trahison  mérite  vengeance  et  s'il  vous  répugne  d'être 
l'exécuteur  de  la  justice  de  Dieu,  ayez  confiance  en  moi  :  mes 
amis  et  moi  saurons  lui  disputer  les  terrains  convoités,  de  telle 
façon  que  votre  rancune  pourra  être  satisfaite. 

Et,  se  penchant  vers  le  vieillard,  le  misérable  ajouta  : 

—  Di^es-moi  où  vous  supposez  que  Guillaume  Brey  puisse 
s'être  emiiusqué  et,  foi  d'honnête  homme,  je  vous  jure  qu'il  ne 
se  présentera  pas,  après-demain,  pour  «  pegger  ». 

(La  suite  au  prochain  numéro.)  G.  le  Faubb. 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOr 

Par  JEAN  DRAULT 


XIV 


HISTOIRE    n  ESPIOX 


C'était  donc  deux  jours  après  Aréole;  on  amène  au  général  Du- 
mas un  drôle  de  particulier  habillé  avec  une  espèce  de  veste  à  la 
hussarde  et  un  chapeau  tyrolien,  ce  qui  lui  donnait  l'air  un  peu 
bête. 

Ce  citoj'en,  depuis  deux  jours, 
cherchait  à  causer  avec  les  soldats; 
il  nous  payait  à  boire  et  nous 
offrait  même  de  nous  prêter  de 
l'argent  si  nous  en  avions  besoin. 
Et,  ma  foi,  il  y  en  a  qui  lui  ont 
emprunte  quelques  livres  en  disant 
qu'ils  lui  rendraient  ça  sur  ce  qu'il 
leur  reviendrait  du  fameux  mil- 
liard, de  ce  fameux  milliard  voté 
par  la  Convention,  et  que  le  Di- 
rectoire ne  nous  distribue  tou- 
jours pas. 

11  disait  qu'il  était  .\utrichien, 
mais  qu'il  s'était  brouillé  avec  son 
pays,  rapport  aux  beautés  de  no- 
tre Révolution  et  aux  abominations 
de  la  tyrannie,  et  comme  il  disait 
du  mal  des  émigrés,  ça  l'avait  mis 
tout  à  fait  bien  avec  le  brave  capi- 
taine Roufignac. 

Mais  voilà  que  le  général  Du- 

4.  Voir  l'Ouvrier  depuis  le  2  mai. 


L'OUVRIER 


109 


mas  reçoit  un  jour  une  lettre  de  je  ne  sais 
plus  qui,  et  sur  laquelle  on  lui  disait  à  peu 
près  : 

»  Jléfie-foi,  et  Masséna  aussi!  Alvintzy  a 
un  plan  de  campasuo  tout  nouveau  [lour 
écrabouiller  lîonaparte.  11  cherche  à  faire 
traverser  nos  lignes  par  un  espion  pour 
avertir  Davidovioh.  Cet  espion  a  une  lettre 
du  général  Alvintzy  au  général  Davidovich  et 
on  lui  a  donné  l'ordre  de  compter  en  passant 
les  forces  de  Masséna.  » 

Dame,  voilà  !e  brave  général  Dumas  qui 
se  trémousse  comme  vous  pensez  bien.  El 
comme,  malgré  la  noirceurde  sa  figure,  il  est 
futé  comme  un  lapin,  il  prend  ses  rensei- 
gnements, et  il  apprend  qu'un  particulier 
avec  une  veste  à  la  hussarde,  un  chapeau 
tyrolien  et  pas  si  bête  qu'il  en  a  l'air,  se 
donne  les  gants  de  fraterniser  avec  le  soldat. 

—  (".a  c'est  louche,  que  se  dit  le  général 
Dumas. 

Et,  avant  que  le  particulier  ne  se  doute 
de  rien,  il  commande  quatre  grenadiers,  j'en 
étais,  —  et  mon  citoyen  en  veste  à  la  hus- 
sarde se  voit,  au  moment  où  il  ne  s'y  atten- 
dait pas  du  tout,  serré  entre  ces  quatre 
grenadiers  qui  avaient  la  baïonnette  au  bout 
du  fusil  et  qui  le  mènent  au  général  Dumas. 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  parmi 
mes  soldats?  que  lui  demande  le  général 
nègre. 

Et  voici  l'autre  qui  essaye  de  recommencer  ses  menteries,  et 
qui  dit  : 

—  Mon  général,  je  suis  un  patriote  autrichien,  je  hais  la  tyran-  | 
nie  qui  manigance  si  mal  les  affaires  de  mon  pays,  et  j'ainie  les  ( 

soldats  de  la  France  qui 
combattent  la  tyrannie. 

—  Suffit!  que  se  met 
à  crierle  général  Dumas. 
Donne-moi  ta  lettre! 

L'autre  se  met  à 
devenirtoutrouge,  mais 
il  essaye  d'embrouiller 
la  chose. 

—  Quelle  lettre,  mon 
général? 

—  Je  sais  tout,  misé- 
rable, la  lettre  d'.\l- 
vintzyt^ 

—  îe  ne  connais  pas 
d'.\lvintzy, mon  général! 

—  Tu  mens!,.. 
Nous  nousat  tendions 

h  ce  que  le  général  allait 
f  lire  juger  l'espion  dans 
les  vingt-quatre  heures, 
ou  le  faire  fusiller  avant 

de   le  faire    juger,   ce   qui    vaut   toujours    mieux,    rapport    au 

temps  qui  est  précieux  à  la  guerre, mais  ça  ne  s'est  pas  passé  comme 

ça  du  tout. 

Le  général  Dumas  tenaH  à  la  lettre  ,  il  a  voulu  l'avoir  coûte  que 

coûte. 

—  .\menez-moi  les  bouchers  du  camp!  qu'il  crie  à  ud  sergent 
qui  assistait  à  la  scène. 

Les  bouchers  du  camp  arrivent  aussitôt  avec  leurs 
Sabots  et  leurs  tabliers  pleins  de  sang,  et  des  coutelas 
effrayants. 

—  Vous  voyez  cet  homme,  que  leur  dit  le  général 
Dumas,  avec  une  voix  terrible,  vous  allez  me  le  mettre 
tout  nu.  l'attacher  sur  une  table,  et  me  le  dépiauter 
proprement.  Je  veux  me  faire  faire  une  belle  paire 
de  bottes  avec  sa  peau,  quand  elle  sera  tannée. 

Et  ma  foi,  chers  parents,  c'était  dit  avec  tant  de 
sérieux,  que  nous  n'étions  pas  bien  sûrs  que  le  général 
Dumas  dise  une  plaisanterie  ou  une  vérité  vraie. 

Le  particulier,  lui.  claquait  des  deuts  malgré  la 
chaleur  et  sa  veste  à  la  hussarde. 

Voilà  donc  mes  bouchers  qui  apportent  une  espèce  de 
claie  où  on  met  les  moutons  pour  les  égorger.  Ils 
étendent  r.\utrichien  dessus  et  comme  ils  ne  sont  pas 
bien  SUIS  d'avoir  entendu,  tellement  l'ordre  que  vient  ds 
leur  donner  le  général  Dumas  leur  parait  biscornu,  il 
y  en  a  un  qui  demande'. 

-^  Faut-il  le  saiguer  d'abord,  mon  général,  ou  bien 
le  ciépianter  tout  vif? 

—  Dame,  répond  le  général,  comme  la  peau  sera 
ie  plus  solidel  Ahl...  s'il  voulait  me  donner  la  lettre 
d'Alvintzy,  je  me  ferais  faire  une  paire  de  bottes  en 


peau  de  chèvr^.',  mais  jamais  cet  imbécile-là 
ne  voudra  me  II  donner,  sa  lettre!... 

—  Que  si,  iii'u  général,  que  se  meta  crier 
l'espion. 

—  Où  l'as-tu  !iiise.  brigand? 

—  Hélas,  mon  ^iînéral,  j'ai  exécuté  les  ordres 
que  le  comte  d'.Vlvintzy  m'a  donnés.  La  lettre 
était  dans  un  petit  •■lui  de  cire  à  cacheter,  et 
je  l'ai  avalée  quand  j'ai  vu  que  j'étais  pris. 

—  Très  bien!  que  fait  alors  le  général  Du- 
mas. Ça  ne  regarde  phis  les  bouchers,  alors, 
ça  regarde  le  médecin. 

El  il  renvoie  les  bouchers  avec  leurs  cou- 
telas et  leur  claie  et  il  fait  venir  un  médecin 
qui  administre  à  l'espion  une  purge  de  cheval. 

Quatre  heures  après,  le  général  Bonaparte 
avait  la  fameuse  lettre  d'Alvintzy  qui  lui  a 
donné  le  secret  du  plan  de  campagne  des 
.\utrichiens. 

El  voilà  comment,  chers  parents, 'ce  grand 
homme  a  gagné  la  bataille  de  Hivoli,  que  je 
n'ai  pas  le  temps  de  vous  r.fConter.  J'ai  encore 
fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  attraper,  dans 
cette  glorieuse  bataille,  une  balle  ou  un  coup 
de  lance.  Mais  la  guigne  ne  me  Ulche  pas!  Je 
n'ai  pas  atlji-apé  seulement  un  pauvre  petit 
coup  de  pointe  et  je  n'ai  pas  pu  joindre  non 
plus  le  général  Bonaparte  après  l'engagement, 
ce  qui  fait  que  je  ne  suis  toujours  pas  caporal. 

Je  reste,  chers  parents,  votre  fils  désolé 
d'èti'e  sans  bleSsure  comme  sans  grade. 


Chapczot,  grenadier. 


XV 


t:\   FILS   DE    BR.\S-n  .\CIER 


Le  brave  colonel  Panachard  se  promenait  avec  le  vénérable 
M.  Dufuret  sur  les  grands  boulevards.  Ils  causaient  de  leur  fameux 
mémoire  qui  n'a- 
vançait pas,  et  le 
colonel  s'écria  tout 
à  coup  : 

—  Nous  nous 
endorm  o  n  s  !... 
Quand        allons- 
nous  l'écrire,  à  la 
fin. ce  mémoire?... 
Moi,  je   vous  pré- 
viens que  si  vous        ^______^^_— -^.— ^— — 

ne    trouvez   rien.  ?    .. 

je    vais    fabriquer  '     -y. 

tout  seul  un  petit 

m  a  c  h  i  n      r  i  e  n 

qu'avec  les  lettres 

du  grand-papa  de  Chapuzot. 

—  Et  vous  ne  parlerez  pas  de  Bras-d'acier?...  demanda  timide- 
ment M.  Dufuret. 

—  Bras-d'acier?...  Pourquoi  faire  que  j'en  parlerais?...  Je  m'en 
fiche  pas  mal,  de  Bras-d'acier!... 

—  C'est  que,  expliqua  l'érudit,  je  crois  être  sur  une  piste,  une 
vraie  piste,  mon  flair  d'érudit  ne  me  trompe  jamais  !  Et  dame,  ça 
ferait  quelque  chose  de  rudement  complet,  vous  savez,  si  l'étude 
se  composait  de  Bras-d'acier  et  de  Chapuzot!...  On  aurait  à  la  fois 

un  type  de  sous-ofiicier  et  un  type  de  soldat  !  Sans 
compter  qu'avec  ma  piste,  nous  pouvons  peut-être 
trouver  des  renseignements  complémentaires  surjraîeul 
de  Chapuzot  lui-même!... 

—  Ah!  c'est  que  je  m'en  méfie,  de  vos  pistes,  fit  le 
colonel. 

—  Oh!  celle-là  est  sûre,  vous  savez  1 

—  Et  qu'est-ce  que  c'est?... 

—  Eh  bien!...  colonel,  j'ai  retrouvé,  en  me  prome- 
nant l'autre  jour  à  la  place  du  Trône  un  descendant 
de   Bras-d'ac.ier,   tout  simplement. 

Et  le  père  Dufui-et  s'ari-éta,  cherchant  sur  le  visage 
du  colonel  l'indice  d'une  écrasante  stupéfaction  admi- 
rative... 

.Mais  le  colonel  était  insensible  à  ce  nouveau  ré-* 
sultat  de  la  noble  science  de  M.  Dufuret.  Très  simple- 
ment, il  demanda  : 

—  Est-ce  qu'il  est  dans  l'armée  ?... 
Et  l'érudit  répondit  : 

—  n  y  fut.  colonel,  il  y  fut,  car  il  a  la  poitrine 
couverte  de  médailles.  Parole  d'honneur,  il  en  a  plus 
que  vous  ! 

—  Mais  alors,  il  a  eu  un  grade  stipérior! 

—  Je  ne  pense  pas,  colonel.  Son  ton,  ses  manières.,. 


110 


L'OUVRIER 


Comme  ils  approchaient  du  cercle  mililaire,  i's  rencontrèrent 
Bidouille  qui  sortait  de  chez  Chapuzot. 

—  J'ai  du  nouveau  à  vous  apprendre,  lui  dit  !e  petit  père  Duf uret. 
J'ai  retrouvé  un  descendant  de  Bras-d'acier! 

—  Je  m'en  bats  lœil,  répondit  peu  élégamment  Bidouille.  Moi 
aussi,  j'ai  quelque  chose  â  vous  apprendre,  et  bien  plus  épatant. 

—  Qu'est-ce  que  c'est?...  demanda  le  colonel. 

•^  Mon  mariage  avec  la  veuve  Barbolfe  est  rompu! 

—  Et  pourquoi  ça?.. 

—  Elle  a  U'ouvé  un  fiancé  qui  avait  plus  d'argent  que  moi,  et 
c'est  tout  simplement  le  bistro  d'en  face,  ça  fait  que  les  deux 
comptoirs  vont  fusionner. 

—  Mes  félicitations,  dit  lecoloncl.  Celte  femme  était  d'un  rapia! 

—  Figurez-vous,  ajouta  Bidouille,  qu'elle  a  eu  le  toupet  de  me 
proposer  d'être  garçon  d'honneur  à  sa  noce,  sous  prétexte  que  son 
nouveau  fiancé  n'a  ni  frère,  ni  cousin,  ni  aucun  autre  ustensile 
pouvant  servir  à  être  garçon  d  honneur.  Vous  pensez  bien  que  j'ai 
refusé.  Ma  dignité  s'opposait  à  ça  !  On  ne  peut  pas  occuper  la 
seconde  place,  quand  on  a  occupé  la  première.  C'est  comme  vous, 
mon  colonel,  une  supposition  qu  on  vous  aurait  colloque  ung  com- 
pagnie à  commander,  au  lieu  d'un  régiment!  Moi,  c'est  kif-kifl 

Bidouille  était  très  animé.  11  ajouta  ; 

—  N'empêche  que  c'est  une  sale  bonne  femme,  la  veuve  Bar- 
botte.  Et  dire  qu'elle  mijotait  déjà  sa  petite  affaire  quand  elle  tou- 
chait encore  la  recette,  à  mon  guignol.  Croyez-vous  qu'il  en  faut 
tout  de  même,  de  la  dissimulation!... 

—  Et  Chapuzot,  demanda  M.  Dufuret,  qu'est-ce  qu'il  dit  de  ça?... 
-^  Chapuzot!...  11  ne  dit  rien!...  11  est  toujours  plongé  dans  les 

papiers  de  son  grand-papa,  Chapuzot.  Et  puis,  il  fait  couver  ses 
serins,  ça  l'occupe  plus  que  mes  histoires  de  mariage  raté,  bien 
sûr!...  Il  fait  des  économies  pour  s'acheter  un  perroquet  vert  et 
faire  la  conversation  avec  lui,  pour  les  moments  où  il  sera  tout 
seul.  Moi,  je  veux  bien,  parce  que  son  perroquet,  je  lui  dirai  qu'il 
me  le  prête,  quand  il  saura  parier,  pour  le  mettre  dans  mes  pièces 
de  guiguol.  Ça  corsera  les  scènes  et  ça  attirera  le  monde,  cet  ani- 
mal qui  sera  perché  sur  le  bord  de  mon  théâtre. 

—  Dites  donc,  monsieur  Dufuret,  interrompit  tout  à  coup  le 
colonel,  si  on  y  allait  tout  de  suite  le  voir,  le  descendant  de  votre 
Bras-d'acier.  Justement,  je  ne  sais  pas  quoi  faire  de  ma  journée  .. 

—  Mais  je  veux  bien,  colonel,  je  ne  demande  pas  mieux!... 
clama  l'érudit.  Venez-vous  avec  nous,  mossieu  Bidouille? 

—  Vous  rigolez!...  Et  mon  ministère! 

—  Mais  c'est  dimanche,  aujourd'hui! 

—  Ah!...  c'est  vrai!...  Celte  vieille  toquée  de  mère  Barbotle 
m'a  bouleversé  les  idées  en  me  donnant  mon  remplacement.  Mais 
si  c'est  dimanche,  je  peux  aller  avec  vous,  mon  guignol  est  en  ré- 
paration. 

—  Conduisez-nous,  monsieur  Dufuret,  dit  alors  le  colonel. 

—  C'est  loin?  demanda  Bidouille. 

—  Faut  prendre  le  tramway,  répliqua  l'érudit.  C'est  à  l'autre 
bout  de  Paris,  à  la  barrière  du  Trône. 

—  A  la  barrière  du  Trône!  s'écria  Bidouille.  Mais  il  y  a  la  foire 
aux  pains  d'épices,  en  ce  moment.  Ahl...  ça  me  fera  plaisir  de  la 
revoir,  la  foire  aux  pains  d'épices.  Je  n'y  suis  pas  allé  depuis  que 
j'y  ai  travaillé  moi-même! 

—  Comment,  fit  le  colonel,  tu  as  travaillé  à  la  foire  aux  pains 
d'épices? 

—  Oui,  mon  colonel,  à  nia  sortie  du  régiment,  emporté  par  mon 
goût  pour  les  arts,  je  me  suis  engagé  pitre  dans  une  baraque,  pour 
faire  la  parade.  Je  recevais  beaucoup  de  claques,  ce  qui  faisait  ri- 
goler le  public,  et  pas  beaucoup  de  nourriture,  ce  qui  ne  m'allait 
pas  du  tout.  J'ai  quitté  mon  patron  et  j'ai  dirigé  un  théâtre  de 
marionnettes  à  mon  compte. 

—  Et  comme  ça,  c'est  à  la  foire  que  vous  nous  menez...,  mon- 
sieur Dufurel  ? 

—  Précisément. 

—  Et  c'est  à  la  foire  que  nous  retrouverons  votre  Bras-d'acier?... 
demanda  le  colonel. 

—  Oui,  colonel.  L'érudition  s'aide  de  toutes  les  sources,  plonge 
dans  tous  les  milieux  où  gît  le  document  historique. 

—  Bras-d'acier!  Bras-d'acier!...  cria  soudain  Bidouille  qui  sem- 
blait fouiller  dans  ses  souvenirs.  Mais  saperlotlel... 

—  Vous  le  connaissez?...  demanda  l'érudit. 

—  Si  je  le  connais!...  Qu'est-ce  que  vous  dites,  que  c'est  un  do- 
cument historique!...  C'est  un  lutteur!... 

—  Comme  vous  dites!  avoua  Dufuret. 

—  C'est  donc  jiour  ça  qu'il  a  plus  de  médailles  sur  l'estomac 
qu'un  général  de  division!  s'écria  le  colonel. 

Le  tramway  qu'ils  avaient  pris  s'arrêta  au  milieu  d'un  fracas 
d'orgues,  de  trombones,  de  coups  de  grosse  caisse  et  de  détonations 
multiples. 

Ils  étaient  arrivés. 


{La  suite  au  prochain  numéro.) 


Jean  Drault. 


PÊCHE  A  LA  LIGNE 


Par  RENÉ  BA2IN 


Six  heures  du  malin,  un  ciel  brouillé,  un  air  léger  et  frais,  of 
l'on  sent  traîner  des  rayons  de  soleil  de  la  veille,  qui  sortent  encore 
par  bouffées,  paresseusement,  des  tas  de  pierres,  de  la  poussière, 
un  peu  de  partout,  et  qui  font  des  Courants  tièdes  dans  l'atmosphère 
renouvelée.  Mon  ami  m'avait  dit 

—  La  pêche  est  ouverte.  Venez-vous  ?  J'ai  des  lignes  tant  que 
vous  en  voudrez.  Mon  bateau  est  amarré  au  bas  du  dernier  pont. 
Une  vue  charmante...  Et  ça  mordl.  .  Quel  poisson  préférez-vous? 

—  Tous. 

—  Alors,  je  choisis  la  brème.  C'est  une  spécialité  de  l'endroit.. 
Ah  !  demandez  passage,  pour  me  trouver,  au  père  Mouchet.  Vous 
traverserez  son  bateau  à  laver...  Tout  au  bout,  un  grand  canot  de 
pèche  peint  en  vert...  J'y  serai...  Un  type,  ce  père  Mouchet! 

J'avais  regardé  mon  amij  exubérant  de  jeunesse  et  de  santé, 
taillé  en  officier  de  cavalerie,  et  l'envie  m'avait  pris  d'aller  me 
refaire  un  peu  de  rose  aux  joues,  en  buvant  avec  lui,  toute  une 
matinée,  l'air  qui  court  sur  les  eaux.  Et  puis,  l'ancienne  passion 
m'avait  ressaisi,  au  seul  mot  de  pêche,  et  j'éprouvais  combien  est 
vrai  le  proverbe  sur  les  premières  amours,  moi  qui  n'avais  pas  tenu 
une  ligne  depuis  l'âge  heureux  où  je  considérais  l'ablette  comme 
un  poisson. 

j'allai  donc  au  rendez-vous  ;  il  était  six  heures,  et  le  ciel  était 
brouillé.  Je  découvris  facilement  le  dernier  pont,  le  lavoir,  et,  par 
un  sentier,  j'arrivai  devant  la  passerelle.  Le  père  Mouchet  n'était 
pas  là.  J'aperçus  seulement,  à  la  lucarne  du  bateau  à  laver,  au- 
dessus  des  baies  à  piliers  et  des  tables  encore  blanches  du  savoii 
de  la  veille,  une  vieille  femme,  penchée  entre  un  géranium-lierre 
et  un  pot  d'œillets  blancs. 

—  C'est  bien  le  bateau  du  père  Mouchet? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Le  patron  n'est  pas  là? 

Je  vis  qu'elle  avait  les  yeux  rouges. 

—  Ah!  monsieur,  me  dit-elle,  en  se  retirant  dans  le  fond  de  sa 
chambre  :  incendié  depuis  huit  jours! 

—  Comment! 

—  Incendié  le  samedi,  incendié  le  dimanche,  incendié  le  lundi! 
Un  homme  de  son  âge,  qui  ne  se  dérangeait  jamais  autrefois,  que 
les  jours  de  fête  d'usage  I  C'est  bien  triste,  allez! 

J'en  convins  d'un  signe  de  tête  aussi  condoléant  que  possible, 
et,  traversant  la  grande  salle  où  le  battoir  ne  battait  pas  encore, 
j'entrai  dans  le  canot  vert,  immobile,  attaché  avec  deux  bonnes 
cordes,  et  qui  tendait  sur  le  courant,  à  quatre  mètres  au  large  du 
lavoir,  son  nez  armé  de  trois  lignes. 

C'étaient  trois  belles  lignes  de  fond,  en  t  florence  »,  montées 
sur  trois  roseaux  que  soutenait  un  petit  balcon  de  bois  à  échan- 
crures  régulières. 

—  Eh  bien!  ça  mord?  dis-je  à  demi-voix. 

—  Vous  pouvez  parler  tout  haut,  mon  ami.  Avec  six  mètres 
huit  centimètres  de  fond,  le  poisson  n'a  pas  peur  des  mots.  Non, 
ça  ne  mord  pas  encore.  J'arrive.  Tenez,  voici  une  quatrième  ligne 
pour  vous. 

11  eut  la  bonté  de  l'amorcer.  Mes  six  asticots  blancs  reposèrent 
bientôt  sur  l'invisible  vase,  ou  sur  les  pierres,  ou  sur  les  herbes  de 
la  rivière;  et  mon  fil,  exactement  mesuré,  fit  fléchir  légèrement, 
sans  tout  à  fait  le  courber,  le  scion  d'ormeau  très  fin  qui  terminait 
ma  gaule.  Nous  avions  deux  voisins,  chacun  avec  trois  lignes  aussi  : 
un  petit  propriétaire  qui  avait  exercé  toujours  cette  profession  facile 
de  toucheur  de  coupons,  et  un  Alsacien  hirsute,  à  barbe  rousse, 
ancien  mécanicien  retraité  d'une  compagnie  de  chemins  de  fer; 
hommes  au  large  dos,  penchés  vers  leurs  roseaux,  immobiles, 
graves  avec  bonté,  même  avec  un  fond  de  joyeuseté  contenue,  et 
dont  le  seul  aspect  disait  l'incommensurable  patience  et  la  paix 
qui  survient  dès  que  la  pensée  s'en  va. 

—  Joli  temps  de  pêche,  murmura  mon  ami. 

—  Même  un  demps  drès  péchant,  dit  l'Alsacien,  quand  le  fent 
sera  dombé. 

C'était  déjà  joli,  en  effet,  le  paysage  de  la  rivière,  mais  plutôt 
de  l'annonce  d'une  pure  journée  que  d'ilne  beauté  déjà  venue.  A 
droite,  à  travers  les  arches  du  pont,  on  voyait  les  maisons  de  la 
ville,  encore  ternes,  et  quelques  bonnes  gens  silr  les  quais,  fldnelirs 
ou  déchargeurs  de  sable  en  disponibilité;  à  gauche,  l'eau,  toute 
frisée  par  le  vent  qui  la  prenait  à  rebours,  l'eau  grise  qui  s'en  allait 
lentement,  des  prairies  aux  deux  bords,  et  des  collines  au  loin, 
couronnées  de  toulïes  de  bois.  De  grosses  vapeursvioleltes,  massées 
sur  l'horizon,  arrêtaient  la  lumière,  maison  devinait  derrière  elles 
la  chaleur  et  la  vie  prochaines.  Leurs  sommets  étaient  déjà  franges 
de  rayons  blancs.  El  il  y  avait  partout  un  calme  souverain,  quelque 
chose  qui  faisait  aimer  la  pêche  à  la  ligue. 

Tout  à  coup,  l'Alsacien  leva  sa  troisième  gaule.  Le  gesie  l'ut 
puissant.  Le  roseau  courbé,  la  ligne  achevant  la  courbe  firent 


L'OUVRIER 


411 


une  arche  au-dessus  des  foins  verts  et  des  collines  d'en   face. 

—  Manquée!  dit-il.  Elle  s'est  décrochée! 

—  Petite?  demanda  mon  ami. 

—  Prois  cents  crammes,  fit  le  bonhomme  sérieusement. 
Quand  tout  fut  remis  en  place,  j'osai  interroger  : 

—  i'ourquoi  disiez-vous  «  petite  »"?  C'est  peut-être  un  gardon? 
un  carpeavi? 

—  .Mais  non,  dit  mon  ami,  c'est  une  brème,  bien  siir,  et  le 
voisin  en  sait  le  poids,  puisqu'il  l'a  ferrée. 

—  Vous  reconnaissez  cela  sûrement? 

—  Pour  le  poids,  c'est  une  question  de"  main  ;  pour  l'espèce, 
c'est  une  question  d'yeux.  Vous  avez  vu  la  morsure? 

—  Non. 

—  La  brème,  voyez-vous,  mord,  d'habitude,  en  trois  temps, 
très  marqués  :  elle  fait  fléchir  le  scion,  le  courbe  d'avantage, 
l'amène  à  toucher  l'eau... 

—  Et  vous  tirez? 

—  Pas  du  tout,  j'attends  que  mon  bambou  ait  repris  l'hori- 
zontale. 

—  Elle  rend  la  main,  la  brème? 

—  Justement.  C'est  le  moment  psychologique:  le  poisson 
^emporte  le  plomb;  la  gaule,  soulagée,  se  relève,  et  je  ferre.  Si 

c'est  une  grosse  pièce,   elle  file  nu  large,   décrit  deux  ou  trois 
courbes,  rapidement,  et  ne  prolonge  pas  sa  défense.  Je  tire  mon 
Cl,  à  la  brasse,  et  la  brème  m'arrive  sur  le  plat. 
-Déjà? 

—  \ous  comprenez  ce  que  je  veux  dire  :  sur  son  plat;  nacrée 
quand  elle  est  petite,  jaune  comme  un  louis  d'or  quand  elle  atteint 
une  livre. 

Pendant  qu'il  parlait,  les  deux  gros  voisins,  sans  remuer, 
bombant  le  dos  plus  que  jamais,  jouissaient  profondément  de 
ces  images  familières.  Ils  regardaient  l'eau  avec  convoitise. 
Cependant,  le  bateau  à  laver  s'emplissait  derrière  nous.  Le  battoir 
commençait  à  retomber  en  mesure.  Des  voix  de  plusieurs  âges, 
une  ou  deux  toutes  jeunes,  demandaient  :  «  Cinq  sous  de  bois.s'il 
vous  plaît,  madame  Mouchet?  Et  M.  Mouchet?  —  Incendié,  made- 
moiselle Joséphine!  incendié!  »  Des  galiotes  de  pêcheurs,  portant 
des  concurrents,  s'établissaient  sur  l'autre  rive,  et  la  rivière,  aux 
deux  bords,  se  hérissait  d'éperons  noirs.  Nos  dix  lignes,  immobiles, 
coupaient  le  courant  doux. 

—  Et  le  gardon?  continuai-je. 

—  Pauvre  poisson,  dit  mon  maître.  Nous  ne  le  cherchons  pas. 
.Son  attaque  est  assez  amusante,  plus  vive  que  celle  de  la  brème. 
Il  faut  le  ferrer  avant  le  relevé  du  scion.  On  en  prend  trente  à 
l'heure.  Ça  n'est  plus  drôle. 

—  Les  espèces  ne  sont  pas  également  complaisantes,  fis-je  en 
regardant  les  gaules. 

"—  Non.  tenez,  le  barbillon,  par  exemple.  Voilà  un  poisson 
difficile  et  d'une  prise  émouvante!  Avez-vous  remarqué  ce  mufle 
long,  capable  de  s'étendre  et  de  se  retirer,  barbu,  d'une  sensi- 
bilité que  suffit  à  prouver  la  teinte  rosée  des  lèvres?  Il  ne  mord 
pas,  il  touche  à  peine  l'appât,  il  le  frôle,  il  le  respire...  Nous  n'en 
avons  pas  ici. 

—  Où  sont-ils? 

—  Dans  les  fleuves,  dans  les  ruisseaux  plus  clairs  où  les  eaux 
sont  plus  vives,  aux  chutes  des  moulins,  à  la  sortie  des  écluses,  au 
milieu  des  remous.  Vous  arrivez  de  bonne  heure,  sans  bruit,  avec 
une  ligne  amorcée  d'un  morceau  de  gruyère... 

—  Pas  du  brie? 

—  Non. 

—  Ça  ne  doit  pas  manger  tous  les  jours,  le  barbillon,  dans  les 
endroits  déserts  ! 

—  ...  et  vous  laissez  tomber  l'appût  dans  les  remous.  Jugez  de 
l'expérience  qu'il  faut,  de  la  sûreté  de  coupd'œil  pour  discerner  le 
moment  précis  où  le  barbillon  goûte  son  dessert.  La  défensecst 
superbe,  pleine  d'émotions.  J'ai  pris  des  bêtes  de  cinq  ou  six  livres, 
qui  m'ont  donné  autant  de  mal  qu'une  carpe  de  douze. 

Oui,  j'en  étais  sur  maintenant,  ils  péchaient  tous  un  peu,  beau- 
coup même,  pour  le  songe  que  l'on  fait  pendant  les  longues 
attentes,  entre  deux  morsures,  pour  les  souvenirs  qui  montent  du 
fond  de  la  rivière,  par  le  fil  tendu,  et  qui  rappellent  les  jours  heu- 
reux, les  captures  mouvementées,  même  les  belles  proies  manquées 
dont  l'écaillé  luit  encore  entre  deux  eaux.  Ils  appartenaient  à  la 
fraction  idéaliste  de  l'humanité,  cet  Alsacien,  ce  rentier  paisible  ; 
ils  étaient  de  ceux  qui  comblent  indéfiniment  le  vide  du  présent 
avec  un  peu  de  passé  et  un  peu  d'espérance  ;  ils  auraient  compris 
ces  vers  d'un  poète,  qui  n'eu  a  pas  fait  beaucoup  d'autres  : 

Les  joars  passés,  les  jours  sans  nombre, 
Qui  s'épaississent  comme  l'ombre. 
L'ancien  chagrin  qu'on  croyait  mort, 
La  joie  ancienne  et  qu'on  oublie, 
Et  la  moindre  heure  de  folie, 
La  plus  courte,  la  moins  remplie 
Vivent  encor  ! 

Je  le  voyais  à  leurs  mines  épanouies,  tandis  que  mon  ami  par- 
lait, aux  mouvements  de  leurs  bouches  qui  s'ouvraient  machinale- 
ment, pour  épeler,  sans  proférer  un  son  :  «  Brème,  gardon,  bar- 


billon. -)  Cependant,  au  mot  de  carpe,  ils  s'assombrirent,  Leur 
quiétude  parut  troublée  par  des  réminiscences  pénibles,  quelque 
jalousie  ou  rancune  contre  cette  béto  niéchante. 

—  En  voilà  une  bêche  ingrate!  di'  l'Alsacien. 

Le  propriétaire  fut  plus  modéré  dans  les  termes,  et  dit,  s^s» 
bouger,  comme  s'il  parlait  à  la  rive  eu  l'ace  : 

—  Faut  avoir  du  temps  à  perdre  pour  pécher  la  carpe  ! 

Je  n'approfondis  pas.  Derrière  nous,  le  bruit  du  "bateau  du  père 
Mouchet  devenait  assourdissant.  Le  soleil  avait  refoulé  la  brume,  k 
présent  dispersée  et  accrochée  par  flocons  mauves  aux  arbres  des 
collines.  Trois  petits  nuages,  blancs  comme  du  lait,  avaient  pris 
le  parti  de  s'en  aller  en  aroite  ligne,  par  le  milieu  du  ciel,  et  voya- 
geaient au-dessus  de  nous,  sans  faire  d'ombre  sur  la  rivière  qui 
était  lisse,  moirée,  avec  des  clairs  qui  semblaient  d'argent  et  aes 
raies  couleur  de  noisette.  Elle  s'était  mise  à  la  mode,  elle  avait 
mis  sa  robe  changeante.  Car  le  vent  faiblissait  beaucoup.  Il  ne 
passait  plus  que  par  bouffées.  Et  c'étaient  alors,  sur  les  grands 
prés  en  graine,  des  nuages  de  pollen  qui  se  levaient,  s'éparpillaient, 
se  répandaient  en  parfums  sur  l'eau. 

—  Ohé!  ohé!  Tirez  vos  lignes! 

La  voix  venait  de  dessous  le  pont.  Et,  vite  comme  une  flèche,  à 
plus  de  trente  mètres  do  nous,  une  yole  de  course  passa,  jaune  de 
cire,  avec  deux  jeunes  gens  courbés  sur  leurs  avirons,  et  qui  riaient 
en  nageant.  Ils  riaient,  comme  s'il  avaient  été  le  temps  qui  vole, 
la  vie  tout  orgueilleuse  d'être  nouvelle  et  de  filer  devant.  Cela 
m'humilia.  Ils  laissèrent  un  sillage  qui  nous  souleva  un  peu.  Leurs 
maillots,  rouges  et  noirs,  devinrent  comme  deux  points  sombres 
et  disparurent  derrière  un  éperon  de  roseaux.  Puis  ce  fut  un  remor- 
queur avec  deux  chalands  à  la  traîne,  une  marinière  debout  près 
de  la  barre  du  second,  et  l'inclinant,  d'un  mouvement  de  la 
hanche,  quand  la  dérive  était  trop  forte.  La  rivière  s'éveillait. 

—  Voilà  les  brochetonneurs  !  cria  quelqu'un  de  l'autre  bord.  Xh  ! 
les  canailles!  les  braconniers!  Ne  venez  pas  par  ici! 

Et  le  long  des  piles,  tournant,  revenant,  suivant  le  courant 
pour  le  remonter  ensuite,  deux  hommes  parurent,  chacun  dans  un 
bateau  noir,  la  ligne  à  «  vif  »  d'une  main,  la  godille  de  l'autre, 
point  émus  de  l'accueil  qu'ils  recevaient  parmi  leurs  «  connais- 
sances >)  des  deux  rives. 

—  Ah!  les  voleurs!  ils  détruisent  tout,  ils  savent  les  bons 
endroits!  Toi,  le  Charpentier,  renvoie  donc  au  moins  l'agneau 
mort!  Il  ne  sent  pas  le  foin  nouveau,  tu  sais  ! 

Une  bète  enllée,  vogue,  les  pattes  en  l'air,  tournait  en  effet, 
dans  un  remous,  vers  le  milieu  de  la  rivière. 

—  Pas  par  là,  plus  loin,  pousse-le  dans  la  deuxième  voie  du 
courant,  mon  vieux,  envoie-le  aux  pontonniers  qui  travaillent 
là-bas.  Ils  ont  bon  cœur,  va,  ils  ne  le  renverront  pas. 

Elle  Charpentier,  ayant  mis  la  bête  dans  sa  route,  reprenait  la 
ligne,  avec  la  satisfaction  calme  des  hommes  de  devoir,  salué 
maintenant  de  noms  très  doux  par  les  pécheurs  qui  garnissaient, 
de  plus  en  plus  nombreux,  les  rives  sans  abri.  Des  gamins  cou- 
raient sur  les  berges.  Des  nez  d'ablettes  trouaient  l'eau.  Les 
maîtres  charpentiers  tapaient  sur  des  bordages  neufs  dans  un 
chantier  lointain.  Le  pont  de  bateaux,  tout  au  bout  des  prés, 
ressemblait  à  une  série  de  petits  dominos  mis  les  uns  à  l'envers 
et  les  autres  à  l'endroit.  Un  bruit  de  voilures  arrivait  des  rues 
voisines.  Une  voix  cria,  je  ne  sais  où  :  «  Est-il  mort.  Bigot?  »  Une 
autre  répondit  :  «  Ouais!  il  a  toujours  soif!  »  Il  y  avait  une  grosse 
gaieté  populaire  partout,  une  activité  nonchalante  des  riverains 
autant  que  de  la  rivière.  Il  y  avait  aussi  du  soleil  sur  les  moindres 
saillies  qui  pouvaient  porter  un  rayon.  Une  allumette  tison  qui 
flottait,  perpendiculaire,  le  ventre  en  bas,  avait  l'air  d'une  petite 
bouée  avec  une  lanterne  au  bout. 

La  brème  s'abstenait. 

Pourtant,  comme  je  retirais  ma  ligne,  pour  voir  un  peu  l'asticot 
qui  me  laissait  sans  nouvelles,  je  sentis  qu'elle  était  lourde,  et 
j'aperçus,  dans  le  courant,  un  éclair  qui  montait. 

—  Bravo!  c'est  une  brème I  vous  êtes  le  roi  de  la  pêche! 
Enfin! 

Il  y  eut  quatre  voix  pour  saluer  l'apparition  d'un  fretin  large 
au  plus  de  quatre  doigts. 

La  quatrième  venait  de  l'arrière  de  notre  bateau,  ou  M.  Mouchet 
lui-même,  ayant  longtemps  dormi,  s'avançait  prudemment.  C'était 
un  petit  vieux,  maigre,  finaud,  avec  de  petits  yeux  gris  moins 
éveillés  que  son  lavoir  et  que  les  environs. 

—  Ça  commence  bien  !  ajouta-t-il  en  homme  qui  ne  perd  pas 
de  vue  ses  intérêts  et  qui  s'entend  à  louer  les  places.  L'endroit  est 
bon! 

—  Vous  voilà  donc  debout,  monsieur  Mouchet  ?  Qu'est-ce  que 
vous  avig^onc  hier  soir  ? 

—  U^peiite  secousse.  Depuis  huit  jours,  j'sais  pas  ce  que  j'ai. 
Je  peHfee  que  c'est  le  vin  qui  travaille  trop.  .Moi,  je  ne  fais  rien. 
Mais  çk  va  cesser,  ça  va  cesser  ces  roles-là.  Je  vais  me  mettre  à 
pécher,  moi  aussi.  Quand  on  a  un  endroit  pareil  !  Je  préviendrai 
mon  vieux  Mâcha... 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  Mâcha?  demandai-je. 

—  Vous  ne  connaissez  pas  le  vieux  .Mâcha? 

II  y  eut  des  rires  d'étonnement.  Evidemraent,  j'étais  trè»  nou- 
veau dans  le  monde  de  la  ligne. 


112 


L'OUVRIER 


—  Ahl  TOUS  ne  connaissez  pas  le  vieux  Macba?  C'est  l'homme 
sauvage... 

—  Un  sauvage? 

—  Il  habite  là,  tout  près,  dans  une  hutte!  Il  vous  a  un  corps 
d'homme,  celui-là!  Un  litre  d'eau-de-vie  ne  le  gène  pas.  Faut  qu'il 
aille  en  prison  ou  à  l'hôpital  pour  se  faire  la  barbe,  par  exemple  I 
Un  homme  qui, a  fait  l'ayaleur  de  tabac  dans  les  foires,  et  qui  a 
été  bien  élevé,  oui,  qui  a  de  l'instruction  plus  que  moi.  Son  père 
tenait  le  bureau  de  l'octroi.  Lui,  c'a  elé  le  plus  beau  grenadier  de 
la  garde  que  vous  ayez  vu.  Mais,  voilà,  il  s'est  abandonné. 

—  Tout  est  là,  dit  sentencieusement  le  rentier.  Suffît  qu'on 
s'abandonne. 

—  Eh  bienl  je  lui  demanderai  du  pain,  à  mon  vieux  Mâcha.  Ce 
qu'il  en  récolte  aux  portes  1  II  en  a  plus  de  cinq  cents  livres  dans 
sa  cahute  1 

—  Je  le  crois!  reprit  le  rentier.  J'ai  reconnu  des  morceaux  que 
je  lui  avais  donnés.  Il  me  les  revend. 

—  Un  sou  la  livre.  Avec  de  la  terre  bien  délayée,  roulée  en 
boulettes  grosses  comme  ma  tête,  c'est  ça  qui  fait  mordre!  Quand 
le  trou  est  appâté,  ici,  on  n'avance  pas  à  tirer! 

Le  bonhomme  s'en  alla.  Une  grande  accalmie  se  produisit.  Nous 
étions  enveloppés  de  soleil  ardent.  L'air  tremblotait  sur  la  rivière. 
Nos  dix  lignes  étaient  toujours  posées  comme  des  questions  sans 
réponse. 

—  La  pêche  n'est  pas  chaude,  me  dit  mon  ami. 

—  La  température  l'est  suffisamment,  répondis-je.  Et  je 
m'amuse. 

—  Bien  vrai? 

—  Ecoutez,  quand  j'étais  petit,  je  pensais  quelquefois  au  temps 
où  je  serais  vieux,  et  l'idéal  de  la  retraite  me  semblait  figuré  par 
ces  bonshommes  à  larges  panamas,  —je  vous  demande  pardon  du 
mot,  —qui  péchaient  sous  les  ponts,  avec  des  airs  si  calmes.  Comme 
j'ai  toujours  aimé  lire,  je  pensais  qu'il  me  serait  possible  d'appor- 
ter un  livre  et  de  mettre  un  grelot  sur  le  bout  de  ma  gaule.  Ce  qui 
m'attirait  alors,  c'était  le  recueillement  des  rives,  la  liberté  de  rêver 
à  d'anciens  rêves  commencés  et  qui  n'ont  point  de  fin,  je  le  sentais 
déjà,  même  quand  l'homme  a  vieilli;  c'était  aussi  la  passion  de 
la  proie,  la  joie  primitive  et  sauvage  de  la  conquête. 

—  Et  maintenant,  depuis  l'expérience  nouvelle? 

—  C'est  la  vie,  c'est  l'infinie  variété  du  monde  et  des  choses. 
On  devient  philanthrope  à  changer  de  milieux. 

—  Vous  reviendrez? 

—  Un  peu  plus  tard  et  un  peu  plus  loin.  Je  descendrai.  J'atta- 
cherai ma  galiote  idéale  entre  deux  aulnes  verts,  ayant  un  coin  de 
vue  sur  la  ville  et  des  sarcelles  pour  voisines,  ou  des  seineurs  qui 
tirent  leur  a  baillée  »  sur  les  grèves.  Je  ne  pécherai  pas  la  brème  : 
le  gardon  simplement.  Vous  me  donnerez  des  "conseils. 

—  Je  suis  content!  dit-il. 

Et  il  me  serra  la  main,  comme  à  quelqu'un  déjà  de  la  corpora- 
<ion. 

René  Bazin. 


AMUSEMENTS  SCIENTIFIQUES 


CONDUCTIBILITÉ  DES  MÉTAUX  POUR  LA  CHALEUR 

On  avait  raconté  en  classe  la  terrible  aventure  de  Mucius 
Scaevola,  condamné  parle  roi  des  Etrusques  à  avoir  la  main  droite 
brûlée,  et  le  professeur  avait  attiré  tout  particulièrement  l'atten- 
tion de  ses  élèves  sur  la  fermeté  du  jeune  Romain  qui,  ayant 
placé  courageusement  sa  main  sur  le  brasier,  la  regardait  tran- 
quillement brûler. 

J'aurais  fait  comme  lui!  s'était  écrié  un  superbe  petit  bon- 
homme, âgé  de  onze  ans,  qui  avait  eu  le  torl  de  répondre  ensuite 
par  un  sourire  de  pitié  aux  éclats  de  rire  malséants  que  ses  paroles 
avaient  aussitôt  provoqués  chez  ses  camarades. 

La  discussion  fut  chaude  pendant  la  récréation  qui  suivit  cette 
classe,  et,  de  Cl  en  aiguille,  je  ne  sais  comment,  il  s'agit  de  savoir 
qui,  dans  le  groupe  dés  écoliers,  était  le  moins  sensible  à  la  dou- 
leur, qui  le  serait  davantage. 

—  Donc  tu  affirmes  que  je  suis  plus  douillet  que  toi?  demanda 
d'un  ton  légèrement  moqueur  un  élève  fréle  et  mince,  au  petit 
vantard,  que  tous  étaient  désireux  d'humilier  ;  il  s'agirait  de  le 
prouver,  mon  ami;  je  reviens  dans  un  moment,  attends-moi. 

—  J'accepte  tel  défi  que  tu  voudras!  Ce  fut  la  froijjle  réponse 
du  nouveau  Mucius.  * 

Après  quelques  longues  minutes  d'attente,  on  vit  revenir  l'autre 
enfant,  muni  d'un  étrange  attirail  :  un  réchaud,  du  çsharbon,  des 
allumettes,  -une  marmite,  de  l'eau,  et  deux  cuillers.  Qu'allait-il 
donc  se  passer?  On  parlait  à  voix  basse  dans  le  cercle  des  specta- 
teurs, de  Tepriîrtoe  de  l'eau  chaude  ou  du  fer  rouge. 

Le  réchaud  est  allumé,  la  petite  marmite  est  rem^ie  d'eau,  et 
l'opérateur  attend  silencieux  que  celle-ci  soit  bouillante,  refusant 
toute  explication. 


Mais  l'eau  commence  bientôt  à  chanter. 

—  Voici  pour  toi  une  cuiller,  dit  l'élève  frêle  et  mince  à  son  in- 
trépide camarade  ;  je  garde  l'autre,  nous  tiendrons  chacun  à  pleine 
main  le  manche  de  notre  cuiller,  en  le  serrant  bien,  tandis  que 
l'autre  bout  de  l'ustensile  sera  plongé  dans  l'eau  bouillante;  nous 
verrons  qui  de  nous  sera  le  moins  sensible  à  la  chaleur  et  saura 
supporter  pendant  le  plus  de  temps  le  contact  du  métal  brûlant. 

Le  défi  est  accepté;  mais  bientôt  sur  le  visage  de  l'imprudent 
qui  n'a  pas  craint  d'accepter  le  défi,  apparaissent  des  signes  non 
équivoques  de  douleup;  après  une  lutte  évidente,  il  pousse  soudain 
un  cri  et  retire  vivement  sa  main,  tandis  que  son  adversaire, 
impassible,  continue  à  serrer  dans  la  sienne  le  manche  de  sa  cuiller 
qui  plonge  toujours  dans  l'eau  bouillante. 

Je  vous  laisse  à  penser  quels  applaudissements,  quelle  joie, 
quelle  confusion  et  quel  triomphe  furent  la  conclusion  de  cette 
histoire,  mais  ce  que  vous  n'avez  peut-être  pas  deviné,  c'est  le  stra- 
tagème employé  parle  vainqueur;  aussi  je  vais  vous  le  dire. 

Les  métaux  sont,  vous  le  savez,  d'excellents  conducteurs  de  la 
chaleur,  mais  ils  ne  le  sont  pas  tous  au  même  degré.  L'or  vient  en 
première  ligne,  puis  le  platine,  l'argent,  le  cuivre,  le  fer,  le  zinc, 
l'étain  et  le  plomb.  Les  deux  cuillers  choisies  par  le  jeune  traître 
étaient  de  métal  différent  :  l'une  en  argent,  l'autre  en  étain.  Répé- 
tez vous-même  l'expérience  en  tenant  dans  chaque  main  une  des 
deux  cuillers,  vous  constaterez  d'une  manière  très  sensible  la  dif- 
férence de  conductibilité  de  ces  deux  métaux  pour  la  chaleur. 

La  morale  de  tout  cela? 

do  II  ne  faut  jamais  se  vanter;  c'est  déjà  un  assez  grand  mal- 
heur que  d'être  supérieur  à  d'autres,  cela  seul  suffit  bien  souvent 
pour  qu'on  ait  beaucoup  d'ennemis  ; 

2»  Il  faut  étudier  la  physique,  et,  tout  pai'ticulièrement  dans 
le  chapitre  de  la  Chaleur,  ce  qui  a  trait  à  la  conductibilité  des 
métaux; 

3»  11  est  utile  de  lire  les  Veillées  des  Chaumières. 

Magus. 
(Tous  droits  réservés.) 


LiDrairie  BLÉRIOT  —  Henri  GADTIER,  suce' 

SS,     QUAI      DES     GR  ANDS-AUGU  STIN  S,     PARIS 


VIENT    DE    PARAITRE 


ODETTE 

PAR 

BA.    in  jV  It  Y  A.  IV 


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année  courante,        \i-\J    années  échues./  IN      LutCO 


TRENTE-SIXIÈME    ANKÉE.  —20  Juin  1896. 


L^OUVRIER 

Journal  illiisti*é  papaîssant  le  Mercrecli  et  le  Samedi 


ABONNEMENT  D'UN  AN  : 

(104  numéros) 

France,  Algérie  et  Belgique  : 

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DIRECTION  ET  ADMINISTRATION  : 

LIBRAIRIE  BLÉRIOT,  HENRI  GAOTIER,  successeur. 

53,  quai  des  Grands-Augustins,  Paris. 


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(104  numéros) 
Colonies  et  Ùranger  (sauf  la 
Hae)  :  7  francs. 


LES  VOLEURS  D'OR,  par  georges  le  faure 


D'un  bond,  Prétorius  fut  près  de  lui.  (V«ir  page  liti.) 


114 


L'OUVRIER 


POMMAIRE  Les  Voleurs  d  Or.  psr  Georges  le  Taure  —  Un  Aïeul  de  Cha- 
puzot.  par  Jean  Drauli  —  Chronique  uebdomadaire,  par  Oscar  Havard. 
—  Recettes  de  laSemaioe.  —  Jeux  d'esprit. 


LES  VOLEURS  D'OR' 

PAR 

GEORGES  LE  FAURE 


XV 


EN    rAMILLE 


En  rentrant  au  campement,  MackerétaU'd'unc  humeur  exécrable: 
le  Boer  l'avait  laissé  partir  sans  lui  donr/er  de  réponse;  bien  plus, 
notre  homme  était  obligé  de  convenir  avec  lui-même  qu'il  n'avait 
même  pas  d'espoir  à  conserver,  à  moins  qu'un  miracle  ue  transfor- 
mât les  intentions  du  vieillard. 

—  Décidément,  gronda-t-il  en  mettant  pied  à  terre  et  en  entra- 
vant sa  mule,  toute  trempée  de  sueur,  décidément,  ces  Hollandais 
ne  savent  pas  haïr. 

Comme  il  se  trompait!  Ah!  il  eût  changé  d'opinion  s'il  eût  pu 
lire  l'efTroyable  combat  qui  s'était  livré  et  se  livrait  encore  dans 
l'clme  du  Boer,  depuis  qu'il  venait  d'apprendre  la  nouvelle  apportée 
par  Maclier;  certes,  sa  haine  contre  Guillaume  était  toujours  la 
même,  aussi  intense,  aussi  profonde,  et  son  désir  de  vengeance  ne 
s'était  pas  atténué  depuis  qu'il  entrevoyait  la  possibilité  de  le 
satisfaire. 

Et,  cependant,  il  ressentait  comme  un  trouble,  une  hésitation 
qu'il  ne  s'expliquait  pas,  qu'il  considérait  comme  une  lâcheté...  ce 
qui  le  rendait  furieux  contre  lui-même. 

Assurément,  on  lui  eût  apporté  là,  devant  lui,  le  cadavre  de 
Guillaume,  qu'il  eût  éprouvé,  à  le  voir,  une  très  vive  satisfaction 
et  qu'il  eût  envisagé  alors  avec  plus  de  philosophie  l'acte  qui,  deux 
jours  plus  tard,  devait  le  dépouiller. 

Ou  bien  encore,  brusquement,  au  détour  d'une  route,  à  l'orée 
d'un  bois,  s'il  se  fût  rencontré  avec  le  misérable  qui  avait  trahi  sa 
confiance,  s'était  joué  de  son  affection,  dans  le  premier  moment 
il  l'eût  élendu  à  ses  pieds  d'un  coup  de  sa  carabine,  sans  Fombre 
d'un  remords,  remplissant  son  devoir  de  justicier,  conformément 
à  ses  droits  de  patriarche,  de  paier  familias. 

Mais,  en  l'espèce,  c'était  tout  différent  ;  il  s'agissait  d'aller  se 
placer  à  l'affût,  de  s'embusquer,  d'atteudre  au  passage  ce  garçon, 
comme  une  béte  fauve,  et,  sans  qu'il  lui  fût  possible  de  se  mettre 
en  défense,  au  moins  de  chercher  un  refuge  dans  la  fuite,  de  tirer 
dessus. 

Non!  il  y  avait  là  quelque  chose  en  lui,  quelque  chose  qu'il  ne 
s'expliquait  pas  bien,  mais  qui  lui  répugnait. 

Et,  cependant,  dans  quarante-huit  heures,  il  allait  être  dcpns- 
sédédeces  terresqu'il  avait  conquises;  que,  depuis  des  années  il  défri- 
chait, au  prix  de  combien  de  privations,  de  combien  de  fatigues, 
de  combien  de  dangers! 

Il  allait  être  chassé  de  là,  dépouillé,  volé,  oui,  volé!  car  tout 
Boer  qu'il  fût,  il  considérait  comme  un  véritable  vol  le  fait  de 
«  déclarer  »  publique,  au  nom  d'une  loi,  une  propriété  privée;  et 
celui  qui  le  trahissait,  qui  s'apprêtait  à  partager  sa  dépouille  avec 
ceux  qui  l'allaient  spolier,  ne  serait  pas  puni  1 

Bien  mieux!  rien  ne  prouvait  que,  grilce  à  son  action  détestable, 
il  ne  vivrait  pas  en  grand  seigneur,  tandis  que  lui-même,  amoindri, 
humilié,  ruiné,  continuerait  à  végéter  sur  l'étroite  portion  de  terre 
que  la  charité  de  l'Etat  voulait  bien  lui  laisser. 

Voilà  tout  ce  que  le  vieillard  avait  remué  en  sa  cervelle,  durant 
l'entretien, court  d'ailleurs,  que  Macker  avait  eu  avec  lui,  etl'lrlandais 
n'avait  pu  se  rendre  compte  de  la  tempête  qui  grondait  sous  ce 
crâne  blanchi  par  soixante-dix-huit  années;  son  sang  s'était  mis  à 
bouillonner  dans  ses  veines  avec  l'impétuosité  d'un  sang  de  vingt 
ans,  affluant  à  son  cerveau;  ses  yeux  voyaient  rouge,  ses  regards 
allaient  chercher  sa  carabine,  dressée  tout  armée  dans  le  coin 
familier,  et,  assurément,  si  Guillaume  eût  paru  en  cet  instant,  il 
n'eût  pas  franchi  vivant  le  seuil  de  la  ferme. 

El  cependant,  en  dépit  de  la  manière  pressante  avec  laquelle 
Macker  avait  insisté  pour  avoir  le  renseignement  qui  l'amenait,  le 
vieillard  s'était  tu;  il  voulait  se  réserver  d'intervenir  lui-même, 
répugnant  à  charger,  mémo  indirectement,  des  tiers  de  mettre  à 
exécution  une  vengeance  dont  le  soin  le  regardait  seul. 

Or,  la  physionomie  de  sou  visiteur  portait  nctiement  l'empreinte 
des  iilées  criminelles  qui  le  hantaient  et  il  était  facile  (Je  deviner 
que,  sachent  où  il  pouvait  rencontrer  Guillaume,  la  prontièrc  clioso 
qu'il  ferait  serait  de  se  débarrasser  d'un  concurrent  dont  la<|hance 
pouvait  gêner  ses  appétits  cupides. 

Et  voilà  pourquoi,  sans  cependant  répondre  négativement  aux 
demandes  de  l'Irlandais,  il  l'avait  congédié  en  lui  diaunt  qu'il 
voulait  réilécbir. 

1.  Voir  VUuvrier  depuis  le  2  mai  liiaB 


—  Aht  le  vieux  renard,  avait  grommelé  Macker  en  enfourchant 
la  mule  qui  l'avait  amené,  il  n'a  rien  voulu  dire  de  ce  qui  m'inté- 
ressait, et  j'ai  été  assez  bête,  moi.  pour  me  laisser  tirer  les  vers  du 
utz... 

11  avait  lancé  sa  monture  grand  train  sur  la  route  du  campe- 
ment, et  la  pauvre  bête  avait  payé  de  ses  flancs  et  de  sa  croupe  la 
déconvenue  de  celui  qui  la  montait. 

Celui-ci,  heureusement,  n'était  pas  homme  à  se  décourager  et, 
pendant  le  trajet,  il  agita  dans  sa  cervelle  différents  moyens  d'ar- 
racher au  vieillard  un  renseignement  aussi  précieux;  malheureuse- 
ment, ces  différents  moyens  ne  supportaient  pas  l'examen,  et  tous 
durent,  l'un  après  l'autre,  être  rejetés. 

C'est  pourquoi,  en  mettant  pied  à  terre,  était-il  d'aussi  exé- 
crable humeur  qu'on  l'a  vu  au  commencement  de  ce  chapitre,  et 
s'en  fut-il,  sans  plus  tarder,  éveiller  Zeïto,  pour  prendre  conseil  de 
lui. 

Le  métis  dormait  à  poings  fermés,  quelque  peu  gris,  sous  la 
bâche  de  son  chariot,  et  reçut  son  ami  de  fort  désagréable  façon; 
mais  son  accueil  ne  tarda  pas  à  se  transformer  lorsque  Macker  lui 
eut  expliqué  le  genre  de  démarche  qu'il  venait  de  faire  et  la  manière 
dont  elle  avait  échoué. 

—  Le  coquin  !  la  brute!  grommela  Zeïto  dont  lesyeuxétincelaient 
dans  l'ombre  et  dont  le  souffle  rauque,  étranglé  par  la  colère, 
ressemblait  à  un  souffle  de  bête,  il  n'a  donc  pas  pour  deux  pences 
de  sang  dans  les  veines... 

—  Peu  m'importe  1  riposta  l'autre  d'un  ton  de  mauvaise  humeur; 
du  moment  qu'il  refuse  de  parler,  c'est  la  fortune  qui  nous 
échappe... 

—  Et  la  vengeance  aussi. 

■  Puis,  brusquement,  à  voix  basse  : 

—  Si  on  y  retournait...  à  deux?  proposa-l-il. 

—  Eh  bien!... 

—  A  deux,  on  peut  faire  une  besogne  impossible  pour  un  seul; 
et  cfi  qu'il  a  refusé  de  vous  dire  de  bonne  volonté,  il  ne  pourrait 
peut-être  pas  nous  le  refuser  à  nous  deux...  hein!  qu'en  pensez- 
vous? 

—  .Je  pense...  que  je  ne  comprends  pas... 

Si  Macker  eût  pu  distinguer  la  face  de  son  interlocuteur,  nul 
doute  qu'il  n'eût  compris,  à  la  très  significative  expression  de  ses 
traits,  ce  qu'il  voulait  dire;  mais,  sous  la  bâche  du  chariot  où  se 
tenait  la  conversation,  il  faisait,  nous  l'avons  dit,  noir  comme  dans 
un  four;  c'est  pourquoi  le  métis  dut  s'expliquer. 

—  Quandie  travaillais  dans  le  Béchuaualand,  dit-il,  j'ai  été  en 
rapport  avec  les  Matabélés,  et  ils  ont  des  moyens  très  ingénieux  de 
délier  la  langue  à  ceux  qui  ne  veulent  point  parler... 

—  Vous  n'y  songez  pas!  s'exclama  l'Irlandais. 

—  Pourquoi  pas?  demanda  impassiblement  le  métis. 
11  ajouta  aussitôt,  ironique  : 

—  Je  ne  vous  savais  pas  si  tendre  ni  si  scrupuleux. 

-•  Il  ne  s'agit  point  de  cela;  mais  je  n'aime  point  les  choses 
inutiles,  et  si  vous  coiiuaissiez  le  vieux  Prétorius,  vous  seriez  de 
mon  avis  quand  js  »ous  déclare  que  ce  n'est  point  un  homme  à 
intimider. 

—  Je  UÈ  parle  pas  de  l'intimider;  mais  la  chair  est  la  chair  et 
quand  voufc  savez  vous  y  prendre... 

—  Inutile,  vous  dis-je  ;  cet  homme  a  une  volonté  de  fer  et  no.us 
pourrions  le  déchiqueter  qu'il  ne  parlerait  pas. 

Le  métis  grommela  un  juron  et  entre  ses  dents,  que  la  colère 
contractait,  sifflèrent  ces  mats  ; 

—  Nous  voilà  prop;-eii... 

Il  achevait  à  peine,  qu'une  galopade  effrénée  retentit  non  loin; 
puis  un  cri  d  angoisse  éclata,  suivi  immédiatement  d'un  cri  sourd; 
ensuite  plus  rien... 

Les  deux  hommes  s'étaient  redressés  et,  au  milieu  de  l'obscurité, 
se  fixaient,  comme  s'ils  eussent  espéré  lire  mutuellement  sur  leur 
visage  l'explication  de  ce  qu'ils  venaient  d'entendre. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cela?  balbutia  Macker. 

Au  même  instant,  au  dehors,  la  voix  de  Jean  appela  : 

—  Holà!  vous  autres,  prenez  la  lanterne  du  chariot  et  venez 
voir  un  peu  ce  qui  se  passe... 

—  Diable!  gronda  rirhiiidais,  c'est  l'inspecteur...,  nous  repar- 
lerons de  cela  demain  nuitin. 

Il  se  gliiisa  sous  la  toile  et  gagna,  en  rampant,  l'endroit  où  Jean 
se  tenait  dehors,  son  revolver  à  la  main,  attendant  avec  impatience 
que  les  hommes  qu'il  avait  appelés  arrivassent. 

—  Ah!  c'est  vous,  monsieur  Macker,  fit-il  en  reconnaissant  le 
contremaître  ;  ils  dorment  comme  des  souches,  là-dedans  ;  accom- 
pagnez-moi donc... 

—  De  quoi  s'agit-il?  demanda  l'Irlandais,  so  frollant  les  yeux 
comme  s'il  se  fût  subitement  éveillé. 

—  Vous  n'avez  pas  entendu? 

—  Si,  coinme  un  galop  de  cheval;  quelque  bèlo  sans  doute 
(jui  aura  brisé  son  entrave... 

—  Non;  on  a  poussé  un  cri...  quelque  accident,  sans  doute... 
Maker  se  mit  à  ricaner. 

—  BijGodl  s'il  fallait  interrompre  son  sommeil  pour  jouer  aux 
sauveteurs,  on  iiur.iit  fort  affaire...  Vous  venez  d'arriver  ici,  case 
voit,  monsieur  l'iiispocleur  ;  mais  ..a  vous  passera... 


L'OUVRIER 


llô 


I 


Néanmoins,  il  emboîta  le  pas  au  joune  homme  qui,  rapidement, 
s'avançait  dans  la  direction  d'où  lui  avait  semblé  venir  le  cri  qui 
l'attirait... 

En  silence,  ils  ûrent  ainsi  une  centaine  de  mètres  à  travers  la 
campagne,  une  campagne  aride,  où  poussait  une  herbe  courte, 
sèche  et  dure,  aiguë  comme  des  lames  d'acier  et  qui  craquait  en 
se  brisant  sous  les  semelles  des  boites. 

—  Vous  aurez  rêvé,  monsieur  l'inspecteur,  dit  alors  Macker,  il 
n'y  a  personne  et  ce  que  nous  avons  entendu  n'est  autre  chose  que 
le  galop  d'un  cheval  échappé... 

Mais,  sans  repondre,  Jean  lui  arracha  des  miins  la  lanterne  e( 
se  mit  à  courir  pour  s'arrêter  bientôt  et  se  pencher  vers  le  sol. 

—  Une  femme  I...  s'exclama-t-il. 

En  deux  bonds,  l'Irlandais  fut  auprès  de  lui  et  vit,  en  effet,  éten- 
due à  terr?,  sans  mouvement,  comme  morte,  une  femme. 

—  Morte?  interrogea-t-il,  plus  cnrieux  qu'ému  de  pitié. 
Et  il  ajouta  :  ' 

—  By  GodI...  une  rude  blessure... 

Dans  sa  chute,  la  tête  de  la  malheureuse  avait  porté  sur  le  sol  rempli 
de  cailloux  et  une  tache  de  sang  maculait  le  front,  duquel  un  filet 
rouge  coulait  tout  doucement,  faisant  autour  d'elle  une  petite 
mare. 

Vivement,  Jean  avait  dénoué  le  foulard  de  cotonnade  à  carreaux 
croisé  sur  sa  poitrine,  et  dégrafé  le  corsage,  de  manière  à  rendre 
la  respiration  plus  aisée;  il  murmui'a,  ayant  placé  sa  main  sur  la 
poitrine*": 

—  Non,  le  cœur  bat...  c'est  un  év.i.nouissement  seulement. 

Il  dirigea  la  lueur  de  la  lanterne  bit  le  visage  et  alors  Macker 
s'écria  : 

—  Mflis  je  la  connais  !...  c'est  la  fille  de  Ferme  Elisabeth!... 

—  Vous  êtes  certain  t  interrogea  le  jiiune  homme. 

—  Parbleu  !  riposta  le  contremaître  avec  assurance. 

Et  il  se  mordit  la  langue,  car  il  avait  été  sur  le  point  d'ajouter 
«  Je  l'ai  vue,  il  n'y  a  pas  deux  heures,  chez  elle.  » 

—  En  tout  cas,  emportons-la  et  quand  elle  sera  revenue  à  elle, 
nous  aviserons  à  ce  qu'il  convient  de  faire. 

Il  la  prit  par  les  épaules,  tandis  que  son  compagnon  l'empoi- 
gnait par  les  jambes  et  tous  deux,  marchant  doucement,  gagnèreni 
le  campement.  Jean  s'étonnait  du  hasard  qui  amenait  cette  jeune 
fille  au  milieu  de  la  campagne,  la  nuit,  si  loin  de  chez  elle;  Macker 
se  demandait  s'il  ne  fallait  pas  voir  là  une  manifestation  de  In 
Providence  qui  lui  ménageait  de  la  sorte  une  renti-ée  à  Ferme  Eli- 
sabeth. 

Rien  ne  prouvait  que  le  vieux  Prétorius,  ému  du  service  qu'on 
lui  rendait,  ne  se  montrerait  pas  moins  réservé  et  ne  tiendrait  pas 
à  témoigner  sa  reconnaissance  aux  sauveurs  de  sa  petite-iille,  en 
leur  donnant  le  renseignement  refusé  la  veille. 

Seulement,  comme  on  atteignait  la  tente  de  Jean,  l'Irlandais 
avait  reconnu  une  chose:  c'est  qu'il  fallait  que  ce  fût  le  jeune 
homme  qui  reconduisît  Wilhemine  à  son  grand-père. 

Pourquoi  ?  cela,  il  n'eût  pu  l'expliquer,  mais  il  le  sentait,  il  en 
avait  l'instinct,  et  cela  suffisait. 

Quand  Wilhemine  se  trouva  étendue  sur  la  couchette  et  qu'avec 
un  peu  d'eau-de-vie  mêlée  d'eau  fraîche  on  lui  eut  lavé  sa  blessure, 
les  deux  hommes  trouvèrent  que  l'évanouissement  était  plutôt  dû 
au  choc  qu'à  la  perte  de  sang  ;  la  chair  était  arrachée  par  les  poin- 
tes aigiiésdes  cailloux,  mais  laboite  crânienne  n'avait  souffert  aucun 
dommage  et  l'on  pouvait  espérer  qu'aucune  complication  ne  s'en- 
suivrait. 

■  Bientôt  même,  grâce  aux  frictions  répétées  et  aussi  à  quelques 
gouttes  d'alcool  introduites  par  force  entre  ses  dents  serrées,  la 
jeune  fille  donna  signe  de  vie  :  sa  poitrine,  qu'un  poids 
semblait  oppresser,  se  souleva  plus  librement  et  avec  plus  de  régu- 
larité, ses  lèvres  perdirent  leur  crispation,  ses  paupières  battirent 
et,  s'entr'ouvrant,  découvrirent  l'œil  vague,  ayant  encore  dans  la 
prunelle  comme  un  reflet  de  l'effroi  causé  par  la  chute. 

Elle  s'agita,  poussa  un  soupir  et,  se  soulevant  sur  son  coude, 
regarda  autour  d'elle,  surprise,  inquiète  de  la  présence  de  ces  deux 
hommes  qu'elle  ne  connaissait  pas;  mais  soudain,  ses  yeux  s'atta- 
chèrent sur  Macker  et,  se  rejetant  en  arrière  avec  un  léger  cri, 
elle  retomba  éTanouie. 

—  Diable I  murmura  Jean,  cela  se  complique. 

—  La  faiblesse,  sans  doute,  observa  l'Irlandais. 

—  Possible,  mais  voilà  qui  est  embarrassant. 

—  Je  suis  de  votre  avis,  monsieur  l'inspecteur;  seulement,  si 
vous  vouliez  me  permettre  de  vous  donner  un  conseil... 

—  Parlez;  je  ne  demande  pas  mieux,  car,  en  vérité... 

—  Eh  bien...  je  reconduirais  sans  tarder  celte  jeune  fille  à  Ferme 
.    Elisabeth;  car  si  quelque  complication  survenait,  comme  les  méde- 
cins manquent  totalement  ici,  vous  assumeriez,  en  la  g.irdant,  une 
responsabilité  dangereuse... 

Macker  avait  parlé  d'un  Ion  insinuant,  et  Jean  répondit  : 

—  Parbleu...  c'est  bien  mon  avis;  seulement,  dans  l'état  où  se 
trouve  cette  femme,  elle  est  bien  peu  transportàble... 

—  On  pom-rait  la  mettre  dans  le  chariot. 

—  C'est  encore  une  idée...  ça;  mais  il  faut  attendre  au  jour, 
car,  au  milieu  de  la  nuit,  on  aurait  chance  de  s'égarer  ;  peut-être 
bien  que  quelques  heures  de  repos  lui  remettront  les  idées  en  place 


et  qu'elle  pourra  nous  expliquer  les  motifs  de  cette  chevauchée... 
Puis  cette  idée  venant  tout  à  coup  à  l'esprit  du  jeune  homme: 

—  .\  propos...  et  le  cheval  qu'elle  montait?... 

—  Sans  doute  emballe...  mais  il  ne  sera  pas  en  peine  de  retrou- 
ver son  écurie... 

Les  deux  hommes  sortirent  de  la  tente  ;  l'Irlandais  rejoignit 
son  lit  de  paille  dans  le  chariot  et  Jean  s'assit,  à  quelques  pas  de 
là,  résolu  à  passer  la  nuit  à  la  belle  étoile,  éprouvant  une  instinc- 
tive pudeur  à  demeurer  auprès  de  la  blessée;  il  était  néanmoins  à 
portée  pour  entendre  son  premier  appel,  au  cas  où  elle  eût  repris 
connaissance. 

Mais  la  commolioa  avait  sans  doute  été  forte,  car  lorsque 
parut  le  jour  et  que,  sur  la  pointe  des  pieds,  Jean  entra  dans  la 
tente,  il  villa  jeune  fille  dans  la  même  position  où  il  l'avait  laissée 
quelques  heures  auparavant  :  le  visage  était  fort  coloré,  comme  sous 
une  poussée  de  fièvre  et,  sur  la  couverture  brune  qui  la  couvrait,  les 
mains  se  crispaient  dans  des  mouvements  neiveux. 

—  Voilà  qui  est  ennuyeux,  pensa-t-il,  et  qui  n'améliore  pas 
la  situation. 

Comme  il  se  retournait,  ayant  entendu  marcher  derrière  lui, 
il  vit  l'Irlandais  qui  s'avançait  avec  précaution. 

—  Eh  bien  I  interrogea  Macker  d'un  air  plein  de  sollicitude, 
comment  ça  va  ? 

—  Peuhl  répondit  Jean  en  allongeant  les  lèvres  en  forme  de 
moue,  pas  bien,  même  plus  mal. 

—  Raison  déplus  pour  ne  pas  tarder,  insista  l'autre;  d'ailleurs, 
tout  est  prêt;  j'ai  dit  aux  camarades  d'atteler  les  bœufs  et,  si  vous 
voulez,  je  vais  vous  donner  un  coup  de  main  pour  la  transporter 
dans  le  chariot. 

Jean  acquiesça  d'un  signe  de  tête  à  cette  proposition  ;  il  trou- 
vait sincèrement  que  ce  parti  était  le  seul  à  prendre,  et  que  mieux 
valait  le  mettre  à  exécution  avant  que  l'espèce  de  camp,  îormé  par 
les  troupes  des  représentants  des  différentes  compagnies  minières, 
fût  éveillé. 

Dix  minutes  plus  tard,  la  blessée  étendue  aussi  confortablement 
que  possible  sur  une  épaisse  litière  de  paille,  le  chariot  se  mettait 
en  marche,  conduit  par  Macker,  avant  Jean  à  ses  côtés. 

Vainement  le  jeune  homme  avait  insisté  pour  que  l'Irlandais  se 
chargeât  seul  de  ce  transport,  ne  voyant  aucun  intérêt  à  l'accom- 
pagner, en  voyant  au  contraire  beaucoup  à  demeurer  avec  ses 
hommes  pour  les  surveiller  fl'abord,  ensuite  pour  tenter  d'avoir 
quelques  renseignements  sur  le  plus  ou  moins  de  chance  qu'avait 
telle  ou  telle  partie  des  territoires  à  «  pegger  •  de  renfermer  des 
filons  importants  et  rémunérateurs. 

Mais  l'Irlandais  avait  tellement  insisté  que  Jean  n'avait  pu  se 
dérober  et  que  force  lui  avait  été  de  prendre  place  sur  le  siège  du 
chariot. 

Silencieusement,  on  avait  fait  ainsi  un  kilomètre,  lorsqueMacker 
dit  tout  à  coup  à  son  compagnon  : 

—  Monsieur  l'inspecteur,  si  vous  êtes  habile,  votre  fortune  est 
faite  et  la  Compagnie  gagnera  le  gros  lot. 

—  Qu'entendez-vous  par  là,  monsieur  Macker? 

—  J'entends  que  vous  n'avez  pas  l'air  de  vous  douter  où  nous 
allons  ? 

—  Nous  allons  chez  les  parents  de  cette  jeune  fille. 

—  Assurément,  mais  oom  Prétorius,  le  grand-père,  sait  à  quoi 
s'en  tenir,  lui,  sur  la  valeur  des  terrains  de  Ferme  Elisabeth,  et 
s'il  veut,  il  peut,  mieux  que  personne,  vous  indiquer  les  bons 
endroits. 

Jean  hocha  la  tète  d'un  air  de  doute  et  répliqua  : 

—  Les  bons  endroits,  il  est  probable  qu'il  les  garde  pour  lui, 
conformément  à  la  loi;  alors,  je  ne  vois  pas  trop... 

—  La  loi  n'accorde  au  propriétaire  que  six  daims,  interrompit 
l'Irlandais;  or,  k  en  croire  la  rumeur  publique,  les  terrains  auri- 
fères sont  nombreux  à  Ferme  Elisabeth... 

—  En  admettant  que  la  rinneur  publique  ait  raison,  repartit 
Jean,  quel  intérêt  peut  avoir  cet  homme  à  nous  donner  des  rensei- 
gnements. 

—  Par  tous  les  diables  I  s'exclama  l'autre,  4  moins  que  le  vieux 
Prétorius  soit  la  dernière  des  brutes,  Il  ne  peut  faire  autrement 
que  d'être  reconnaissant  envers  qui  lui  rapporte  son  enfant. 

Les  lèvres  de  Jean  esquissèrent  une  légère  grimace. 

—  Voilà  un  marché  qui  ne  me  convient  guère,  déclara-t-il. 

—  Un  marché!  fit  l'Irlandais  en  sursautant;  où  voyez-vous  un 
marché  là-dedans?  D'ailleurs,  rien  ne  prouve  que  le  vieux  sanglier 
n'y  viendra  pas  de  lui-mèiii^? 

—  Ça,  c'est  autre  chose... 

—  .flH)tooins  cependant  ([ue  vous  n'ayez  des  motifs  particuliers 
pour  dédaigner  la  forte  somme,  ricana  Macker  en  lançant  à  son 
compagnon  un  regard  en  dessous;  mais  alors,  je  me  demande  ce 
que  vous  seriez  venu  faire  dans  ce  pays  de  Satan,  au  lieu  de 
rester  bien  tranquillemi  nt  chez  vous... 

A  cette  insinuatiûii  de  Macker,  Jean  s'était  quelque  peu  troublé 
et,  sous  prétexte  d'examiner  un  point  du  paysage,  avait  détourné 
brusquement  la  tête,  en  sorte  qu'il  ne  put  remarquer  le  sourire 
ironique  qui  crispait  les  lèvres  de  l'autre. 

Celui-ci  poursuivit  : 

—  Et  puis,  rien  ne  prouve  que  le  vieux  ne  serait  pas  enchanté 


H6 


L'OUVRIER 


d'être  désagréable  à  quelqu'un  et  que,  par  votre  intermédiaire,  il 
n'arriverait  pas  justement  à  son  but,  sans  avoir  l'tir  de  se  mêler 
de  rien. 

Il  ajouta  aussitôt  : 

—  Vous  comprent'z  bien  qu'un  propriétaire  ne  se  laisse  pas 
dépouiller  comme  ça.  sans  crier  un  peu  et  surtout  sans  avoir  delà 
rancune  contre  les  voisins,  les  amis  qui  attendent  depuis  des  mois 
et  des  mois  pour  se  jeter  à  la  curée,  tout  comme  nous  allons  faire... 
Seulement,  nous,  nous  ne  le  connaissons  pas,  et  alors  c'est  notre 
droit;  tandis  qu'eux,  ils  le  connaissent,  et  alors  c'est  presque  une 
trahison. 

Macker  parlait  avec  une  telle  volubilité,  et  en  même  temps 
une  conviction  en  apparence  si  profonde  que  Jean  le  regarda,  tout 
surpris,  ne  s'attendant  pas,  de  la  part  de  cet  endurci,  à  un  semblable 
langage. 

Macker  termina  en  disant  : 

—  Qui  sait,  ce  serait  peut-être  un  second  service  qu'on  lui 
rendrait  en  dépistant  certain  plan  qu'il  nous  indiquerait...  Perdus 
pour  perdus,  il  aimerait  peut-être  mieux  que  les  terrains  passent 
devant  le  nez  de  ceux  auxquels  il  en  veut... 

Ces  paroles  ne- manquaient  pas  d'une  certaine  logique  et  en  lui- 
même  Jean  était  bien  obligé  de  convenir  que  si  son  compagnon 
pouvait  dire  vrai,  ce  serait  pour  lui  une  chance  extraordinaire,  et, 
pour  un  court  moment,  l'espoir  revint  en  lui,  un  espoir  irraisonné 
qui  lui  fit  entrevoir  sa  situation  financière  éclaircie  et  le  but  de 
sa  vie  assuré  par  son  mariage  avec  la  fille  du  riche  lord  Cor- 
nallett. 

Mais  cette  illusion  ne  fut  que  passagère;  presque  tout  de  suite, 
il  sentit  une  instinctive  répugnance  pour  cette  combinaison,  alors 
même  qu'il  n'en  serait  pas  le  promoteur,  et  il  retomba  dans  son 
morne  silence. 

—  Eh  bien  1  interrogea  Macker,  inquiet  de  cette  attitude,  qu'est- 
ce  que  vous  pensez  de  ça,  monsieur  l'inspecteur? 

—  Je  pense  que  c'est  bien  improbable... 

—  Avec  un  peu  d'habileté,  vous  amènerez  le  vieux  à  ce  que  vous 
voulez. 

—  Mais  je  ne  veux  rien... 

—  Comment  !  mais  est-ce  que  vous  n'êtes  point  chargé  d'exé- 
cuter les  ordres  de  la  direction?  interrogea  l'Irlandais  avec  une 
nuance  de  menace  dans  la  voix. 

—  Certes,  aussi  les  exécuterai-je  strictement... 

—  Et  si  les  terrains  désignés  ne  valent  rien? 

—  La  direction  n'aura  à  s'en  prendre  qu'à  elle-même. 

—  A  moins  que,  sachant  qu'il  ne  dépendait  que  de  vous  de  lui 
faire  gagner  une  fortune,  elle  ne  vous  rende  responsable  de  votre 
échec... 

Jean  tressaillit,  comprenant  l'hostilité  de  cet  homme  et  ayant 
la  soudaine  appréhension  qu'il  compromettait  sa  situation.  Il  jeta 
UD  regard  sur  l'Irlandais  et  comme  celui-ci,  en  même  temps, 
l'examinait  pour  découvrir  l'effet  produit  par  ses  paroles,  leurs 
deux  regards  se  croisèrent,  ainsi  que  deux  épées... 

Ils  se  turent  tous  deux  et  le  reste  de  la  route  se  fit  silencieu- 
sement. 

—  Voici  Ferme  Elisabeth,  dit  enfin  Macker  en  montrant  du  bout 
de  son  fouet  le  toit  de  chaume  de  l'habitation  ;  m'est  avis  que  vous 
feriez  mieux  de  descendre  seul,  pour  ne  point  compliquer  les 
choses... 

11  craignait,  en  se  montrant, de  mettre  enéveil  les  susceptibilités 
de  Prêtorius,  désagréablement  impressionné  —  il  en  avait  eu  le 
sentiment  —  par  sa  démarche  de  la  veille. 

Jean  ne  répondit  rien  et  l'on  continua  d'avancer  jusqu'à  ce  que 
le  chariot  eût  atteint  la  barrière  qui  fermait  la  cour;  alors,  l'Irlan- 
dais arrêta  les  bœufs  et  regarda  son  compagnon. 

—  Tenez,  fît-il  en  lui  désignant  d'un  hochement  de  tête  Prêto- 
rius qui,  dans  la  cour,  attelait  un  cheval  à  la  charrette  légère,  sur 
laquelle  —  au  cours  de  la  nuit  précédente  —  il  avait  chargé  l'un 
des  tonneaux  préparés  par  lui  sous  le  hangar;  tenez,  voilà  préci- 
sément l'homme. 

En  disant  ces  mots,  il  se  reculait,  se  cachant  clans  le  fond  delà 
voiture,  sous  la  paille,  derrière  le  corps  même  de  Wilhemine, 
toujours  sans  mouvement. 

Alors  Jean  se  résigna,  prit  la  jeune  fille  dans  ses  bras  et  fran- 
chit la  barrière  ;  d'un  bond,  Prêtorius  fut  près  de  lui,  clamant 
d  une  voix  angoissée; 

—  Wilbeminel 

—  Ne  craignez  rien,  monsieur,  fit  alors  le  jeune  homme;  la 
blessure  n'a  rien  de  grave  et  avec  un  peu  de  repos... 

Mais  Prêtorius  ne  l'écoutait  plus;  brusquement,  il  lui  avait 
arraché  des  bras  lajeune  fille  et,  tout  courant,  traversant  la  cour, 
avait  pénétré  dans  la  ferme,  où  Jean  le  suivit  à  pas  lents,  indécis 
sur  ce  qu'il  devait  dire  ou  faire. 

Par  la  porte  ouverte,  il  vit  Prêtorius  dans  la  rh.imbre  de  Wilhe- 
mine, immobile  devant  la  couchette  sur  laquelle  il  avait  déposé  la 
jeune  fille  ;  les  bras  croisés,  la  face  soucieuse,  il  l'examinait  d'un 
air  à  la  fois  inquiet  et  courroucé. 

—  Il  faudrait  lui  remettre  de  l'eau  fraîche  sur  le  front,  con- 
seilla Jean  sans  entrer. 

Le  vieillard  tressaillit,  se  retourna,  et,  favorablement  disposé 


par  le  visage  plein  d'honnêteté  etde  droiture  du  jevmehomme,  inclina 
la  tête  et  dit  : 

—  Vous  avez  raison,  monsieur... 

11  sortit  de  la  pièce,  trempa  dans  une  cruche  de  grès  un  énorme 
mouchoir  à  carreaux,  et  en  entoura  la  têtesanguinolente;  cela  fait, 
il  revint  vers  le  jeune  homme  et  demanda  : 

—  Comment  se  fait-il  que  vousmc  rameniez  cette  enfant? 
Jean,  alors,  très  succinctement,  conta  ce  qui  s'était  passé  et, 

au  fur  et  à  mesure  qu'il  contait,  la  face  de  Prêtorius  se  faisait  plus 
rébarbative,  son  regard  plus  terrible  et  plus  menaçant. 

Enfin,  lorsque  Jean  eut  conclu  en  disant  qu'un  de  ses  hommes 
avait  cru  reconnaître  dans  la  blessée  la  petite-fille  de  oom  Prêto- 
rius, celui-ci  demanda  : 

—  De  quel  côté  êtes-vous  campé? 

—  Vers  le  nord-ouest,  un  endroit  qu'on  appelle  Jim'sFontain. 

—  Oui...  oui...,  grommela  le  vieillard,  c'est  bien  celalEUe  était 
SU!'  le  chemin. 

Et,  dressant  son  poing  ïermé  vers  la  couchette  qu'il  apercevait 
par  la  porte  entr'ouverte  : 

—  Coquine  1...  fit-il  entre  ses  dents  serrées. 

Pressentant  un  drame  de  famille  et  peu  soucieux  de  connaître 
la  suite  de  cette  aventure,  Jean  dit  alors  : 

—  Monsieur,  je  souhaite  que  cet  accident  n'ait  aucune  suite 
fâcheuse  et  je  vous  demande  la  permission  de  vous  quitter... 

A  ces  mots,  la  face  du  vieux  s'empourpra  et  sa  main  passa, 
tremblante,  sur  son  front,  pour  dissimuler  la  colère  qui  s'était  si 
soudainement  emparée  de  lui. 

—  Monsieur,  dit-il,  je  vous  demande  pardon  de  vous  avoir  reçu 
de  la  sorte:  il  est  des  choses  que  vous  ne  pouvez  comprendre,  et 
qui  vous  feraient  certainement  excuser  —  si  vous  les  connaissiez  — 
mon  accueil  peu  engageant  ;  mais  vous  ne  me  ferez  pas  l'injure 
de  quitter  mon  toit  sans  avoir  auparavant  heurté  votre  verre  contre 
le  mien... 

Et  avant  que  le  jeune  homme  eût  pu  s'en  défendre,  il  tirait 
d'un  placard  une  bouteille  et  deux  de  ces  gobelets  en  cristal  taillé 
qu'il  réservait  pour  les  hôtes  de  marque,  et  devant  lesquels  on  se 
souvient  que  lord  Cornallett  s'était  extasié,  au  début  de  cette  his- 
toire... 

—  Qu'est-ce  que  cela  ?  demanda  Jean  tout  surpris,  en  exami- 
nant attentivement  les  armoiries  gravées  en  or  sur  la  paroi  du 
cristal. 

—  Des  objets  de  famille...  Cela  vous  étonne  qu'un  pauvre 
fei'mier  tel  que  moi... 

—  Votre  nom?  interrogea  Jean,  en  proie  aune  émotion  qu'il  ne 
cherchait  pas  à  dissimuler. 

—  Prêtorius  Brey  ;  mon  grand-père  paternel  était  Français  et, 
réfugié  en  Hollande,  avait  épousé  une  femme  du  pays... 

—  Brey!  s'exclama  le  jeune  homme,  mais  alors... 

{La  suite  au  prochain  numéro.)  Georges  le  Faure. 


LES  VIEUX  SOLDATS 


UN  aïeul  de  CHAPUZOr 

Par  JEAN  DRAULT 


XIII 

CN   FILS    DE    bras-d'acier 

—  Je  ne  sais  pas  si  je  vais  retrouver  la  baraque,  dit  M.  Du- 

furet. 

—  Ohl  je  la 
retrouverai  bien, 
s'écria  Bidouille. 
Elle  est  peinte  en 
rouge,  avec  des  ma- 
chins dorés,  et  des 
hercules  en  peinture 
qui  soulèvent  sur 
leur  dos  tous  les 
monuments  de 
Paris. 

Ils  s'avancèrent 
tous  trois  dans  le 
dédale  des  boutiques 
à  loterie,  des  manè- 
ges de  chevaux  de 
bois,  des  entreprises 
de  balançoiresrusses 
et  montagnes  idem 
qui  enoombraientla 
place  de  la  Nation, 
puis  ils  arrivèrent 
au  cours  deVincen- 
1.  Voir  VOut-ner  depuis  le  2  mai  1896.  n^s.    Là  régnait  un 


t'OUVRIER 


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peu  plus  d'ordre  :  de  chaque  cAte' 
de  la  majestueuse  avenue,  les  gran- 
des ménageries,  les  théâtres  forains, 
les  i  musées  •  de  figures  de  cire  i  à 
l'instar  de  Dupuytren  »  s'alignaient 
comme  des  soldats  à  la  parade. 

De  temps  en  temps,  Bidouille 
proférait    une    exclamation  joveuse  ; 

—  Tiens  !  Gugusse  1...  comment  ça 
va?...  Ah!...  Flammèche  ici?  Bonjour, 
Flammèche! ...  Ça  Ya-t-il  comme